Démocratie en construction – à propos de Douce France de Geoffrey Couanon
Réalisateur, Geoffrey Couanon anime aussi des ateliers dans des lycées de Seine Saint-Denis et du Val-d’Oise. Douce France trouve ainsi ses racines dans un projet pédagogique mis en place avec le concours de plusieurs enseignants du lycée Jean Rostand de Villepinte : proposer à une classe de 1ère ES d’enquêter sur un projet d’aménagement devant se déployer à une vingtaine de minutes de leur ville, sur les terres agricoles du Triangle de Gonesse, pour donner le jour à un parc de loisirs et de commerces, Europa City (le tournage a eu lieu en 2017, avant l’abandon du projet par le gouvernement en novembre 2019).
Parmi les premières scènes, les élèves sont en classe, regardant des vidéos pour commencer à se familiariser avec la question, se positionnant pour ou contre le projet au fil des échanges d’arguments. Une séquence se clôt sur un élève qui donne son avis : le centre commercial apportera de la nouveauté dans leur vie et, l’environnement, lui, il s’en fiche. Plus tard, un nouveau personnage s’enthousiasme devant le projet : « Vu que c’est grand il y aura des concerts là-bas ? Vas-y je suis pour ! »
Ces positionnements rapides, presque spontanés, disent bien a contrario quel est l’un des objectifs de l’enquête, à savoir passer des intérêts ponctuels, individuels, à un tableau d’ensemble. Et le point de départ de Douce France lui confère à la fois plusieurs intérêts et une certaine efficacité. Le travail effectué par les lycéens recouvre en effet un double processus, qui concerne à la fois l’objet et les sujets de l’enquête : d’une part, réunir des informations à travers un travail de documentation et de rencontres, d’autre part, mettre en jeu une évolution des enquêteurs eux-mêmes.
Dans une certaine mesure, les lycéens peuvent apparaître comme des relais : leurs discussions avec les différents acteurs qui s’agglomèrent autour du projet, défenseurs comme opposants, auraient aussi bien pu être effectuées par le cinéaste lui-même. Or, la force de Douce France tient au fait de mettre en scène des protagonistes qui n’occupent pas une place a priori attendue ou évidente.
Ce n’est pas uniquement que leur savoir n’est pas constitué au préalable, par un travail en amont du tournage ; c’est qu’ils ne sont pas tenus à la neutralité questionnante du journaliste ou à la direction ferme du militant. Là réside la distinction avec des démarches documentaires courantes : l’enjeu n’est pas d’apporter une argumentation autour d’un projet ou de construire une conviction, ni même, ce que peut faire le cinéma, de former une perception du territoire à travers ses images.
Sur ce point, le choix d’un format large, en cinémascope, s’il témoigne d’une ambition qui prend les grands espaces du western pour référence, entraîne finalement une forme de dilatation du regard là où une approche plus modeste et concentrée aurait pu permettre une plus grande correspondance avec la démarche empirique des lycéens.
Si des plans parviennent à donner à voir quelque chose du territoire, de ses formes et transformations, les partis pris tiennent parfois un peu trop de l’enrobage ou du gadget, qu’il s’agisse de l’usage répété d’images aériennes filmées par drone ou de plans captant la file des lycéens s’avançant au beau milieu d’une plaine agricole, pour montrer une rencontre des corps et d’un espace. De fait, on ne retrouve pas dans le style de Couanon l’acuité du regard et du cadre dont témoigne par exemple le travail de Dominique Marchais, avec, du Temps des Grâces à Nul homme n’est une île, un souci constant de saisir les spécificités d’un paysage et de donner à lire la trace des actions humaines dans l’organisation des lieux.
Mais l’enjeu de Douce France n’est peut-être pas tant le regard du cinéaste sur le territoire que le fait d’offrir un regard sur ceux de ses personnages, moins relais transparents que médiateurs aux présences affirmées. Au-delà de l’ignorance de départ, et en dépit de la proximité géographique du Triangle de Gonesse, le film constate un éloignement social : les jeunes de Villepinte, l’une des villes les plus pauvres de France, avec un fort taux de chômage, ne font pour la plupart pas partie de la jeunesse conscientisée qui a marché pour le climat dans les villes de France.
