Documentaire

Edson Arantes do Netflix – sur Pelé de Ben Nicholas et David Tryhorn

Journaliste

Le film de Ben Nicholas et David Tryhorn sur Pelé, produit et diffusé par Netflix, tient le gazon sans crampons. La recette est désormais rodée : très gros moyens, images d’archives à foison, montage habile, témoignages haut de gamme se succédant comme le genre le veut en mode plante verte, et séquence larmes qui va bien. Il est clair que les réalisateurs ont veillé soigneusement à ne pas écorner le mythe, une précaution absurde puisque le mythe est de toute façon incontestable.

J’ai connu Pelé par mon père, qui me raconta comment il avait vécu la finale de la Coupe du Monde 1970 : comme beaucoup, au milieu d’un attroupement qui s’était formé devant la vitrine d’un vendeur de postes de télévision. L’image n’était pas de très bonne qualité mais elle venait de si loin, de Mexico City, où plus de 100 000 spectateurs s’étaient pour l’occasion entassés dans les travées du gigantesque stade Azteca. C’était un 21 juin et ce fut une fête de la samba, bien avant le tour de la musique.

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Peu après le quart d’heure de jeu, il y eut d’abord cette montée au ciel de Pelé, qui de la tête plaça le ballon hors de portée du gardien italien Albertosi, comme un prélude à la « main de Dieu » qui se posera sur cette même enceinte seize ans plus tard. Puis, après l’égalisation heureuse des Transalpins, le tir victorieux de Gérson.

Enfin, les deux passes de Pelé à Jairzinho et à son capitaine Carlos Alberto, la dernière, en aveugle, concluant une chorégraphie exécutée par huit danseurs. Score final : 4-1. Les auriverde remportaient leur troisième Coupe Jules Rimet, la genèse d’un palmarès inédit qui le demeure (première nation à remporter trois Coupes du Monde, le Brésil détient toujours le record de victoires dans cette compétition avec cinq trophées). Surtout, le Brésil devenait dans l’imaginaire collectif mondial non pas le pays du football mais le football, avec en son royaume un roi à vie : Pelé.

« Je ne suis pas mort », hurla à trois reprises dans le vestiaire la légende vivante, rapporte Rivelino. Mieux : une étoile noire brillera désormais au firmament pour l’éternité. Car si un demi-siècle plus tard, ce sport planétaire transporte toujours les foules quand une pandémie ne les assigne pas à résidence, si chaque sélection nationale veut jouer face au Brésil, si la France bondit de son siège quand Kylian Mbappé traverse le terrain à la vitesse de Bip Bip, c’est que tout démarra précisément en ce jour béni, et que depuis, quiconque se rend au stade espère en secret revivre ce match titanesque.

Or, le documentaire original de Netflix (1h48), qui, un an après Michael Jordan avec The Last Dance, docu-série de Jason Hehir, trouve là le client parfait pour sa technique de narration, omet cette clé de lecture essentielle pour se satisfaire de la trop classique success story du petit garçon pauvre qui cirait les chaussures et qui parvint à réaliser son american dream.

Un rêve sud-américain en l’occurrence puisqu’en l’espace de douze ans, l’adolescent réussit à placer le Brésil sur le globe puis l’adulte à retourner celui-ci pour faire des derniers les premiers. « Pelé a mis fin au complexe du bâtard dont souffraient les Brésiliens, il est le symbole de l’émancipation du pays », témoigne le journaliste Juca Kfouri.

Mais rendons à (Paulo) César ce qui lui appartient. Le film de Ben Nicholas et David Tryhorn tient le gazon sans crampons. Car avec Netflix, la recette est désormais rodée : très gros moyens, images d’archives à foison, montage habile, témoignages haut de gamme se succédant comme le genre le veut en mode plante verte, et séquence larmes qui va bien. Le spectateur boit les paroles d’Amarildo, Brito, Zagallo ou encore du musicien Gilberto Gil.

Et en premier lieu le discours d’un roi, Pelé himself, qui, à 80 ans, s’est de bonne volonté prêté à l’exercice, bien que, très affaibli physiquement, celui-ci ne puisse plus se déplacer qu’en fauteuil roulant ou à l’aide d’un déambulateur. Néanmoins, il trouve encore la force de taper en rythme sur une boîte de cireur – on n’est pas obligé d’adhérer à cette facilité – ou – plus touchant – de se retrouver autour d’un bon repas avec ses anciens coéquipiers du Santos Futebol Clube, Coutinho, Dorval et Pepe. « Ne mangez pas trop, demain on a un match », plaisante-t-il.

Sauf à débarquer d’une autre planète, Pelé ne vous prend donc jamais à contre-pied, un comble lorsqu’il s’agit de brosser le portrait du Caravage du dribble.

Le récit reste, toutefois, conventionnel et très circonscrit puisque les réalisateurs ont pris le parti de construire leur mise en scène en quatre actes : les Coupes du Monde de 1958, 1962, 1966 et 1970, racontées dans la chronologie:
Acte 1 : un gamin de 17 ans n’ayant encore jamais quitté le Brésil traverse l’Atlantique jusqu’en Suède, où il va marquer six buts et offrir, dans un immense sourire, son premier titre à la Seleção.
Acte 2 : quatre ans plus tard, le voyage au Chili est moins exotique et le terrain moins accueillant. Après un but prometteur lors du match d’ouverture contre le Mexique, Pelé vit le sacre des siens des tribunes suite à une sale blessure contractée contre la Tchécoslovaquie.
Acte 3 : l’édition de 1966 électrise Pelé car elle se déroule en Angleterre, où a été inventé le jeu de football. Mais, de l’aveu de son enfant prodige, « le football est devenu moche », plus défensif et le Brésil tombe d’entrée.
Acte 4 : bouquet final du feu d’artifice.

