Essai

Sartre au XXIe siècle – sur Un tout autre Sartre de François Noudelmann

Philosophe

François Noudelmann propose la lecture d’Un tout autre Sartre. Ici, nul procès expéditif ou habituelles rengaines sur les « erreurs politiques » du philosophe et son « engagement » trop fameux, mais de multiples « pas de côté » visant à le rendre présentable et compatible avec le XXIe siècle, c’est-à-dire à l’unisson de la dépolitisation propre à notre ère néolibérale : un Sartre light, sans son siècle et sans politique. Pourtant, si Sartre est précieux à ses lecteurs, c’est précisément parce qu’il est multiple, qu’il pense contre lui-même et défait ce qu’il a pensé, parce que ses énoncés, même quand ils semblent sans appel, s’accompagnent d’une distance interne. Et point n’est besoin d’à-côtés, de confidences ni de matériau inédit pour saisir cela.

Il faut, semble-t-il, tourner la page du XXe siècle, effacer ces années de fer, de sang et de tumulte, et Sartre, cet homme-siècle, avec son rapport (houleux) au PCF, au marxisme, puis au maoïsme, est un point névralgique dans cette entreprise d’oubli actif. Plusieurs procédés sont en usage. Il y a le procès expéditif : on clame alors, comme Michel Onfray, que Sartre « a du sang sur les mains[1] » ; il y a, plus consensuelle, la récurrente rengaine médiatique de ses « erreurs politiques », le rappel, à intervalles réguliers, de conflits décontextualisés et appauvris — la lucidité contre l’aveuglement, les raisons d’Aron ou de Camus contre la déraison de Sartre.

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C’est ce biais qu’avait adopté peu ou prou, en 2013, la Maison Gallimard, en exposant dans son hall d’entrée une œuvre sur bois de Jean-Louis Faure : « Sartre et Beauvoir refusant de serrer la main d’Arthur Koestler » ; le couple d’« idiots utiles », poupées stylisées mais clairement reconnaissables, tourne le dos à un Koestler masqué, entre effigie démoniaque et parodie d’art africain (ce masque signifiant sans doute les monstrueuses déformations infligées à l’écrivain par un regard pro-soviétique).

C’était une façon, vraisemblablement non intentionnelle, de répondre à Claude Lanzmann et à La Tombe du divin plongeur, anthologie d’articles parue un an plus tôt dans la même Maison et où est défendue une vision de l’Histoire bien différente. Lanzmann, passant outre aux pressants conseils de  son éditeur, tint en effet à y faire figurer un violent article contre Koestler, publié dans Les Temps Modernes en 1954. Ainsi qu’il s’en explique dans sa préface, il ne prit pas cette décision par entêtement dans des « erreurs » anciennes, mais par respect du sens de l’époque et refus de l’illusion rétrospective : « Certains [textes] m’ont posé un réel problème […]. Mais était-ce une raison pour ne pas les publier dans un livre qui veut témoigner de ma vie et du siècle, sans mentir ni me livrer à des truquages s


[1] Cette formule figure dans L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, Flammarion, 2012.

[2] La Tombe du divin plongeur, Gallimard, 2014, p. 25.

[3] À ce propos, voir Proust, Contre Sainte-Beuve, « Sainte-Beuve et Baudelaire ».

Juliette Simont

Philosophe, Maître de recherche au Fonds National de la Recherche de Belgique

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Notes

[1] Cette formule figure dans L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, Flammarion, 2012.

[2] La Tombe du divin plongeur, Gallimard, 2014, p. 25.

[3] À ce propos, voir Proust, Contre Sainte-Beuve, « Sainte-Beuve et Baudelaire ».