Cinéma

Chant de patience – sur En route pour le milliard de Dieudo Hamadi

Critique

Avec son nouveau documentaire, sélectionné à Cannes, Dieudo Hamadi prolonge son exploration de la situation politique de la République Démocratique du Congo. Il suit cette fois une association de victimes de la Guerre des Six Jours le temps d’un périple de 1 734 kilomètres le long du Congo. S’ajoute à cette grande traversée un jeu de miroir entre la scène politique nationale et la scène théâtrale, puisque le théâtre est aussi choisi comme mode d’action par les mutilés pour porter haut leurs revendications.

Après une solide reconnaissance obtenue en festivals (notamment au Cinéma du réel), le travail de Dieudo Hamadi bénéficie pour la première fois d’une sortie dans les salles françaises avec En route pour le milliard. On y retrouve ce qui fait la force du documentariste congolais : non pas la volonté d’imposer un dispositif quelconque, mais une qualité d’accompagnement et d’attention aux situations.

Il y a chez Dieudo Hamadi une tendance à faire corps avec ceux qu’il filme et il n’est pas impossible que les instants les plus emblématiques de sa pratique soient ceux où le souci de la forme s’efface devant l’événement : c’était le cas lorsque, dans Kinshasa Makambo (2018), le réalisateur-filmeur se mettait à courir aux côtés des manifestants pour échapper à la police, ça l’est encore ici dans une scène où, au milieu d’un bateau pris dans la tempête, l’objectif de la caméra est voilé par la pluie. Mais, tout en donnant l’impression d’un cinéaste parfaitement intégré aux groupes qu’il filme, jusqu’à en partager les luttes et les difficultés, le style direct d’Hamadi sait aussi faire place au travail du regard, à la recherche du bon point de vue, à la saillie du détail. Sa force tient à cette capacité à être présent au cœur de l’action tout en la découpant soigneusement avec sa caméra.

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En route pour le milliard s’ouvre par ailleurs à un type de plan inédit, le montage étant entrecoupé de moments où les personnages n’apparaissent plus dans leur espace quotidien, mais sur une scène. Le film suit en effet les membres d’une association de victimes de la Guerre des Six Jours qui, en juin 2000, avait vu s’affronter les forces rwandaises et ougandaises en territoire congolais, dans la ville de Kisangani, se disputant le contrôle de richesses minières et laissant derrière eux des milliers de morts et de mutilés.

Marqués à vie dans leurs chairs par cet événement, portant béquilles et prothèses, les personnages revendiquent leur droit à une indemnisation, droit reconnu par la Cour de Justice Internationale mais jusqu’à présent dénié dans les faits : ils décident alors d’entreprendre le voyage de Kisangani à la capitale Kinshasa (soit une véritable traversée du pays de l’Est à l’Ouest par le fleuve Congo) afin d’aller interpeller les responsables politiques, mais aussi de faire connaître au public leur histoire et leur condition en interprétant sur les planches une pièce qu’ils ont eux-mêmes écrite, dans ce qu’ils appellent un « théâtre du souvenir »[1].

En s’attachant à cette cohorte, Hamadi continue une œuvre de description de la République Démocratique du Congo qui opère en suivant des lignes parallèles aux cadres institutionnels : c’était le cas dans Examen d’État (2014) où des étudiants ne pouvant payer la prime demandée par les enseignants organisaient leurs propres cours (et un système d’antisèche), dans Kinshasa Makambo où de jeunes activistes menaient leurs actions politiques dans des groupes en marge des partis dominants, tout comme dans Maman colonelle (2017), dans lequel le manque de moyens auquel faisait face une policière luttant contre les violences faites aux femmes et aux enfants l’amenait à s’en remettre davantage à la populations et aux victimes elles-mêmes qu’aux autorités en place.

Les films de Dieudo Hamadi semblent ainsi reconduire sans même le chercher des motifs où transparaît la situation politique d’un pays.

Après les étapes de la prise de décision et du départ, l’arrivée de la délégation des mutilés à Kinshasa se fait, par hasard du calendrier, alors que la ville est agitée par une période électorale (le tournage du film a eu lieu en 2018). Alors qu’elle avance sur le bord d’une rue fréquentée, la bande croise un camion portant l’effigie d’un candidat, transportant des partisans qui incitent le peuple à voter pour « Papa social ». Le camion va dans un sens contraire à la petite bande, qui poursuit son chemin sans y faire attention : l’image suffit à dire l’absence de connexion avec le monde politique. Le rejet subi lorsqu’ils tenteront de pénétrer dans le parlement ne sera qu’une confirmation.

Les films de Dieudo Hamadi semblent ainsi reconduire sans même le chercher des motifs où transparaît la situation politique d’un pays : la formation de collectifs, mais aussi l’ouverture de maisons où ils se regroupent, se soutiennent et réfléchissent ensemble (le logement des mutilés à Kinshasa fait écho à la maison investie par les étudiants d’Examen d’État et à celle occupée par les femmes de Maman Colonelle).

À un isolement vis-à-vis d’une grande part de la société répond un art nécessaire de la débrouille collective (qui atteint ici son pic sur le bateau). Mais en raison du handicap, l’exclusion dans En route vers le milliard n’est pas seulement économique ou politique, elle touche au cœur de l’intime : comme l’indique une discussion où le personnage de Mama Kashinde raconte que son mari ne lui achète jamais de nouveaux vêtements alors qu’il le fait pour ses enfants, les familles des victimes elles-mêmes tendent à les considérer comme des poids inutiles. L’association ou la formation d’un collectif contrebalance cet état de fait, et l’on ne peut s’empêcher d’apprécier l’ironie qui veut que la députée qui accueille le groupe à Kinshasa, après les avoir enjoints à rester unis quoi qu’il arrive, les abandonne à leur sort afin de se consacrer à sa campagne électorale.