Sauf à débarquer d’une autre planète, Pelé ne vous prend donc jamais à contre-pied, un comble lorsqu’il s’agit de brosser le portrait du Caravage du dribble. Rien que vous ne puissiez trouver sur Wikipédia. En comparaison, le Diego Maradona d’Asif Kapadia (2019) est une masterclass. Dieu a certes peu en commun avec le Roi si ce n’est un talent incommensurable. Prenons précisément leurs pages Wikipédia respectives. Celle de Maradona est un roman, celle de Pelé un simple dossier de presse. Le vide ou presque en dehors d’une carrière sans faute. « Je suis un homme normal », plaide celui qui a toujours entretenu cette image du garçon charmant. Justement, quitte à mettre le paquet, n’est-ce pas la porte que les documentaristes auraient dû de préférence pousser ?

Pourtant, ce ne sont pas les curiosités qui manquent. Une fortune de 100 millions de dollars bâtie dans l’immobilier : à chacun sa conception de la normalité. De nombreux déboires familiaux : un fils qui purge actuellement une peine de dix-sept ans de prison pour blanchiment d’argent de la drogue, une paternité reconnue par les tribunaux mais pas par le principal intéressé, des petits-enfants qui l’ont également traîné en justice. Le film se contentera d’une confession sur l’infidélité, comme un pianiste qui n’oserait pas enfoncer les touches du clavier de ses doigts. Pas un mot non plus sur l’engagement humanitaire du Citoyen du monde de l’ONU ni sur sa reconversion politique contrariée.

Dommage, car la légende ne s’est pas écrite qu’avec des buts spectaculaires ou des passes géniales mais également avec des tentatives tout aussi fantastiques mais manquées : le fameux « but arrêté » par le gardien anglais Gordon Banks ou cette incroyable feinte de corps face à l’Uruguay. Des ratés venant rappeler que la perfection n’est pas donnée à l’humain, même d’exception.

Pelé ne va pas cependant pas jusqu’à commettre la faute de goût de verser dans l’hagiographie. Puisque la période retracée traverse les années 60, la dictature est évidemment omniprésente dans le film, sa violence en noir en blanc contrastant en permanence avec le football aux couleurs chatoyantes du Brésil. Par la grâce des victoires de 1958 et 1962, le pays était parvenu à s’arracher à l’archaïsme, il vivait les meilleures années de son histoire et pensait que ce bonheur allait s’éterniser.

Quand l’Amérique de l’ultra-consommation vient nous raconter la messe sur la figure tutélaire d’un sport auquel elle n’a jamais compris grand-chose, c’est au mieux inutile, au pire insupportable.

Jusqu’à ce qu’un coup d’état militaire fasse retomber l’euphorie en 1964. « Un projet américain », précise, comme si c’était nécessaire, Gilberto Gil. La production états-unienne ne pouvait décemment éluder le sujet car il est de notoriété publique que Pelé se garda bien de la moindre prise de position durant ces années de plomb. Mais on la sent marcher sur des œufs, tricotant son scénario sur le fil ténu des propos trop pudiques du héros, qui trouve toutefois l’honnêteté de déclarer que « la dictature n’a rien changé pour lui, qu’il n’en a pas pâti ». Un peu quand même puisqu’il ne souhaitait pas participer à la Coupe du Monde au Mexique, qu’il ne « [voulait] plus être Pelé » et que c’est le Général Médici, aussi manipulateur que cruel, qui imposa sa sélection dans une opération de propagande à peine dissimulée.

Instrumentalisé mais toujours guidé par son souci de neutralité, Pelé s’est donc plié pour porter – « par défi personnel », tient-il à rectifier – son pays sur le toit du monde, « au-dessus de tout ça ». Le 21 juin 1970 reste, en effet, une date inoubliable pour le peuple brésilien, une oasis dans un désert d’humanité.

Hélas ! la dictature ne prit fin qu’en 1985. « Qu’aurais-je pu faire ? », se défend l’octogénaire. « Une seule déclaration [de Pelé] aurait eu un impact », oppose son coéquipier Paulo César. Malgré tout, celui qu’il qualifie de « béni-oui-oui » reste son ami. Engagé à la même époque contre la Guerre du Vietnam, Mohamed Ali ne lui en tiendra pas plus rigueur. Ce qui permet à Netflix de retomber comme un chat sur ses pattes.

Il n’empêche, si à l’heure du générique de fin se posent plus de questions qu’au début du film, c’est que, quelque part, le job n’a pas été mené à bien. Quand, en 2018, la plateforme installe les caméras durant deux ans dans le nord de l’Angleterre pour Sunderland ’til I die, docu-série en deux saisons de Leo Pearlman et Ben Turner, elle éclaire d’une lumière nouvelle tout un pan de la culture populaire européenne.

Mais quand l’Amérique de l’ultra-consommation vient nous raconter la messe sur la figure tutélaire d’un sport auquel elle n’a jamais compris grand-chose, c’est au mieux inutile, au pire insupportable, un peu comme si les industriels de la restauration rapide venaient donner des cours d’histoire culinaire à nos chefs étoilés. Il est clair que les réalisateurs ont veillé soigneusement à ne pas écorner le mythe, une précaution absurde puisque le mythe est de toute façon incontestable.

Car, comme le résume joliment un de ses amis, « ce n’est pas tant que Pelé faisait la différence, il était la différence ».

 

Pelé, documentaire de Ben Nicholas et David Tryhorn, Netflix, 2021


Nicolas Guillon

Journaliste

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