Littérature

L’art de perdre à la française – à propos de Comédies françaises d’Éric Reinhardt

Critique

Il y a quelque chose de diablement contemporain dans la manière qu’a Comédies françaises de faire puzzle de la réalité et de la fiction, d’emboîter des éléments factuels (technologiques, politiques et économiques) avec les menus détails triviaux de la vie quotidienne. Dans ce nouveau roman, Éric Reinhardt saisit avec brio le rythme de la vie, son écriture capturant au plus près l’ubiquité psycho-géographique de son personnage, sa vitesse, celle qui traverse et norme cette génération, « charnière entre deux mondes », née après la chute du mur de Berlin.

À quoi pense-t-on, lorsqu’on évoque « l’âme française » ? On pourrait approcher le nouveau roman d’Éric Reinhardt, Comédies françaises, à travers cette question, tant les trois histoires qui s’y entrelacent semblent converger en un point commun (hexagonal, plus largement européen) : une certaine sagesse enjouée de l’occasion manquée, un art de perdre (la gloire, la rencontre amoureuse, la vie) sans amertume – peut-être le talent de ceux qui, en reconnaissant d’emblée le caractère de farce de l’existence, s’épargnent ainsi d’en subir le tragique.

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« Comédies françaises » : il faut paradoxalement beaucoup de foi dans le réel, une attention aiguë pour ses instants cruciaux, ses « hasards objectifs » et « connexions sensibles » pour accepter sans drame les déceptions et frustrations qu’il réserve. Ou comment le vagabondage existentiel, motif récurrent de l’œuvre d’Éric Reinhardt, permet de déployer une sagesse du conditionnel passé, une disposition au « ça aurait pu être » (vécu, aimé, reconnu) pleine de panache ; qu’il s’agisse d’une quête amoureuse, de la naissance d’Internet ou de celle de la peinture américaine moderne – autant d’évènements auxquels les différents protagonistes de Comédies françaises se rapportent plus ou moins directement –, on retrouve la même obsession à traquer les moments décisifs, à les dilater à l’extrême pour en jouir en en auscultant les effets. Comme si, semble suggérer Reinhardt, c’était en étant à l’affût des moments de bascule du réel – en vivant au moins leur émergence – qu’on pouvait en accepter, joyeusement ou presque, la perte.

Que s’est-il passé, dans les années 70, pour que la France perde l’occasion de briller internationalement en abandonnant, sous la pression d’influences politico-financières, un programme révolutionnaire de transmission de données (Cyclades) qui allait servir à créer, quelques années plus tard aux États-Unis… internet ? Pourquoi dans les années 1960-70, les ingénieurs français sont-ils devenus des beautiful losers sympathiques, affectés malgré eux d’un irréductible syndrome Poulidor, plutôt que les héros de success stories hexagonales – qu’on pense au projet futuriste de l’aérotrain ou à l’escroquerie fantaisiste des avions renifleurs ?

Comme dans ses précédents romans, on retrouve le talent de Reinhardt pour faire fusionner un matériau objectif […] avec ses fantaisies narratives […]

Comme dans ses précédents romans, on retrouve le talent de Reinhardt pour faire fusionner un matériau objectif (la rivalité Arpanet/Cyclades, la rencontre avec l’ingénieur français à l’origine de ce programme novateur de transmission de données, Louis Pouzin, le portrait du machiavélique industriel Ambroise Roux) avec ses fantaisies narratives (la vie intime, instable et érotique de son héros Dimitri Marguerite) ; son sens dévastateur de l’observation des archétypes de notre époque (contradictions du jeune homme contemporain, idéaliste et pragmatique, ou patron gay influent d’un cabinet de lobby), son goût pour les détails significatifs (la symbolique d’une absence de cravate et de boots à gros talons carrés).

Si Comédies françaises concentre moins l’acuité habituelle de son auteur, ainsi que les jaillissements d’émotion que cachait sa plume acide, reste que sa matière factuelle et sa mise en scène capturent l’attention. Ce progressif déplacement du centre de gravité du monde de l’Europe vers les États-Unis, Reinhardt le raconte aussi à travers la rencontre, en 1942, de Max Ernst et Jackson Pollock. Alors que la crème de la peinture moderne française débarque à New York – une fine équipe brillant par son snobisme –, Max Ernst souffle à Pollock le procédé du dripping : l’expressionisme abstrait naissait cette année-là, des murmures d’un peintre allemand adopté par la France à l’oreille d’un jeune peintre américain encore incertain. De ce jour-là, où « une très lente et grinçante rotation de la réalité avait commencé d’orienter l’Amérique du Nord vers la lumière des divinités artistique, plongeant l’Europe dans un début de pénombre », Dimitri ambitionne d’écrire un roman.

