Bande dessinée

D’où viens-tu Chris Ware (et où mènes-tu) ?

journaliste

La malédiction est enfin levée : après des années de coup manqué, Chris Ware a obtenu le grand prix du festival international de la bande dessinée d’Angoulême. La consécration du dessinateur et auteur américain est celle d’une œuvre de presque vingt ans, dont l’irrégularité des sorties et des formats contraste avec la maitrise absolue du dessin, de la narration et de l’architecture de ses livres.

Cela devenait une plaisanterie, un running joke comme le monde de la bande dessinée aime en produire, à répétition : depuis plusieurs années, l’attribution du grand prix du festival d’Angoulême au dessinateur et auteur américain Chris Ware s’entendait comme certaine avant d’être, à chaque fois, disqualifiée.

Chris Ware, croyait-on, n’aurait jamais ce prix, attribué par le vote de ses pairs et avec lequel vient la présidence du festival : à l’auteur élu de donner la direction de son édition, d’imposer sa vision. De montrer aussi où en est la bande dessinée : les meilleures éditions de ce festival, l’un des plus populaires pour le genre, en France et dans le monde, ont souvent été ainsi, captant un moment de l’évolution de la BD, dans tous les sens possibles – du plus populaire au plus pointu, du roman graphique au manga.

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Il y a une dizaine d’années, l’émergence d’une bande dessinée indépendante, américaine et française, avait été l’occasion de voir au festival des auteurs américains importants comme Daniel Clowes, Charles Burns ou encore Adrien Tomine et le canadien Seth. Chris Ware aussi y est passé : ces auteurs sont familiers de ce festival. Mais plus que tout, Angoulême est familier de Chris Ware, dans le sens où toutes les innovations passées ces dernières années dans ce festival pourraient être résumées dans l’œuvre qu’il parsème subrepticement depuis la sortie en 1993 du premier numéro de son comics Acme Novelty Library dans lequel il publie, de façon irrégulière, des extraits de bandes dessinées qui, rassemblées, donnent lieu à des livres plus conséquents.

C’est ainsi que les premiers numéros d’Acme ont été les laboratoires de livres assez saisissants comme le toujours étonnant Quimby the Mouse et, surtout, le livre qui a fait connaitre Ware dans le monde entier, Jimmy Corrigan. Les numéros plus tardifs d’Acme, sortis après Jimmy Corrigan, dans les années 2000 et 2010, ont quant à eux été la source du livre le plus récent de l’auteur, Rusty Brown.

Quimby the Mouse, livre au grand format, évoquant un peu les ouvrages destinés aux enfants par sa forme plus allongée qu’une bande dessinée classique, témoigne d’un hommage de Ware à l’un de ses héros. Quimby the Mouse est une évocation, non pas tant de Mickey Mouse, mais du personnage principal de Krazy Kat, le strip que George Herriman dessinait pour la presse de William Randolph Hearst, durant la première moitié du XXe siècle (et édité en français par les Rêveurs, dans une belle édition qui n’a rien à envier aux Américains).

Herriman répétait inlassablement une même figure narrative, située dans un désert californien : celle d’un chat, Krazy, doué de parole, amoureux d’une souris, Ignatz, qui n’a de cesse de lui lancer des briques à la tête. Le tout sous la surveillance d’un chien officier de police, lui-même amoureux du chat. La répétition du même motif est inlassable, et toujours renouvelée graphiquement et visuellement, notamment dans la façon dont les décors évoluent sans cesse et le font en accord aussi avec la psyché des personnages.

La minutie avec laquelle Chris Ware construit ses cases, les modifie et les fait muter progressivement provient directement de Herriman – et cela sans doute à la façon d’un artisanat. Chez l’un et l’autre apparaissent les traces et les strates du labeur, de la construction minutieuse des planches. Comme si la bande dessinée exigeait des auteurs un travail acharné et précis, destiné à capter tout ce qu’il est possible de capter du réel. Avec Chris Ware, et Herriman avant lui, la bande dessinée apparait comme un travail de confection délicate : elle est à l’antipode de ce que sont habituellement les strips et les comics, c’est à dire des travaux de l’urgence, de la rapidité et des déflagrations narratives. Ware a même été le concepteur graphique d’une intégrale des planches de Krazy Kat en plusieurs volumes, publiée par la maison d’édition Fantagraphics.

