Littérature

À l’orient du monde – sur Beyrouth et des livres de Ryoko Sekiguchi et Lamia Ziadé

journaliste

Deux livres récents racontent Beyrouth. Ryoko Sekiguchi, Japonaise installée à Paris, explore la ville à travers sa cuisine. Lamia Ziadé, auteure de plusieurs romans graphiques, vit entre la France et le Liban et narre les catastrophes récentes du pays, entre manifestations anti-pouvoir et explosion dévastatrice du port. Les deux explorent en creux ce qui constitue l’identité libanaise.

L’explosion survenue dans le port de Beyrouth le mardi 4 août 2020 a ouvert des brèches dans la réflexion sur le Liban. En poursuivant de manière spectaculaire la destruction de la ville, entamée en avril 1975 avec le début de la guerre civile, elle a aussi entrainé une résonance internationale. L’explosion était vécue de façon violente au-delà du pays ; elle entamait une nouvelle étape dans le questionnement perpétuel de la souffrance et de l’exil présent parmi tous ceux qui composent l’immense diaspora libanaise.

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Grossièrement, l’explosion a entrainé en filigrane une question essentielle pour tous ceux qui ont un attachement à ce pays : au fait, c’est quoi être libanais ? Qu’est-ce que cela veut dire ? La première réponse est quasi administrative : il faut avoir des origines dans le pays. Mais aussi du sang local, qui soit passé par le masculin : la nationalité libanaise ne se transmet que par le père. Cette liaison à la masculinité, déjà, fait office de point d’interrogation frontal dans les années 2010 et 2020 qui s’évertuent à déconstruire méthodiquement tous les concepts liés au genre et notamment au genre masculin.

La définition de l’identité libanaise implique aussi une expérience commune – celle de la violence, telle que manifestée depuis le milieu des années 1970 et qui se vit de façon physique mais aussi symbolique : violence des combats et violence de l’exil et des départs. Violence aussi latente, survenue plusieurs fois au cours du XXe siècle, depuis la tenue des accords Sykes-Picot (1916) qui ont fondé le Moyen-Orient moderne. Le Liban, c’est un terrain de jeu pour les conflits et être libanais, c’est avoir connu le conflit. Sans doute aussi avoir su l’apprivoiser – ou tout au moins avoir appris à vivre avec. 

Ainsi, la question de la violence qui s’impose à vous, dès votre naissance, est immédiate. La trame du quotidien dévoile dans ses filigranes des conflits permanents, rémanents : conflits de religion, conflits intra-religieux entre chrétiens, entre musulmans, entre chrétiens et musulmans, conflits avec Israël, avec les Palestiniens, les Syriens, ingérences américaines, européennes, iraniennes, russes, etc. La liste, de fait, parait ne jamais s’arrêter : être libanais, c’est, d’une façon ou d’une autre, avoir subi tout cela et avoir emmagasiné en soi l’histoire d’une multitude de confrontations qui se sont chevauchées et succédé les unes aux autres. D’un conflit l’autre, et sans arrêt.

Cela étant posé, que dire du Liban et des Libanais ? Comment définir encore ce peuple qui est à la fois enclavé dans l’un des plus petits pays du monde et disséminé à peu près partout dans le reste du monde ? C’est quoi être libanais ? Une définition un peu sentimentale et émotionnelle serait de dire qu’être libanais c’est avoir ressenti jusque dans sa chair l’explosion du 4 août et avoir senti ressortir en soi tous les souvenirs les plus douloureux de la guerre : souvenirs vécus, souvenirs vus à la télévision, souvenirs rapportés par ceux qui ont perpétué l’histoire orale du pays, notamment par des moyens artistiques. La définition est tellement ouverte qu’elle semble capable d’une infinité de variantes.

Deux livres sortis ces derniers jours, tous deux édités par POL, s’attachent implicitement à tout cela. Ils tentent, chacun par son prisme, de saisir quelque chose du Liban, et du fait d’être libanais. L’un est dû à une auteure japonaise, installée en France, dont les écrits, teintés de poésie et de sociologie, s’intéressent à la gastronomie, qu’ils utilisent pour comprendre le monde. L’autre est d’une dessinatrice et écrivaine libanaise, qui n’a de cesse dans ses livres et romans graphiques d’interroger sa propre histoire du Liban, depuis les années de la guerre.  

Le premier de ces livres, 961 heures à Beyrouth, est de Ryoko Sekiguchi. Il décrit une visite dans la capitale libanaise, perçue à travers sa cuisine. Perçue aussi formellement, au travers d’une liste de 321 points qui forment une façon de ligne de fuite, ou plutôt d’immersion, à l’intérieur de la société libanaise telle que la perçoit l’autrice du livre. Un choc surgit dès les premiers pages et ce qui y est dévoilé, à travers des questions, de la doxa libanaise : en interrogeant ce qu’elle perçoit, en questionnant en permanence les récits qui lui sont faits et contés, Ryoko Sekiguchi touche immédiatement quelque chose de relatif à la constitution d’un esprit libanais, d’une identité.

