Avignon

Cosmos en peine – sur Fraternité, conte fantastique de Caroline Guiela Nguyen

Critique

Quatre ans après Saïgon, Caroline Guiela Nguyen revient avec un spectacle-fleuve au sein duquel la souffrance de l’humanité se retrouve mystérieusement connectée aux phénomènes célestes. Si le postulat est réjouissant, Fraternité, conte fantastique souffre pourtant de vastes incohérences dramaturgiques, faute de faire un choix entre science-fiction et mélodrame.

Au premier abord, le pitch de Fraternité ressemble à celui de la série The Leftovers : une partie de l’humanité a mystérieusement disparu après une « grande éclipse ». Le terme rappelle, quant à lui, les derniers Avengers… À la différence que chez Marvel, c’est un super-vilain écolo, Thanos, qui provoque la disparition – « the blip », ou « l’éclipse » en français. Chez Caroline Guiela Nguyen, l’éclipse est réelle, c’est un phénomène cosmique qui est à l’origine du désastre. Il faut donc s’en prendre aux astres, à l’univers tout entier : ce sont eux qui ont emporté les disparus. Fichu cosmos ! – Car pour les autres, impossible de faire le deuil de ceux qui ne sont pas vraiment morts : les voilà condamnés à attendre le retour des proches qu’ils ont (provisoirement ?) perdus.

À vrai dire, seule une nouvelle éclipse pourrait ramener lesdits absents : c’est pourquoi la NASA scrute avec beaucoup d’attention le mouvement des astres. Probablement est-ce ici la première incohérence du scénario : pourquoi un phénomène similaire produirait-il un mouvement inverse ? Mais passons ; c’est ce qu’attend avec détermination une palanquée internationale de semi-endeuillés dans les Centres de Soin et de Consolation (CSC), créés pour soutenir ceux qui ont perdu un proche : à quand la nouvelle éclipse (dont on ne sait jamais de quel astre elle provient, d’ailleurs) ?

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Pour les occuper – quoi d’autre ? –, la NASA a créé une cabine à messages qui sont diffusés dans l’univers : chacun peut venir y déposer sa souffrance (en 1 minute 30 max), sans savoir si elle croisera le chemin d’un disparu, dont les visages parfois projetés sur un fond d’écran cosmico-kitsch éclairent l’intrigue. Encore une fois, difficile de créditer la cohérence de l’idée : la cabine est surtout un prétexte pour déverser ses affects, on peine à croire que les messages sont vraiment intégrés dans des sondes qui parcourent l’univers. Last but not least, une employée de la NASA – dont la formation en astrophysique a l’air moins utile que ses rudiments en médecine – est dépêchée pour informer de l’arrivée d’une prochaine éclipse, ainsi que pour écouter le coeur des habitués du centre.

Car voilà l’idée fondamentale de Fraternité : le coeur des hommes est intimement connecté au mouvement des planètes. Ce n’est pas tout : chez Guiela Nguyen, les peines de coeur ralentissent les battements cardiaques… Si bien qu’en grandissant de jour en jour, la souffrance freine le mouvement des astres. L’humanité est prise dans un cercle vicieux : sans mouvement des planètes, pas de nouvelle éclipse ; sans éclipse, pas de retour des disparus… Ainsi, la peine continue à augmenter, le mouvement des planètes continue de décélérer, etc.

Encore une fois, le spectacle demande un certain effort de crédulité : un cercle vicieux de ce genre ne tient pas infiniment, la peine ne peut aller crescendo, ad vitam æternam… Ne nous attardons pas : si elle est un peu new age, l’idée d’une intrication entre les émotions humaines et les étoiles reste une sémillante parabole science-fictionnelle autour de la résilience des coeurs. Enfin… Comment faire abstraction des maladresses de scénario ?

Si la science-fiction a l’habitude d’être une parabole, dans Fraternité, elle est plutôt un habillage.

Pour exemple, le personnage d’Habib, dont le seul arc narratif est qu’il ne comprend toujours pas que non, sa femme n’est pas bloquée à l’étranger, mais qu’il s’agit d’un phénomène mondial de disparitions, dont, présumons-le, l’ampleur doit passer assez peu inaperçue. Certes, puisqu’il ne parle qu’arabe, il a peut-être du mal à comprendre ce qui se déroule en France (d’autant que sa fille essaie de lui cacher la vérité pour limiter sa peine, par des circonvolutions elles-même peu convaincantes)… Mais au bout de plusieurs décennies tout de même, ne se doute-il de rien ?

Passent déjà difficilement lesdites maladresses, mais la palme de l’incohérence revient à Memo, une technologie dont l’objectif est d’effacer les souvenirs des proches disparus afin d’accélérer de nouveau les battements cardiaques de ceux qui restent. Encore une fois, l’idée est émouvante, assez splendide même : la seule manière de ramener ceux qu’on aime à la vie est de les oublier. À vrai dire, Memo est une machine presque christique, puisqu’il faut se sacrifier par amour, en acceptant d’effacer sa relation avec autrui pour qu’il continue à vivre. Pas étonnant qu’elle soit figurée par un grand coeur, dont le rose fuchsia remplace le rouge sanguin pour souligner peut-être encore plus l’émotion qui y coule.

