Littérature

Gens de Detroit – sur Là où nous dansions de Judith Perrignon

Maîtresse de conférence en littérature comparée

Planter le décor dans la ville de Detroit n’a désormais plus rien de l’originalité. Le destin de cette capitale du XXe siècle devenue sauvage n’a cessé d’alimenter, en une dizaine d’années, les récits post-apocalyptiques. Judith Perrignon réussit néanmoins à esquiver le lieu commun en proposant un récit vibrant, entre archéologie de la faillite et restitution de l’intensité vive d’un monde disparu.

Ça commence mal. Là où nous dansions, le dernier roman de Judith Perrignon, s’ouvre sur l’évocation d’un aigle à tête blanche – l’emblème national des États-Unis – qui tisse son nid avec les déchets laissés dans les bâtiments d’une ville à l’abandon. On est en juillet 2013, l’été où la municipalité de Detroit se déclare officiellement en faillite, et le vol du rapace au-dessus des tours raconte la chute de l’Amérique et l’ensauvagement d’une ville désertée par ses habitants. Le « vieux flic d’élite » qui observe l’aigle médite sur le « déclin » de la ville où il a grandi : les oiseaux nichent dans les immeubles « pendant que d’autres tuent. On a trouvé un corps, là-bas, au pied des tours, la semaine dernière » (p. 14). Encore une parabole sur les ruines du rêve américain, me dis-je en lisant ces premières pages qui semblent remâcher tous les ingrédients de l’imaginaire des ruines de Motor City [1].

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Depuis une dizaine d’années, les romans français qui prennent Detroit pour cadre décrivent en effet, avec plus ou moins de subtilité, les mêmes paysages de ruines grandioses vite transformées en symboles d’un inéluctable déclin. On y raconte invariablement le dépeuplement, les maisons abandonnées, la criminalité galopante, les usines fermées où Ford inventa jadis le travail à la chaîne, l’espoir d’une renaissance, la revanche de la nature, la mort de la civilisation.

Depuis la publication du livre de photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre, Les ruines de Detroit, en 2010, les paysages dévastés de Motor City sont devenus, pour les écrivains français qui s’en emparaient, un laboratoire de la fin du monde ou du capitalisme. Tanguy Viel ouvre le bal en 2013 avec La Disparition de Jim Sullivan, où il présente la métropole, non sans ironie, comme « une sorte de Pompéi moderne, dont la lave ne proviendrait pas d’une roche incandescente, plutôt des crédits et des dettes ».

À la rentrée littéraire 2015, c’est au tour de Thomas B. Reverdy de publier Il était une ville, récit de la « Catastrophe » des subprimes, dans lequel un ingénieur français découvre à Detroit « les ruines de notre propre civilisation », tandis qu’Alexandre Friederich, dans le très dispensable Fordetroit, raconte le bref séjour qui lui a permis de contempler rien moins que « la mort de l’humanité ». Un an plus tard, les héros de American Pandemonium, roman d’anticipation de Benjamin Hoffmann, ne peuvent contempler la « cathédrale de pierre » de la Michigan Central Station « sans éprouver un frisson d’admiration esthétique » devant ce témoignage de la « grandeur et la décadence de notre civilisation ».

En 2017, Marianne Rubinstein reprend l’analogie avec Pompéi dans Detroit, dit-elle, récit documentaire de la survie de « ce symbole ancien du capitalisme industriel ». La même année, la photographie d’une maison délabrée en couverture du roman policier Les chiens de Detroit accroche le regard dans les librairies, où ce récit lugubre d’assassinats d’enfants dans la ville « malade » lance la carrière de son auteur, Jérôme Loubry. En 2018, c’est sur les « quadruples voies » d’avenues « si désertes qu’on aurait pu s’allonger au milieu » que l’héroïne de Par les écrans du monde, le beau roman de Fanny Taillandier, fonce sous l’œil indifférent des « cathédrales industrielles abandonnées ».

Début 2021, le dernier roman en date sur les ruines de ce qui fut la quatrième ville américaine ajoute donc l’allégorie de l’aigle à la longue liste des images forgées pour raconter l’effondrement d’une ville indissociable du système fordiste et du rêve américain. Detroit, capitale du XXe siècle devenue ville sauvage, peuplée d’animaux indomptables et d’humains féroces : le pitch serait irrésistible si on ne l’avait lu dix fois.

Judith Perrignon tente d’échapper au catastrophisme des images pour donner la parole aux habitants demeurés hors champ.