C’est une des qualités du film de faire en sorte que la part sociologique ne rime jamais avec l’enfermement des personnages dans une case « jeunes du 9-3 ».
Le milieu d’origine des protagonistes introduit, à la base, une autre différence notable par rapport à d’autres démarches documentant des luttes écologiques ou des alternatives économiques et sociales (à quelques exceptions près, comme Bachar à la ZAD de Pierre Boulanger, accompagnant deux jeunes de Grigny à Notre-Dame-des-Landes).
C’est une part sociologique qui permet au film d’intégrer ce qui peut apparaître comme des digressions, des scènes quotidiennes sans lien apparent avec l’enquête en cours. Toutefois, il ne saurait y avoir de hors-sujet dans la mesure où les enquêteurs sont aussi le « sujet ». Des moments où l’on voit Amina et Jennyfer déguster un menu McDonalds ou se réjouir de faire du shopping inscrivent ainsi une tension sous-jacente entre un habitus et la découverte de nouvelles problématiques.
C’est une des qualités du film de faire en sorte que la part sociologique, toujours articulée à l’enquête, ne rime jamais avec l’enfermement des personnages dans une case « jeunes du 9-3 ». Plus que de porter un regard négatif sur des pratiques que tout militant aguerri considèrerait comme adverses, le film pointe la naissance de conflits d’opinions.
La scène du repas McDo, survenant après une rencontre avec un directeur de centre commercial, est intéressante à plus d’un titre : elle perturbe le schéma idéal et mécanique de la prise de conscience, implique une forme de division ou de rechute chez les deux jeunes filles, pouvant passer du rôle d’intervieweuses concernées à celui de malbouffeuses appliquées. Mais Jennyfer, tout en avalant ses frites, s’interroge, se demande si les centres commerciaux ont toujours existé, avant de revenir sur un lointain souvenir de cours sur le thème de panem et circenses, à l’étonnement de sa camarade qui ne comprend pas que l’on puisse lier loisir et politique.
Drôle par sa vivacité, ses tâtonnements et sa candeur (« Moi je pense que c’est juste du loisir parce que les gens ont besoin d’être heureux, c’est comme la consommation, quand ils consomment ils sont contents », dit Amina), la scène vient en même temps thématiser et poser l’un des effets de l’enquête sur les personnages, dont leur existence est peu à peu infusée par les questionnements.
L’intelligence du film tient en effet au parti pris de ne pas se focaliser sur la salle de classe (relativement peu de scènes s’y déroulent), ni même sur les moments d’enquête à strictement parler, pour laisser place à du quotidien. Pour un film né dans un contexte pédagogique, l’autonomie que le récit accorde aux lycéens, si elle n’était pas assurée d’avance, est primordiale. C’est un point sur lequel Douce France prend le contrepied d’histoires d’éducation édifiantes et teintées de paternalisme, où le mérite des élèves tend à être reversé sur une figure professorale tutélaire (dans le domaine de la fiction, et sur un tout autre sujet, la Shoah, on peut penser au film Les Héritiers, de Marie-Castille Mention-Schaar, dominé par l’engagement de l’enseignante qu’y incarne Ariane Ascaride).
Le maintien des enseignant·e·s à la marge du récit permet de faire naître, à travers une enquête scolaire, l’image d’un processus démocratique se donnant comme principe de base la capacité de tout un chacun à construire, sur la base d’une recherche d’informations multiples et solides, un jugement propre à lui-même. Dans son fondement et sa méthode, l’entreprise des jeunes lycéens n’est pas éloignée de celle des 150 participants à la Convention Citoyenne pour le Climat telle que l’a donnée à voir Convention Citoyenne – démocratie en construction, le documentaire de Naruna Kaplan de Macedo récemment diffusé sur Arte (dont le sous-titre pourrait aussi s’appliquer à Douce France).