Les lieux et les endroits, les espaces où l’on s’agglutine et se réunit : Beyrouth en est une suite sans fin.

Très vite, s’intéressant à la nourriture, c’est sur les souvenirs du conflit civil qu’elle tombe. Même si ce dernier s’est officiellement achevé au début des années 90 et que le temps qui nous sépare de sa résolution est désormais plus long que le temps qui l’a constitué, ce conflit demeure prégnant : il est quasiment commun à toutes les générations, à la fois dans le vécu, dans le souvenir et dans la mémoire et la transmission des récits. C’est cela que le livre dit d’abord : Beyrouth, c’est une interrogation permanente sur ce qui a été vécu et continue à être vécu, d’une façon plus ou moins présente à l’esprit.

À travers le voyage précis de la visite gastronomique ou culinaire, se dévoilent des images, des indices, des affects aussi qui en disent long sur le Liban et ceux qui y vivent. Sur ceux qui y séjournent aussi ou ne font qu’y passer : ce que Ryoko Sekiguchi expérimente en arrivant en ville, c’est aussi ce qui attrape tous ceux qui y retournent. L’interrogation permanente mais aussi la nostalgie immédiate qui s’empare de vous. De cela, c’est bien le Libanais en moi qui témoigne : je lis dans les pages de 961 heures à Beyrouth à peu près toutes les questions qui ressurgissent en moi dès que je suis à Beyrouth mais que, sans doute trop proche de la ville, je ne suis jamais parvenu à exprimer aussi clairement.

Quelque chose d’autre se déroule aussi dans ce qui est écrit : une proximité immédiate, au-delà des frontières, avec le Japon. Ou plutôt avec Tokyo : qui connaît les deux villes, qui en connaît aussi les gastronomies, ressent les similitudes, les points de convergence et les résonances communes.

Ryoko Sekiguchi attrape cela au vol, avec son regard de Japonaise installée hors de son pays : est-ce ce statut qui lui permet de saisir quelque chose de profondément commun au Liban et au Japon ? Sans doute, en lisant le livre, comprend-on qu’il faut souvent être d’ailleurs, être exilé d’un peu partout, pour parvenir à saisir en profondeur ce qui fait la matière d’une ville que l’on découvre. C’est saisissant ici, et le voyage à travers la nourriture, ses descriptions et décodages, n’est au fond qu’un revêtement.

Au-delà de la cuisine, ce sont les cuisines internes de la ville, du pays, de la culture, qui sont ici mises à nu, avec une langue très précise, qui charrie en elle la clarté de la découverte des signes et le flou de la montée de la nostalgie. À mesure qu’elle passe d’un plat à l’autre, d’une tradition culinaire à la suivante, Ryoko Sekiguchi laisse s’installer la rémanence d’un lieu qui est idéal pour les nostalgiques en ce qu’il est en permanence hanté par le souvenir de ce qui a été – avant la guerre, pendant la guerre, après la guerre. Au bout du livre, c’est elle qui est nostalgique de Beyrouth. 

Quelque chose, enfin, de saisissant se produit dans la forme : la succession des textes courts rend parfaitement compte de l’expérience même de la vie dans cette ville, qui consiste souvent en des sauts de puces d’un lieu au suivant, d’un bar à l’autre, d’une personne à la suivante, d’un amour au prochain, d’un souvenir de guerre à une réminiscence de bataille. C’est parfaitement conté et l’entrée 129 dit en quelques lignes l’importance du lieu qui lui donne son nom, le Torino, bar minuscule qui a joué un si grand rôle durant les vingt dernières années, et qui est ici saisi, comme on le dit d’une cuisson, avec la délicatesse et la force qu’il faut. 

Les lieux et les endroits, les espaces où l’on s’agglutine et se réunit : Beyrouth en est une suite sans fin. Des lieux secrets, des lieux intimes. La ville est une géographie mouvante de ce genre d’endroits et ils sont en mouvement perpétuel : ils apparaissent et disparaissent, ils naissent et meurent, au gré des rues fréquentées puis abandonnées.

À chaque lieu, chaque quartier, son souvenir ou ses pratiques. Et son histoire récente qui contamine le reste : Mon Port de Beyrouth, le livre de Lamia Ziadé, dissèque le port de Beyrouth où est survenue le 4 août 2020 l’explosion qui a détruit une grande partie de Beyrouth. Dans ses livres précédents, Lamia Ziade faisait le récit des années de guerre, s’intéressait à ce que l’Orient signifie, narrait les histoires des grandes figures de la chanson arabe. Elle faisait en creux son propre portrait de Libanaise exilée en France et la somme de ses livres formait une façon d’auto-portrait fécond, faisant des allers-retours entre son vécu et ses obsessions. 

Il faut trancher clairement dans les strates du réel pour comprendre cette identité libanaise et tout ce qui la traverse.