C’est autour de la figure de ce jeune homme de 26 ans, qu’on imagine volontiers avatar de l’auteur, que se croisent et s’enchevêtrent ces deux évènements mondiaux. Sa mort nous est annoncée en première page – une manière joueuse de suggérer que les choses continuent, même sur fond de perte. Brillant, celui-ci a suivi la voie royale et mécanique des études d’excellence. Son parachutage dans un cabinet de lobbying voit ses idéaux se heurter aux vicissitudes des jeux d’influences et du profit tout-puissant. Rêveur contemplatif, « forcené du monde sensible », avide d’« épiphanies existentielles » qu’il s’injecte en fréquentant assidument les salles de théâtre où il aime aller pour « s’abreuver de corps et de visages », Dimitri Marguerite est épris d’absolu, comme en témoigne sa propension à tomber amoureux de silhouettes féminines. Nul doute que les jambes sont pour lui « des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens et lui donnent son équilibre et son harmonie » (Truffaut, L’homme qui aimait les femmes).

À Madrid, alors qu’il lit Montaigne, Dimitri rencontre sa Nadja. Coup de foudre électrocutant : si sa silhouette est « chic et déchiquetée, nocturne, métaphysique », ses doigts ne sont pas en reste : Dimitri en admire la vie « bruissante et mélodieuse […] un animal continuel » On retrouve l’art des épithètes de Reinhardt – dont il abuse un peu parfois (tant dans leur quantité que dans leur énumération). Sa quête à sens unique devient bientôt l’aiguillon de son existence, s’ajoutant à ses deux autres (en)quêtes – le jeune homme étant devenu entre-temps journaliste pour l’AFP.

Il y a quelque chose de diablement contemporain dans la manière qu’a Comédies françaises de faire puzzle de la réalité et de la fiction, d’emboîter des éléments factuels (technologiques, politiques et diplomatiques) avec les menus détails quotidiens et triviaux de la vie de son protagoniste (les échanges avec son cortège d’amies féminines sur la séduction à l’heure du marché amoureux). Reinhardt saisit avec brio le rythme de la vie, son écriture capturant au plus près l’ubiquité psycho-géographique de son protagoniste, sa vitesse, celle qui traverse et norme sa génération – celle, « charnière entre deux mondes », née après la chute du mur de Berlin, qui « ne croit plus à la continuité, à la stabilité professionnelle, mais plutôt la discontinuité » et qui, en réaction et en homologie avec l’avènement du capitalisme financier, pratique comme une seconde nature le multi-tasking existentiel, professionnel, amoureux, animé du « désir que sa vie fût constituée de plusieurs vies successives, variété d’expériences, de rencontres ».

Dans son attachement aux intuitions premières, sa propension à rêver à partir d’éléments moléculaires, Dimitri a quelque chose d’anachronique : sa recherche bretonnienne de coïncidences par lesquelles l’existence soudain fait sens (autant qu’elle se fait sentir), sa passion pour une apparition baudelairienne madrilène… mais aussi rêveur soit-il, Dimitri Marguerite est aussi bien un héros d’aujourd’hui, à travers sa manière de faire feu et flux de tout bois (un documentaire sur Max Ernst vu une nuit de ses 18 ans métabolisé en projet de roman), son mouvement perpétuel (Madrid, Paris, la Bretagne), sa plasticité sexuelle et amoureuse, sa rapidité – son urgence – à faire (une interview au débotté de la fille d’Ambroise Roux).

Pourquoi certaines histoires entrent-elles en écho dans nos vies ? « Des phrases dites par Max Ernst dans ce documentaire l’avait frappé comme des vérités à lui seules destinées » : il y a du chiasme entre soi et les histoires, réelles, fictives, qui nous appartiennent. Ou leur-appartient-on ?

Qu’est-ce qui pousse ce jeune homme à se plonger dans le portrait de la France des années 70 ? A travers la figure d’Ambroise Roux, Reinhardt fait une généalogie sarcastique du capitalisme d’État, où intérêts industriels et politiques gouvernent sans complexe main dans la main. C’est, finalement, d’un besoin d’histoires, que témoigne Dimitri : celles sur lesquelles il enquête en tant que journaliste, celles qu’il s’invente avec des passantes, celles qu’il cherche dans les fictions incarnées au théâtre. Comme une Schéhérazade au secours de son sultan, Reinhardt, en les multipliant les unes dans les autres au sein de Comédies françaises, semble apaiser autant qu’alimenter les faims de son héros.

Et puis il y a les « brumes impénétrables » qui nimbent le réel

Et puis il y a les « brumes impénétrables » qui nimbent le réel – « l’incertitude historique irréductible » qui entoure la rencontre des deux peintres, Max Ernst et Jackson Pollock –, ces angles morts de l’histoire objective qui enchantent Dimitri parce qu’il peut « tout imaginer, rien ne serait vraiment faux ».