La démarche rejoint également la redéfinition du « public » dans un sens plus participatif et moins représentatif, telle que l’a présentée Stéphane Tonnelat dans un récent article sur AOC, en prenant précisément pour ancrage les débats autour d’Europa City. Elle permet en outre de préciser que l’appartenance au « public » ne commence pas à la majorité, mais qu’il n’y a pas d’âge pour avoir voix au chapitre sur le territoire où l’on habite (c’est la conviction qui anime le film de Lucie Charlier, Faire la ville buissonière, autour du regard que des élèves de CM2 portent sur leur quartier, à Marseille).
Les lycéens finissent par porter eux-mêmes la contradiction face aux responsables du projet, et, disposant à leur tour d’un savoir, par diffuser l’information.
Un choix pourrait tempérer cette portée démocratique : tout en donnant à voir un collectif à travers une classe, Geoffrey Couanon se concentre néanmoins davantage sur trois personnages, Amina, Jennyfer et Sami. Ce sont elles et lui qui sont suivis dans leur quotidien, et qui, à travers des séquences faisant entendre leurs voix en off, sont individuellement présentés au spectateur. Mais ce choix ne diminue pas la portée du film : si elle permet d’un point de vue pratique de structurer le récit et de renforcer l’attachement du spectateur, la mise en avant d’individualités a surtout pour effet de faire ressortir plus clairement des trajectoires, sans abandonner la diversité ou les nuances.
L’un des aspects les plus réjouissants du film tient en effet à ce que produit la découverte progressive des données du problème par les élèves : la compréhension que la construction se ferait au détriment des terres agricoles, que l’emploi promis pourrait aussi détruire l’emploi existant et ne serait pas forcément une aubaine pour les jeunes du coin, qu’il existe déjà une surface importante de commerces et de bureaux vacants dans la région, que le projet implique aussi une vaste opération de valorisation immobilière et fiscale – tous ces arguments font perdre aux protagonistes, en même temps, l’évidence de ce projet et leur naïveté.
Partis d’une position d’écoute, une élève n’arrivant pas à poser une question lors d’une réunion de concertation, les lycéens finissent par porter eux-mêmes la contradiction face aux responsables du projet (notamment David Lebon, directeur du développement d’Europa City), et, disposant à leur tour d’un savoir, par diffuser l’information.
Une séquence montre ainsi Sami aller à la rencontre d’autres personnes de son âge à Villepinte. Si ceux-ci ne voient d’abord pas le problème, accueillant avec joie la perspective de loisirs et de boulots nouveaux, l’échange prend un nouveau tour quand le jeune enquêteur met le doigt sur le tort démocratique, lorsqu’il demande à son interlocuteur s’il trouve normal qu’il n’ait jamais entendu parler du projet d’ampleur d’Europa City – alors qu’il habite à côté de celui-ci.
La démarche finit par créer un attroupement, les jeunes réunis autour de Sami exprimant leurs analyses et leur défiance, doutant que les investisseurs se préoccupent vraiment des jeunes de banlieue et craignant que le nouveau monstre commercial soit fatal au peu de vie de proximité restante. La séquence se termine sur un « il faut faire quelque chose » et, retournement spectaculaire, le jeune homme que l’on avait vu plutôt enthousiaste au début de la séquence lance l’idée de faire une pétition contre le projet. Idée qui sera suivie des faits, puisqu’il se joindra ensuite à la troupe des enquêteurs pour aller à la rencontre de commerçants.
Loin d’être bornée au cadre scolaire, l’enquête exerce ainsi une force d’aspiration et de propagation, les jeunes entraînant dans leur sillon des inconnus, mais aussi leur famille, telle la mère de Jennyfer décidant de se rendre à la distribution de légumes d’une AMAP (association pour le maintien d’une agriculture paysanne). L’évolution des protagonistes les conduit vers des lieux et des idées alternatives : au shopping en galerie répond la découverte d’une ressourcerie, au désir de Jennyfer de travailler dans la finance répond la possibilité d’une banque investissant dans des projets solidaires et sociaux (il est aussi fait mention du dispositif Terres de Lien, permettant d’installer de jeunes agriculteurs ne pouvant acquérir un terrain). Sami, le plus marqué par l’aventure, se joint pour sa part à un évènement festif et contestataire sur les terres agricoles menacées par Europa City.