Sauf que Judith Perrignon, contrairement à la plupart des écrivains précédemment cités, s’est rendue régulièrement à Detroit depuis dix ans. La première fois, c’était en 2010, pour une grande enquête sur l’agriculture urbaine commandée par le magazine XXI. Elle y est ensuite revenue à plusieurs reprises pour Le Monde, racontant dans d’excellents reportages la commémoration douloureuse de l’insurrection urbaine de 1967, la procédure de banqueroute qui donne les pleins pouvoirs à un « emergency manager », ou encore les inégalités accrues générées par la supposée renaissance économique de la ville.

Dans l’un de ses articles, elle commente le travail d’un photographe, Dave Jordano, qui s’intéresse moins aux ruines qu’aux habitants de la ville, « ces laissés-pour-compte qui luttent pour se réapproprier leur cité. Ses photographies montrent la vie malgré les façades souvent délabrées et les rues désertées ». Comme lui, Judith Perrignon tente d’échapper au catastrophisme des images pour donner la parole aux habitants demeurés hors champ. Les propos de certaines personnes rencontrées lors de ses enquêtes se retrouvent mot pour mot dans son roman. D’autres sont sans doute inventés, mais on n’a pas de mal à croire qu’elle les a entendus, sous une forme ou une autre, lors de ses séjours sur place. Par exemple cette tirade contre les « touristes des ruines » (p. 126) excités par l’apocalypse : « S’ils ont tant de couilles, qu’ils aillent à Tchernobyl ! »

On attend souvent de la littérature qu’elle prenne le contrepied de récits médiatiques jugés simplistes ou sensationnalistes. Mais en confrontant ce roman sur Detroit à ceux qui l’ont précédé, on s’aperçoit que sa valeur tient précisément au talent de journaliste de celle qui l’a écrit. Consciente qu’elle s’aventure dans un terrain miné par les lieux communs, Judith Perrignon met à distance « la tournée des ruines » (p. 131) et des mythes de la ville, de la gare où convergent les amateurs d’urbex au quartier investi par l’art brut de Tyree Gruyton, des usines de voitures où s’épuisaient jadis les ouvriers, à la « petite usine à tubes » de Motown, où l’on fabrique autant de stars qu’on en brise (p. 110). Croisant l’enquête sur le terrain et la lecture des archives, elle multiplie les regards sur l’histoire vécue d’une « ville qui ne se laisse pas résumer » (p. 74).

Dans ce roman choral, il y a d’abord Ira, le flic noir qui a dû déménager pour protéger sa famille mais qui se souvient du quartier vibrant de son enfance rasé dans les années 1960 pour laisser la place à une autoroute. Et puis il y a Sarah, l’enquêtrice blanche dont les parents ont fui le centre-ville à sa naissance pour s’installer dans une banlieue paisible où seules « les voitures se frôlent et se croisent » (p. 169). Elle a grandi à quelques miles d’une ville dont elle « ne savait pas grand-chose (…), sinon qu’il fallait l’éviter » (p. 73). Jeff, son copain blanc fou de musique, n’a lui jamais songé à quitter « la plus dingue » des villes (p. 121) dont il vante l’extraordinaire scène musicale.

Aujourd’hui encore, au milieu des artères désertes, il suffit de pousser la porte d’un club pour entendre chanter Yvonne Singleton, une gloire éphémère de la Motown, apercevoir Meg White, retraitée des White Stripes, ou évoquer Patti Smith, qui rencontra Fred Smith au Lafayette Coney Island, un diner du centre-ville. La finesse de l’enquête se lit dans ces détails : on peut être noir et avoir quitté la ville, ou grandir à quelques miles et ne pas la connaître, ou encore être las des clichés sur Murder City et avoir pourtant plaisir à renseigner les scénaristes de Hollywood qui aiment « truffer leurs films d’allusions à Detroit » parce que ça sonne « comme un générateur à emmerdes » (p. 155).

Les photographies des rues désertes de Detroit nous projettent fictivement dans un après où le temps ne passe plus. Elles ignorent les conflits qui, aujourd’hui encore, opposent les habitants aux investisseurs profitant de la crise pour gentrifier l’hyper centre. Elles font de la banqueroute le point final d’un effondrement qui semble aussi soudain qu’un ouragan. L’efficacité des photographies, leur puissance de sidération, se nourrissent du contraste entre la richesse incroyable de la ville aux temps glorieux du fordisme et l’ampleur de son effondrement. Entre les deux, on dirait qu’il n’y a rien.

Judith Perrignon ne se contente pas d’animer ce décor apocalyptique, elle lui redonne la profondeur historique qui lui fait défaut. Car pour les habitants de Detroit, la banqueroute qui fait en 2013 les gros titres de la presse nationale n’a rien d’un scoop. « Packard est fermée depuis 1958. 1958 ! Tu parles d’une nouvelle. » (p. 126). De fait, Detroit commence à perdre des habitants et des emplois bien avant les émeutes, la crise pétrolière ou l’arrivée des voitures japonaises, quand les patrons de l’industrie automobile décident les uns après les autres de délocaliser leurs usines vers des régions dont les syndicats sont absents.