Ainsi Dimitri va-t-il au théâtre, pour « se voir injecter des sensations, du trouble, des intuitions, de la pensée ». Comme un substitut – pas moins intense – d’un réel intrinsèquement déceptif : « c’était très précisément ce que Dimitri attendait, que lui procura la réalité toutes les fois qu’il sortait de chez lui et qu’il s’enfonçait dans les rues de la ville, au milieu des passants ». Aller au théâtre pour « regarder des corps et des visages […] exactement comme on voudrait pouvoir le faire dans la vie, mais dans la vie, c’est extrêmement rare ». Reinhardt aime le théâtre et en parle bien : « ce qui rend le théâtre essentiellement métaphysique est que ses ingrédients fondamentaux, à savoir le corps, le verbe, le temps présent, l’espace, le son et la lumière, sont ceux-là mêmes avec lesquels nous composons chaque jour, pour vivre – quand les autres arts se contentent de manipuler des succédanés : bronze, marbre, pigments, pellicule, encre et papier ou instrument de musique. »

Outre la dialectique du théâtre et de la vie, on retrouve, dans Comédies françaises les thèmes familiers d’Éric Reinhardt : l’intérêt pour le pouvoir et ses figures complexes (La méthode Victoria), le fétichisme des pieds (Cendrillon), l’équilibre instable d’une vie qui se rêve et s’illusionne contre, tout contre le réel (L’amour et les forêts).

Pourtant, quelque chose de l’acuité acérée de La Méthode Victoria, de l’orfèvrerie stylistique de Cendrillon, semble s’être perdu dans Comédies françaises : la tendance de Reinhardt à la digression, qu’il dosait admirablement dans ses précédents romans, est alourdie ici par des répétitions diluant la narration. On se souvient de son talent pour restituer des dialogues : moins denses, moins ciselées, les paroles rapportées donnent parfois des allures de « premier jet » au texte. S’agit-il d’une volonté délibérée de produire, à travers cette oralité un peu molle, un certain effet de réel… ?  On regrettera par moments la vivacité de ses analyses, plus convenues, et de ses percutants dialogues.

Certaines scènes se détachent : ainsi cette (dé)bandade dans un café de la Bastille : alors que Dimitri s’apprête à interviewer Louis Pouzin, il aperçoit par hasard son inconnue obsessionnelle. Apothéose d’embarras drolatique, où la coïncidence de ces deux « kairos » – trop pour un seul homme – crée un embouteillage émotionnel, que Reinhardt décompose de façon jubilatoire et pathétique. À la façon de Dimitri qui ambitionne, dans son roman, de consacrer un « paragraphe entier, bien entendu » à la façon dont la première goutte (de peinture dripped) « s’écrase au ralenti » engendrant un « cataclysme historique », Reinhardt excelle à dépeindre l’ambiguïté de situations impossibles, où ce qui retarde la chute semble en même temps la précipiter un peu plus (en l’occurrence, le bredouillement d’excuses invraisemblables de Dimitri).

Même manquées, ratées ou foirées, ces occasions semblent n’engendrer aucun cynisme chez nos héros : Louis Pouzin, « pétillant et malicieux » jeune homme de 84 ans, arborant l’« énergie précipitée des commencements, la même impatience d’exister », ne manifeste pas l’ombre d’un remords : « Louis Pouzin était précisément comme ça, on voyait s’ouvrir dans ses yeux un espace qui transcendait son corps vieilli et le soupçon que celui-ci n’avait plus les moyens des épopées projetées dans le futur par les lueurs entrevues dans son regard, lequel était aussi illimité que ce que son génial propriétaire avait contribué à inventer : Internet » (où l’on retrouve le Reinhardt orfèvre).

« A quoi ça peut tenir l’Histoire ? »

« A quoi ça peut tenir l’Histoire ? » se demande Dimitri/Reinhardt, après le revirement désenchanté de Peggy Guggheinem qui décide, pour des raisons intimes et amoureuses (un mariage en échec avec Max Ernst) de délaisser la scène parisienne surréaliste en exil à New York pour braquer désormais les projecteurs internationaux sur la nouvelle garde de peintres américains.

Il n’y a pas de petites causes ou de grands effets, plutôt une grande – au sens de vaste et variée – comédie humaine faite de petits et nombreux humains. Le tranchant d’une silhouette, le devenir jaunâtre du sperme à la soixantaine, l’infranchissable fossé entre « aimer bien » et « aimer », le datagramme, la commutation par paquet, les arcanes et dérives du capitalisme d’État, la démagogie du politique : tout se mêle, sensation, numérique, sexualité, capitalisme, théâtre – comme dans la vie – une variété héraclitéenne, que les 500 pages de Comédies françaises enregistre et déploie avec virtuosité. La gloire manquée, la déception amoureuse : « Rien n’est grave puisque tout passe. Ou plutôt s’éloigne », disait le plus francophile des écrivains roumains, Ionesco. À condition de savoir perdre, à la française.

Éric Reinhardt, Comédies françaises, Gallimard, août 2020, 480 pages.


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