Son nouveau livre mêle le dessin et le récit écrit, et donne à ce dernier sans doute davantage de place encore que dans ses précédents livres. Il surprend Lamia Ziadé au moment précis où le port de Beyrouth explose et alors qu’elle était déjà embarquée dans un travail sur les manifestations qui avaient secoué le Liban dans l’année qui précédait la catastrophe.

De fait le livre fait et mêle le récit de ces moments-là. Il y a ceux de la révolte populaire au milieu de laquelle elle se trouve, prise dans une forme assez naïve mais belle d’observation participante – certaines des dernières pages du livre avaient d’ailleurs été écrites pour Vanity Fair, magazine que je dirige par ailleurs, et je me souviens de l’implication très forte de Lamia dans la description et l’accompagnement de ce qui se passait au Liban quelques mois avant l’explosion : sa position lui permettait de transmettre à la fois des informations sur ce qui se passait et l’émotion qui traversait les manifestants et qu’elle vivait en direct.

Mon port de Beyrouth reprend cela, affine et affiche cette singularité et y ajoute autre chose : une forme d’enquête. Partant de l’explosion du port, l’auteure retrace les récits, cherche des dates, se laisse conquérir par des théories de tout genre, reconnaît le côté complotiste de certaines d’entre elles, mais poursuit tout de même son chemin – qui n’est dicté que par ce double sentiment très présent chez ceux qui ont vécu dans un pays en guerre : le besoin de comprendre et l’impossibilité de faire confiance. Comprendre, donc, à tout prix mais en demeurant persuadé que la vérité est ailleurs que dans l’explication la plus banale.

Au bout du livre, c’est ce mélange qui fait la force de l’ensemble : en enquêtant sur l’explosion, et sur l’histoire du lieu où elle s’est produite, c’est une enquête sur elle-même que la dessinatrice livre ici. Un portrait labyrinthique et beau, qui dit les cheminements complexes d’une pensée née dans la guerre et les gestes toujours en questionnement d’un art qui veut saisir le réel au moment même où il s’échappe.

En quelque sorte, la beauté des ouvrages de cette artiste évoque ce roman de Virginia Woolf, Vers le Phare, dans lequel la destination, un phare, ne compte finalement pas tant que le chemin qui y mène et surtout la vision lointaine de ce but, parfois flou, parfois clair. C’est selon la brume. Et c’est selon les dérives du chemin aussi : en route, Lamia raconte des choses intimes, touche à l’histoire politique déçue de son père, décrit des quartiers et leur organisation. Elle dit, plus encore que le témoignage sur les mois écoulés, ce que cela signifie de troubles permanents que de vivre dans Beyrouth.  

Au bout de la lecture, c’est cela qui se joue dans ces deux livres : des enquêtes sur l’identité libanaise qui parviennent à saisir des fragments et des indices, mènent des routes, ouvrent des chemins, décrivent à la fois quelque chose d’immanent, constitutif d’une identité et d’une âme et quelque chose de plus concret aussi, dans les descriptions du quotidien – soit-il celui lié à la cuisine ou celui relatif aux manifestations, à la rudesse de la vie dans la ville. 

De l’une à l’autre auteure, la clarté des mots, la simplicité des phrases, la transparence presque de l’écriture, sa concision et son sens, souvent du scalpel, disent, en sous-main, que la complexité du sujet abordé doit être attaquée avec les armes les plus blanches possibles. Il faut trancher clairement dans les strates du réel pour comprendre cette identité libanaise et tout ce qui la traverse. Et c’est dans ce sens que la langue française est utilisée ici, par l’une et l’autre, comme pour rendre compte le plus précisément possible des événements les plus complexes. Comme si pour cela, elle était la seule langue possible.

Est-ce parce que, finalement, l’une et l’autre sont exilées en France que leurs livres parviennent si bien à attraper l’identité d’un pays qui se définit aussi par sa propension à développer une violence qui favorise la tentation de l’exil de ses citoyens ? Depuis la France, le Liban, c’est aussi le début de l’Orient, une porte pour un ailleurs encore proche de soi mais tout de même suffisamment lointain. Être Libanais, c’est peut-être être en permanence à l’Orient du monde : suffisamment proche, suffisamment lointain.

Sans doute pour comprendre Beyrouth faut-il en être absent, ou étranger, ou totalement immergé dans ses traditions. L’entre-deux ne fonctionne pas : et c’est bien la leçon qui transparait de ce qui est écrit par l’une et par l’autre. Où que l’on soit, où que l’on se situe, que ce soit par rapport à la gastronomie ou par rapport à la violence, on ne peut jamais être Libanais à mi-temps. C’est tout ou rien. Le proche et le lointain, la proximité et l’éloignement, dans le même geste. Il faut terminer les plats et vivre les explosions jusqu’au bout, en même temps. 

Ryoko Sekiguchi, 961 heures à Beyrouth, POL, avril 2021, 254 pages.

Lamia Ziadé, Mon port de Beyrouth, POL, avril 2021, 232 pages.


 

Joseph Ghosn

journaliste, directeur de la rédaction des Inrockuptibles

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