Une autre grande influence de Chris Ware vient elle aussi du monde de la presse. L’auteur Frank King a dessiné des années durant le strip Gasoline Alley (dont des extraits traduits en français ont été publiés récemment chez les éditions 2024). King a conçu son récit comme une évolution en temps quasi réel de ses personnages. Ceux-ci grandissent, vieillissent, au rythme du temps qui passe. C’est la vie qui est captée là et King est le premier à faire cela. Surtout, il trouve des systèmes de couleur, de gaufrier et de séquençage d’une ingéniosité folle, pour montrer le temps en train de s’écouler. Ses constructions graphiques sont sans doute ce qui a le plus influencé l’art graphique de Chris Ware. Et comme pour Krazy Kat, Chris Ware a conçu les volumes qui reprennent l’intégralité de ce strip.

Pour autant, cet art ne se contente pas de ses influences, loin de là. Il dépasse de loin cette somme-là. Et l’on ne peut pas davantage le comprendre en ne faisant appel qu’aux livres imposants qui rassemblent les histoires de manière définitive, Jimmy Corrigan et Rusty Brown. Car avant ces deux derniers volumes, les histoires existaient sous des formes éparses, dans le comics de Ware, mais parfois ailleurs, dans des revues comme le New Yorker, pour laquelle Chris Ware dessine régulièrement des couvertures, ou dans le New York Times, pour lequel il a aussi dessiné.

Son art, en quelque sorte, provient de cette façon dont les Américains ont construit les comics, en faisant se succéder les récits autour de personnages, d’un mois au suivant. Acme Novelty Library lui sert à cela : publier les récits par petits fragments. Mais l’irrégularité est à l’encontre totale du système américain. Impossible de savoir quand un numéro va sortir. Et c’est ainsi depuis 1993. Impossible non plus de savoir quel format aura le numéro. Les formes, ainsi, varient du tout au tout. Les premiers numéros se rapprochaient des comics, les plus récents ressemblent plutôt à des livres à l’ancienne, reliés solidement, mais au format à l’italienne. Certains numéros étaient extrêmement longs et d’autres très petits. Au milieu, il y eut un portfolio des couvertures du New Yorker, etc. L’art de Chris Ware est ainsi d’abord celui de la dissémination du récit et de ses formes. Impossible de ranger ce qu’il produit : apparemment aucun livre ne va avec le suivant.

Pourtant, deux livres se répondent amplement : Jimmy Corrigan et Rusty Brown ont à peu près le même format, épais, à l’italienne, reliés, sous jaquette, emplis de notes, sur tous les bords et recoins, phrases énigmatiques, récits comme glissés en contrebande, dans les interstices de la jaquette, etc. Les deux objets se répondent, dialoguent presque dans leur façon d’être. Leur format évoque, comme par contrepoint, ces mêmes briques que l’on croise dans chaque strip ou planche de Krazy Kat. Comme si Chris Ware s’était emparé de cet objet chargé pour en faire un livre. Comme si, aussi, après la dissémination, il fallait faire acte de construction, et quasiment aussi d’architecture. La brique, c’est à dire le livre, est en soi, chez lui et comme par ricochet avec l’œuvre de George Herriman, l’élément qui lie toute l’œuvre entre elle, de la même façon que la brique reliait entre eux les personnages de Krazy Kat.

Le lieu et la narration : c’est tout cela qui est en jeu chez Chris Ware.

Au-delà de la brique, et de l’objet, c’est la teneur architecturale de l’œuvre qui fascine chez Ware. Prises individuellement, ses pages fascinent par leur construction, souvent serrée, riche en séquences internes à la planche et qui se déploie tout à la fois sur l’espace donné de la page et dans l’ensemble du livre. Ware a décuplé les possibilités du gaufrier de la bande dessinée, en démultipliant les cases et en utilisant celles-ci, souvent, pour donner des points de vue différents, des regards démultipliés.