Mais c’est après que chaque personnage a effacé les souvenirs de son disparu – dans une litanie un peu laborieuse, qui devrait du coup avoir le mérite de transformer l’intrigue de fond en comble – que l’intention de Guiela Nguyen devient de plus en plus claire. En fait, le comportement des personnages, soudain privés d’une partie d’eux-mêmes, ne change aucunement. Est-ce parce que la technologie a seulement prélevé les souvenirs « de leur tête » pour reprendre la formule d’un personnage ? Même pas, puisqu’en réalité une bonne partie de leur mémoire continue de leur parvenir (d’autant que Memo est une machine-coeur et non une machine-cerveau)…

Non, il faut bien s’y résoudre : puisque la majeure partie des idées n’a quasi-aucune conséquence sur les personnages, c’est que Caroline Guiela Nguyen s’en fiche, de la science-fiction. À celui qui reste sceptique, le twist de fin terminera de le confondre : la disparition du temps lui-même ne les altère pas… À croire que même privés de leur âme, ils continueraient de souffrir comme si de rien n’était.

Autrement dit, si la science-fiction a l’habitude d’être une parabole (e.g. on parle du futur pour mettre en crise le présent), dans Fraternité, elle est plutôt un habillage. CSC ou pas, phénomènes inexpliqués ou pas, la première partie pourrait se dérouler dans n’importe quel centre social. D’ailleurs, c’est bien dans des centres sociaux et non dans des observatoires que la metteuse en scène a choisi de réaliser un travail documentaire pour préparer son spectacle…

Une foule de questions sans réponse se superpose dans un monde où l’affect l’emporte souvent sur la cohérence de l’intrigue.

Quant à la seconde partie, qui veut être plus proche de la science-fiction, avec l’introduction de Memo et de la notion de « receveur » ou de « classé R », elle trahit surtout le peu d’intérêt porté au genre : comment expliquer autrement que, dans une production à ce point argentée, aucune attention visuelle ne soit portée sur l’interaction entre les machines et les personnages ? Certes, le coeur de Memo est très réussi visuellement parlant, mais en dépit d’un convaincant écran de contrôle, la machine n’agit que via un cordon en plastique vaguement déposé sur la poitrine du cobaye. De la même manière, les voix dans le coeur des receveurs ne sont audibles que via le stéthoscope de Rachel, sans qu’aucun effet ne mette en évidence le twist dramatique. Bref, une foule de questions sans réponse se superpose dans un monde où l’affect l’emporte souvent sur la cohérence de l’intrigue.

Du coup, Fraternité est le spectacle de deux autres spectacles en germe. D’un côté, celui qui valoriserait fortement le genre science-fictionnel auquel il se rattache, dans lequel les personnages seraient vraiment affectés par les belles trouvailles du récit : entre autres, la connexion entre la souffrance humaine et le cosmos ; la mutation psycho-physique engendrée par le ralentissement du battement cardiaque ; les conséquences scientifiques et philosophiques de la privation de souvenirs et de la dilatation voire de la disparition du temps. Les magnifiques lumières colorées et mouvantes de Jérémie Papin y trouveraient peut-être mieux leur place : que ce soit la lumière du jour qui baigne le CSC, de plus en plus multicolore et irréelle, ou celle de l’éclipse, dont les tons plus chauds suggèrent une diminution des longueurs d’ondes émises dans le spectre du visible.

De l’autre, le spectacle qui poursuivrait littéralement l’aventure de Saïgon : il se concentrerait sur les émotions humaines seules, sans s’embarrasser du maquillage science-fictionnel qui gêne le propos de la metteuse en scène. Il va sans dire que la scénographie du CSC et le régime de jeu naturalistes y trouveraient, quant à eux, beaucoup plus leurs aises.

Quelle voie prendre alors, puisque l’une et l’autre auraient probablement donné toutes deux de très bons spectacles ? À vrai dire, la première est la plus originale, tant la science-fiction reste un genre mineur au théâtre (par ailleurs, le spectacle n’est pas sans rappeler France-Fantôme de Tiphaine Raffier, qui était confronté partiellement aux mêmes impasses). Néanmoins, la seconde semble beaucoup plus proche de la démarche de Guiela Nguyen, qui s’est un peu empêtrée dans un genre qu’elle maîtrise mal alors qu’elle poursuit, dans Fraternité, la même recherche dramaturgique que dans Saïgon.

Au fond, ce n’est pas pour rien que le projet est titré Fraternité, conte fantastique : il y a, d’un côté, la voie naturaliste qui explore la souffrance, la résilience et la solidarité ; de l’autre, la recherche d’un autre monde via l’usage maladroit du terme « fantastique », renvoyant à un genre tout autre, qui ne fait que révéler à quel point cette voie est précaire pour Guiela Nguyen, sauf à ce que la metteure en scène devienne subitement une échevelée du genre. Quoi qu’il en soit, il faut parier que Fraternité, terreau fertile pour deux autres spectacles qui n’ont pas éclos, permettra à l’artiste de radicaliser son territoire dramaturgique.

Fraternité, conte fantastique de Caroline Guiela Nguyen, à voir à la FabricA au Festival d’Avignon du 6 au 14 juille, au Théâtre de l’Odéon du 18 septembre au 17 octobre puis à Tarbes, Limoges, Grenoble, Bruxelles, Liège, Lyon, Rennes, Reims… 


Victor Inisan

Critique, Metteur en scène

Mots-clés

Festival d'Avigon