Cinéma

Tenir parole – sur Judas and The Black Messiah de Shaka King

Critique

Récompensé par deux Oscars, dont celui du meilleur second rôle masculin pour Daniel Kaluuya, Judas and The Black Messiah échappe à l’hagiographie pour trouver à travers la figure de Fred Hampton, membre influent du Black Panther Party assassiné à 21 ans par le F.B.I. et la police de Chicago, le moyen d’interroger les ambivalences de la parole révolutionnaire.

Assis en fond de scène, la tête curieusement posée contre le col de sa veste de velours, Fred Hampton (Daniel Kaluuya) observe le public, surpris d’une réaction aussi enthousiaste à l’annonce d’un simple changement de nom. Une université sera rebaptisée en l’honneur de Malcolm X, assassiné trois ans plus tôt. La belle affaire.

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Le jeune président du Black Panther Party de l’Illinois n’est pas du genre à se satisfaire d’ajustements cosmétiques, et c’est avec verve qu’il pourfend bientôt ceux pour qui l’engagement consiste à se battre pour des symboles ou à enfiler un dashiki, cette tunique d’Afrique de l’Ouest devenue un signe de fierté noire largement arboré par son auditoire. Lui en appelle à la lutte armée, comme en Angola ou au Mozambique – la preuve, serait-on tenté d’ajouter avec un soupçon de malice, il porte un bob militaire.

Hampton est un orateur. Là réside sa puissance. Dès sa première apparition, son sens du discours, avec ses pauses et ses envolées, ses questions rhétoriques et ses métaphores, conditionne la mise en scène. Filmé en légère contre-plongée, il aimante la caméra, qui accompagne ses allers-venues, parfois avec un léger temps de retard, comme pour mieux suggérer le surgissement du verbe.

Le cinéma hollywoodien n’aime évidemment rien tant que ces performances au carré, où l’acteur à la fois reproduit et révèle une gestuelle, un ton, un rythme – en somme une manière d’être qui est aussi un style de jeu. Né à Londres, Daniel Kaluuya se prête à l’exercice avec toute la rigueur qu’il exige, sa voix légèrement éraillée charriant même quelques souvenirs du Sud – Hampton a passé une partie de son enfance dans le Mississippi.

La machinerie fictionnelle en tire un double bénéfice : à la prouesse de l’interprétation s’ajoute la réactivité en direct du public. Les effets de la parole ne cessent d’être évalués, informant ou orientant en retour la perception des spectateurs. Si le genre du biopic a étendu le champ des vies illustres, des scientifiq


[1] Sur ce point, nous nous permettons de citer longuement Elsa Dorlin : « Dans une certaine mesure, ces défenses de soi non violente ou violente se distinguent non pas dans l’opposition entre passivité et activité, faiblesse et force, mais bien plutôt dans la temporalité de la défense active et de ses effets. Autrement dit, il se joue ici deux appréhensions différentes de l’histoire. La première prend acte d’un temps long des luttes, accepte la violence comme pour “travailler” l’histoire, pour en dévier le cours à l’usure en quelque sorte. L’action de et par la non-violence est alors considérablement laborieuse, elle use les corps qui y sont engagés tout autant que l’histoire. Or, face à cette approche téléologique de la défense, la seconde position, l’approche agonistique, inverse la logique : ces stratégies politiques d’autodéfense prennent acte du fait qu’il n’est possible de faire histoire que dans l’irruption et dans le choc – quand “la violence rencontre la violence”. Il n’est plus question d’avoir l’histoire à l’usure, il faut la révolution. C’est la métaphore de la frappe et non du rabot. » Elsa Dorlin, Se Défendre. Une philosophie de la violence, Zones, 2017, p. 129-130.

Rayonnages

Cinéma Culture

Notes

[1] Sur ce point, nous nous permettons de citer longuement Elsa Dorlin : « Dans une certaine mesure, ces défenses de soi non violente ou violente se distinguent non pas dans l’opposition entre passivité et activité, faiblesse et force, mais bien plutôt dans la temporalité de la défense active et de ses effets. Autrement dit, il se joue ici deux appréhensions différentes de l’histoire. La première prend acte d’un temps long des luttes, accepte la violence comme pour “travailler” l’histoire, pour en dévier le cours à l’usure en quelque sorte. L’action de et par la non-violence est alors considérablement laborieuse, elle use les corps qui y sont engagés tout autant que l’histoire. Or, face à cette approche téléologique de la défense, la seconde position, l’approche agonistique, inverse la logique : ces stratégies politiques d’autodéfense prennent acte du fait qu’il n’est possible de faire histoire que dans l’irruption et dans le choc – quand “la violence rencontre la violence”. Il n’est plus question d’avoir l’histoire à l’usure, il faut la révolution. C’est la métaphore de la frappe et non du rabot. » Elsa Dorlin, Se Défendre. Une philosophie de la violence, Zones, 2017, p. 129-130.