Hommage

Boltanski à jamais

Curateur

À 17 ans, à la faveur d’un voyage scolaire à Paris, Hans Ulrich Obrist a rendu visite à Christian Boltanski. Une rencontre qui allait changer la vie de ce jeune Suisse allemand. Il se souvient et rend ici hommage, pour AOC, au très grand artiste, mort le 14 juillet, à 76 ans.

Mort ce 14 juillet à l’âge de soixante-seize ans, à Paris, Christian Boltanski était l’un des grands artistes de notre temps. Son œuvre émouvante et visionnaire, déclinée en sculptures, installations, photographies et films, gravitait autour des idées de mémoire, d’absence et de présence, de souffrance, de mortalité et de deuil, ainsi que de la manière dont les gens se rapprochent à travers leurs histoires et leurs expériences personnelles.

L’obsession de la mort est au cœur de l’art de Boltanski. « J’ai passé toute ma vie à essayer de préserver la mémoire de la vie, dans la lutte contre la mort, écrit-il. La seule chose que j’ai peut-être faite, puisqu’il est impossible d’arrêter la mort, c’est de montrer ce combat. »

publicité

Pour l’artiste, « les sujets sont extrêmement peu nombreux, et il est clair que la mort est le sujet le plus partagé ». Dans ses installations immersives, l’éphémère rencontre le monumental dans un jeu paradoxal d’oppositions. Boltanski considère l’exposition comme un rituel public qui interpelle l’individu dans son rapport au monde physique. La perspective de renouvellement et de changement est l’une des façons dont ses œuvres sont reliées aux thèmes récurrents de la mort et de la mémoire.

Boltanski a également embrassé le hasard et l’éphémère en produisant d’innombrables exécutions d’une même œuvre, une démarche qui invite à une réinterprétation constante, à la manière d’une partition musicale, dans des multiples tentatives d’atteindre une limite et d’expérimenter des altérations, des nouveautés, des changements, des amorces, des départs et des variations. Il m’a dit : « Un artiste, c’est quelqu’un qui a une connaissance absolue des règles de son époque, mais qui parvient à les contourner ou à les modifier. »

Boltanski faisait preuve d’une grande générosité à l’égard des nouvelles générations, ce dont j’ai moi-même fait l’expérience lorsque j’avais dix-sept ans et que je suis allé le voir à l’occasion d’un voyage scolaire à Paris. Cette rencontre a été une révélation et a changé ma vie. Il a transformé ma vision de ce que pouvait être une exposition – au-delà de simples objets sur un mur de musée. « On ne se souvient que des expositions qui inventent une nouvelle règle du jeu » ; cette idée, j’y pense tous les jours quand je travaille sur une nouvelle exposition.

Je suis régulièrement allé le voir après cette rencontre, et cinq ans plus tard, il m’a donné l’idée de faire une exposition dans un lieu inattendu : ma propre cuisine. Peu de temps après, nous avons réalisé une autre exposition ensemble, dans la bibliothèque du monastère de Saint-Gall, en montrant ses extraordinaires livres d’artiste aux côtés de codex médiévaux. Boltanski est la raison pour laquelle j’ai déménagé à Paris à cette époque, où je suis resté les quinze années suivantes. Nous nous retrouvions autour d’un verre dans un café et nous imaginions ce que nous pourrions inventer qui n’avait jamais été fait auparavant.

Cette réflexion a donné lieu à de nombreuses collaborations, dont la série d’expositions do it, qui a démarré en 1993 alors que je prenais un café avec Boltanski et l’artiste Bertrand Lavier au Select à Paris. Nous réfléchissions sur la manière de rendre une exposition plus ouverte et inclusive. Nous avons alors eu l’idée d’un concept d’instructions ou de recettes créées par des artistes, qui pourraient être réalisées et interprétées de multiples manières. Nous étions enthousiasmés par l’idée qu’elles serviraient comme des partitions musicales, de façon à donner naissance à une exposition qui pourrait être rejouée au fil du temps.

Nous avons travaillé avec l’Association Française d’Action Artistique pour traduire les douze premières consignes dans douze langues différentes, puis nous avons envoyé un petit livre orange contenant ces instructions à des institutions et à des écoles dans le monde entier. Dès le départ, ce projet a été conçu en accès libre, pour que des personnes de tout âge et de toute expérience puissent y prendre part. En ce sens, il s’agissait d’une invitation universelle à participer. Petit à petit, des exemplaires de ce manuel ont commencé à apparaître dans les musées, les écoles et les foyers. L’exposition a eu lieu dans 170 villes à ce jour et n’a jamais cessé depuis 1993.

Le chapitre suivant de ma collaboration avec Boltanski fut Take Me I Am Yours, une exposition durant laquelle les visiteurs sont invités à enfreindre les conventions et à faire tout ce qu’ils ne sont normalement pas autorisés à faire dans un musée : les œuvres peuvent être touchées, utilisées ou modifiées ; elles peuvent être mangées ou portées ; achetées ou même emportées gratuitement, ou encore en échange d’un objet personnel. Take Me I Am Yours a été présentée pour la première fois en 1995 à la Serpentine Gallery de Londres, et dans des versions différentes à Paris, Copenhague, New York et Buenos Aires.

Boltanski était tout à fait conscient que les expositions sont peu visibles et accessibles pour de larges pans de la société. C’est pourquoi il a toujours réfléchi à d’autres modes de dialogue et à des concepts d’exposition mobiles, qui puissent aller directement à la rencontre du public. C’est la raison pour laquelle il a créé des centaines de livres d’artiste au fil des ans, un des aspects les plus importants de son travail. Cette démarche a également conduit au point d’ironie, le magazine que nous avons lancé tous les deux avec Agnès b.

Christian disait : « Il fut un temps où le livre d’artiste était une chose extrêmement précieuse ; il fallait porter les gants blancs pour les regarder ; ça valait très cher. C’était un premier temps. Après il y a eu un deuxième temps, né avec Ed Ruscha ou Hans-Peter Feldmann, lorsque les livres d’artistes étaient bon marché et multipliables à l’infini, mais en fait tirés à 200, à 800 exemplaires. Des point d’ironie auraient pu, pratiquement, être des livres d’artiste. Le point d’ironie a réalisé une chose importante à cette période : dépasser les 800 exemplaires pour arriver à 100 000 exemplaires. Comme il y en a un très grand nombre, ce nombre n’est plus uniquement destiné aux librairies spécialisées, ou aux amateurs d’art, mais devient comme une bouteille à la mer que chacun peut prendre dans un café ou recevoir par courrier. Le point d’ironie est quelque chose comme ça, qui a voyagé partout et on ne sait pas où il a échoué. »

Ou, pour reprendre les mots de Robert Musil, « l’art peut apparaître là où on l’attend le moins ».

 

traduit de l’anglais par Marie Greget


Hans-Ulrich Obrist

Curateur, Directeur artistique de la Serpentine Gallery à Londres

Jeux olympiques, Jeux interdits

Par

L’empereur du Japon Naruhito va déclarer, ce 23 juillet, l’ouverture de Jeux Olympiques fermés à double tour. Après avoir causé le report d’un an de l’évènement, le contexte pandémique a conduit le... lire plus