Qui se souvient encore de ceux qui vécurent et rêvèrent ici ?

Pour raconter cette histoire politique d’une faillite organisée, la romancière place au cœur de son récit le Brewster Project. Construit à la fin des années 1930 à l’instigation d’Eleanor Roosevelt, le premier logement social destiné à la population afro-américaine sera détruit au début des années 2010. C’est ici, à deux pas de Hastings Street, cœur battant de la culture afro-américaine, que vécurent Joe Louis, le champion de boxe, mais aussi Diana Ross, Florence Ballard et Mary Wilson, des Supremes. La classe ouvrière noire découvrait des logements avec l’eau courante et rêvait d’indépendance économique.

Mais dans les années 1960, tout le quartier de Hastings Street, qu’on n’appelait pas Paradise Valley pour rien, est rasé pour construire une autoroute reliant le centre-ville aux banlieues blanches. Le Gotham Hotel où descendait Martin Luther King, les clubs et ballrooms où se produisaient Aretha Franklin, Martha Reeves et Marvin Gaye, les quincailleries et les épiceries dont les patrons étaient aussi noirs que leurs employés, les cireurs de chaussures, les barbiers, les médecins et les rues et les bâtisses « où ils dansaient » (p. 91)… tout est détruit, ne laissant en bordure du vide qu’un ghetto enclavé par les voies rapides, « du béton mort accroché à rien » (p. 105).

À partir de là, c’est la dégringolade : les émeutes qui accélèrent le départ des classes aisées, l’épidémie de dope, l’aggravation de la criminalité, les taxes en chute libre, les dettes qui s’accumulent, l’effondrement des bâtiments comme des individus. Qui se souvient encore de ceux qui vécurent et rêvèrent ici ? Qui se rappelle le territoire de l’enfance où les gamins dévalaient des montagnes de neige en riant ? Qui raconte les luttes syndicales et le racisme des policiers ? « Ce qui nous est arrivé, ce qui nous a opposés, ça n’intéresse plus personne » (p. 233).

Contrairement aux « Morceaux du Statler Hotel » (p. 55), un beau building art déco dont on revend les gravats au marché, comme à Berlin les reliques du Mur, les débris du Brewster Project sont destinés à la décharge, car « il n’y a jamais eu de fresque au-dehors, jamais de cuivre ou de marbre à l’intérieur » (p. 56). De quelle « civilisation perdue » pourraient-ils être le témoignage ? L’un des grands mérites du roman est justement de montrer que la vérité d’une ville gît autant dans ses monuments les plus glorieux que dans les bâtisses insignifiantes où vivaient celles et ceux à qui elle doit sa richesse.

En archéologue de la faillite, Judith Perrignon raconte ainsi patiemment les étapes d’une catastrophe qui doit autant au caractère destructeur du système capitaliste qu’au racisme structurel d’une société où les noirs font les frais de la violence policière, des politiques de ségrégation urbaine et de la fuite des usines. Sans assigner de cause unique au désastre, la romancière suggère, en prêtant sa voix aux principaux concernés, que le déclin économique a moins été la conclusion d’un échec du système fordiste que la sanction d’une émancipation bien trop réussie.

Loin de verser dans la mélancolie des récits mémoriels, Là ou nous dansions voudrait restituer l’intensité vive d’un monde disparu. Car la colère et la tristesse sont à la mesure de tout ce qui a été ou aurait pu être. Ce n’est pas des ruines, des cendres et des défaites qu’il faut se souvenir, mais des combats, des espoirs, de la joie, de tout ce qui vivait alors et qui n’avait pas vocation à mourir, de tout ce qui vibre encore dans certains interstices de la ville épargnés par le désastre ou par la gentrification. À Detroit, chaque chantier de démolition est peut-être « une putain de séance de spiritisme » (p. 309), mais les fantômes dansent encore.

Judith Perrignon, Là où nous dansions, Payot Rivages, janvier 2021, 352 pages. 


[1] J’ai proposé une analyse critique de cet imaginaire dans un article : « Disparaître dans les ruines du capitalisme. L’imaginaire de Détroit dans la photographie et la littérature française contemporaines », Études françaises, n°56, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2020, p. 91-106.

Raphaëlle Guidée

Maîtresse de conférence en littérature comparée

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Notes

[1] J’ai proposé une analyse critique de cet imaginaire dans un article : « Disparaître dans les ruines du capitalisme. L’imaginaire de Détroit dans la photographie et la littérature française contemporaines », Études françaises, n°56, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2020, p. 91-106.