L’éthique en partage – en hommage à Jacques Bouveresse
Dans l’un de ses essais les plus brillants, Le philosophe chez les autophages (1984), Jacques Bouveresse se livre à un constat implacable de la manière dont la philosophie, particulièrement en France, n’a pas cessé de se déposséder d’elle-même et de sortir de soi, jusqu’à n’être plus qu’une baudruche vide.

Il ne faisait à l’époque que constater un mouvement qui s’était amorcé avec ce qu’on a appelé le post-modernisme, dont la France peut s’enorgueillir d’avoir constitué le poste avancé. Mais derrière les matinées structuralistes et les goûters heideggeriens auxquels Bouveresse et quelques-uns de ses élèves assistèrent consternés, un autre acide puissant, et qui venait de plus loin, de chez Sartre, venait corroder la philosophie : l’idée que toute activité intellectuelle est nécessairement politique.
Bouveresse la rencontra chez Althusser et ses disciples, qui se réclamaient de la « lutte des classes dans la théorie », et qui, au nom du prolétariat, décrétaient que le positivisme logique et tout ce qui pouvait y ressembler, comme la logique et la philosophie analytique, étaient les représentants de la pensée la plus réactionnaire. Il la rencontra chez Derrida, qui prétendait élargir le projet de Heidegger de déconstruire la métaphysique et tout le reste avec, puis chez Foucault, pour qui se conformer à la raison est une forme d’obéissance à la police et à toutes les formes de pouvoir et de normes, forcément répressives.
Contre ces déclarations de guerre et cette surenchère permanente, Bouveresse proposa sa propre politique intellectuelle, celle du respect de la vérité, de la sobriété et de l’honnêteté. Là où ses contemporains ne lisaient pas au-delà de Nietzsche, de Marx et de Lacan, et n’entendaient pas outre-Rhin d’autres voix que celles qui venaient de Königsberg, de Iéna et de Fribourg en Brisgau, il alla chercher ses modèles du côté de Vienne et de Cambridge, chez Wittgenstein, et les penseurs du Cercle de Vienne, mais aussi chez les grands écrivains a