Son art consiste souvent à diffracter la lecture, lui donner une multiplicité de possibilités et de pistes – même temporelles : en cela, son grand maitre est l’illustrateur Richard McGuire, qui, avec son récit Here, publié dans le magazine Raw dès la fin des années 90, a ouvert des pistes de jeux nouveaux pour l’art séquentiel dessiné en alignant des cases se déroulant à des dates différentes, mais dans un même lieu. Chris Ware pousse cela plus loin encore et joue avec les perceptions liées aussi au graphisme, aux typographies, aux échelles de représentation et aux effets induits par les couleurs, leurs aplats, leur netteté et leur flou.

Du point de vue de l’architecture et du récit, il a poussé tout cela dans un livre au format déroutant, emballé dans une boite qui évoque les jeux de société mais dévoile un récit autour d’un immeuble. Ce livre, Building Stories, dit bien tout ce qui porte le geste de Ware. Selon la traduction, on peut ainsi comprendre ce titre par « raconter des histoires » ou par « les histoires d’un immeuble ». Le lieu et la narration : c’est tout cela qui est en jeu chez lui. Comment raconter ce qui s’est déroulé dans un lieu donné, à différentes périodes. Comment raconter aussi les strates de pensées qui vous envahissent en permanence et constituent la matière même de la vie ?

Rusty Brown, son dernier livre en date, explore cela, pousse encore plus loin ce qui était posé, de façon magistrale, dans Jimmy Corrigan. Et le fait de façon presque trop imposante : œuvre totale, Rusty Brown est presque aussi une œuvre totalitaire qui pointe une forme de perfection presque étouffante. On voit ainsi ses lecteurs divisés en deux camps : ceux qui s’y plongent sans relâche, qui se laissent happer par la brique, comme dévorés par elle. Et ceux qui refusent l’objet et préfèrent les chapitres tels que Ware les avait disséminés au cours des quinze dernières années. Comme si chaque partie devait être lue pour elle-même, et que le cerveau ferait plus tard la concordance de tout cela.

Autant Jimmy Corrigan travaillait plutôt les épisodes qui se lisaient finalement bien mieux en un seul roman graphique, autant Rusty Brown questionne, par sa maitrise absolue et sa densité, les limites du livre même. Et au fond, pose la question de savoir ce qui peut bien lui succéder. Comme si Chris Ware, après avoir donné ses lettres de noblesse à ce genre nommé « roman graphique », venait d’en parachever le modèle, en accouchant d’un livre si dense et impeccablement mené qu’il en devient impossible à dépasser.

On le voit d’ailleurs, dans la production et la surproduction actuelles, en France ou aux États-Unis, la question de la forme a pris le dessus : les romans graphiques n’ont plus pour eux que la forme, tandis que leurs récits sont redevenus très classiques, souvent menés avec politesse. L’outrance, l’expérimentation, le nihilisme ou la précision du dessin, liée à celle des mots, ont peu à peu disparu des œuvres des générations qui ont succédé à celle qui a vu naitre l’œuvre de Ware et de ses autres camarades américains, Charles Burns ou Daniel Clowes.

Dans les années récentes, on ne voit guère que le livre Moi ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris qui a suscité le même engouement que provoquaient les premiers romans graphiques. Et, esthétiquement, le livre de Ferris se situe à l’opposé de la maitrise précise des œuvres de Chris Ware. Même si, lorsque l’on fouille un peu dans les livres sortis par ce dernier, il est facile de débusquer dans les deux volumes de ses carnets de dessins des choses aussi abrasives, libres, déliées et monstrueuses que ce qu’Emil Ferris a dessiné dans son livre.

La différence, et la grande leçon des carnets de Ware, par contraste avec son œuvre la plus répandue, c’est qu’il a volontairement choisi la maitrise absolue de l’œuvre et du dessin. Il a privilégié la clarté de chaque case, comme pour installer la possibilité de la complexité.

Ses histoires n’appartiennent qu’à lui, balise ultime et parangon sans rival de ce que la bande dessinée contemporaine a produit de plus riche, de plus exaltant, de plus original et de plus mystérieux aussi.

 


Joseph Ghosn

journaliste, directeur de la rédaction des Inrockuptibles