Le film échappe à ce paradoxe des démarches trop générales qui finissent par mettre l’accent sur la seule responsabilité de l’individu-consommateur.
S’il y a là un mouvement somme toute assez naturel (la rencontre entre un réalisateur et des élèves se faisant sur une base de désir partagé, il aurait été étrange d’élire comme personnages principaux des jeunes désintéressés et peu investis), le trajet des protagonistes dans la compréhension du problème posé par le modèle de surconsommation et d’épuisement des ressources tel qu’il est emblématisé par Europa City, ce qui les mènera au domaine des solutions alternatives, fait de Douce France un film optimiste. La communication mise en place autour du film, affichant son objectif de « sortir du cercle des convaincus » et de « faire bouger nos territoires » à travers ses projections, ne fait d’ailleurs pas mystère du désir d’être un outil pour sensibiliser les citoyens, de jouer un rôle dans un mouvement plus large.
Or Douce France, grâce à son dispositif, évite de n’être qu’une réplique des films qui tentent depuis une décennie de répondre aux catastrophes et aux angoisses montantes, de Solutions locales pour un problème global (Coline Serreau, 2010) à Demain (Cyril Dion, 2015) par une optique « positive ». Ces deux films se concluent, par l’intermédiaire d’un montage réunissant les différents intervenants, tout sourire, par l’évocation d’une communauté soudée qui cependant reste abstraite et virtuelle.
Douce France s’achève pour sa part sur un plan montrant Jennyfer, Sami et Amina sur un tracteur conduit par un jeune agriculteur, Florent Sebban. Si le film affiche une ambition plus modeste, son dispositif et le profil de ses protagonistes garantit un ancrage et une incarnation qui le distinguent du format de catalogue des initiatives, et la rencontre entre milieux sociaux n’est pas ici qu’une affaire de montage : elle a eu lieu.
Comme on l’observe dans la séquence d’échange entre Sami et les jeunes de Villepinte, le film, contre une forme de désillusion qui touche le discours politique, affiche également une certaine confiance dans le pouvoir de la rencontre et de la parole citoyenne et sa capacité à entraîner un mouvement. Mais il ne joue pas tout à fait le bas contre le haut, l’individuel contre l’institutionnel, et il échappe à ce paradoxe des démarches trop générales qui, se donnant des ambitions mondiales, finissent par mettre l’accent sur la seule responsabilité de l’individu-consommateur.
En amenant les personnages à l’AMAP comme à l’Assemblée, Douce France laisse entendre à la fois le discours du billet de banque comme bulletin de vote, et l’appel à une évolution du rapport de force politique à travers les luttes collectives et l’action des pouvoirs publics, tout en reconnaissant, parce qu’il se tient à son cadre local, l’ensemble des échelles et des possibilités d’engagement.
Sami, en voix off, confie finalement qu’il aimerait croire en un autre monde, mais qu’il trouve ce monde actuel suffisamment grand pour pouvoir imaginer de nouvelles choses. L’aboutissement de l’enquête est peut-être la découverte de ces possibilités qui, sans que l’on y prête attention, ont toujours été là.
À la fin du film est mise en scène une dernière évolution de l’engagement. Sami, après avoir participé, appareil photo argentique en main, à un rassemblement militant, se retrouve dans une chambre noire où il développe ses clichés. Douce France, s’il offre un regard sur les regards que des jeunes portent sur un territoire, donne aussi à voir des citoyens sur la voie de l’émancipation, prenant la parole, passant à l’action, et, pour finir, produisant leurs propres images.
Douce France, documentaire de Geoffrey Couanon, 2020, en salles à partir du 16 juin 2021.