Des conditions endurées lors de la traversée du fleuve à l’impossibilité d’être reçus et entendus par les représentants politiques, le parcours est parsemé de revers. L’annonce du résultat des élections laisse espérer un bref moment l’intégration du groupe à la communauté nationale : l’accession de Félix Tshisekedi à la présidence, première victoire d’un opposant par voie démocratique, suscite en effet un enthousiasme général en mettant fin au long règne de Joseph Kabila. Mais à une séquence où la bande se mêle à la foule en liesse, noyée dans la masse et pour une fois soustraite aux regards insistants, succède immédiatement un retour à l’attente et à l’isolement (retombée de l’enthousiasme où l’on peut lire celle du pays tout entier, l’opposant n’ayant pas tenu toutes les promesses de rupture avec le régime précédent et sa corruption).

Mais que le groupe de victimes soit aussi une troupe de théâtre prend ici toute son importance, le film fonctionnant sur la mise en rapport de deux récits et de deux scènes : d’une part le récit de la tentative d’intervention sur la scène politique nationale, et d’autre part le récit que les mutilés devenus acteurs font de leur propre histoire sur la scène théâtrale. En opérant des passages du pont d’un bateau où les personnages affrontent les éléments ou du bitume des rues où ils manifestent aux planches où ils se livrent à une performance, le montage assure une circulation en même temps qu’il accuse un écart.

Les plans montrant la troupe sur scène ne dévoilent jamais le contexte, ne laissant jamais entrevoir la présence d’un public. La raison est d’abord pratique : dans les faits, la troupe n’a pas pu se produire à Kinshasa comme elle le souhaitait, les images intégrées au films sont donc issues de répétitions. Cette configuration confère cependant à ces scènes un statut singulier, en faisant des moments directement adressés à un spectateur virtuel, avec lequel se confond sans mal le spectateur du film. La pièce semble de la sorte offrir dans le film une situation d’auto-représentation à même de compenser symboliquement l’échec rencontré sur la scène de la représentation politique, créant une situation d’adresse quand l’absence de toute écoute règne partout ailleurs (la question est d’ailleurs posée sur scène : « que devons-nous faire pour être écoutés ? »)

La représentation des « victimes » et de leurs corps constitue bien sûr un enjeu incontournable.

Le théâtre ne doit pas cependant pas simplement être vu comme un moyen de transfert entre deux scènes, ou comme la possibilité de formuler un message destiné à frapper les consciences : il est aussi pour les personnages un espace où exprimer une énergie. En route pour le milliard raconte bien sûr la lutte d’individus pour leurs droits, et Hamadi le fait avec un souci de dignité en phase avec les paroles du président de l’association qui, habitué aux regards apitoyés ou condescendants, affirme qu’ils ne sont pas des mendiants. Mais le film se fait aussi affaire d’arrêt et de reprises, d’immobilité et de mouvement, implique une dimension sensible et physique.

La représentation des « victimes » et de leurs corps constitue bien sûr un enjeu incontournable, auquel Dieudo Hamadi répond entre autres par un discret système de contrepoints. Son regard reste attentif à la trame du quotidien et aux personnalités de chacun : la condition partagée et la solidarité dans la lutte n’empêche pas les disputes, ni l’émergence de préoccupations qui sont moins liées au handicap qu’à la vie en commun, comme lorsqu’un personnage remet en question la qualité de la nourriture, au risque d’humilier la cuisinière.

Le respect d’Hamadi pour ceux qu’il filme, la force morale qu’il parvient à transmettre sont toujours incarnés dans un niveau prosaïque, et non pas isolés pour créer artificiellement des figures exemplaires voire héroïques. De même, après une impressionnante démonstration de détermination où elle prend part à l’interpellation des élus devant le parlement, le film s’attarde sur le personnage de Sola au repos, la jeune femme ôtant sa prothèse pour prendre soin d’un moignon qui la fait souffrir. À l’engagement mis en avant par certains plans répondent des moments de pause et de stase, où les visages se font pensifs, où la fatigue, parfois, point aussi.

Tout en faisant place au repos, Hamadi recourt néanmoins à un procédé qui, quoique sans emphase, structure le point de vue : il choisit de faire entendre sur les images de personnages immobiles la version murmurée d’un chant entonné à plusieurs reprises dans le film. En route pour le milliard débute par ce chant dans lequel Sola, suivant les paroles, réclame « l’argent du sang ». Si le film met en vis-à-vis une scène politique et une scène théâtrale, le chant est un élément qui leur est commun, porteur de revendication et vecteur d’émotion, manière d’occuper un espace et d’attirer l’attention, de se donner du courage, aussi. À ce titre autant dirigé vers l’auditeur que tourné vers soi.

Sans doute l’utilisation récurrente de ce chant murmuré par Dieudo Hamadi est-elle une manière de fluidifier son récit. Mais, au-delà d’un aspect pragmatique, elle n’est pas sans effet et sa présence sur les moments de stase imprime à l’ensemble une espèce de continuité par-delà l’alternance de moments forts et faibles. Elle charge les images d’une énergie sous-jacente, leur fait couver un mouvement à venir. Cette fonction énergisante de la musique est parfaitement illustrée par une scène suivant un moment de tension lors de la traversée du fleuve. Vieux Jean, l’un des membres de la troupe, se met à frapper sur son tambour. Peu après, sa mélodie est reprise, son déhanché emporte les rires, les murmures deviennent des chants, certains dansent, le mouvement emporte l’assistance dans une unité et une bonne humeur retrouvées. Plus de corps diminués à cet instant, mais des individus qui éprouvent pleinement une sensation. Il faut aussi voir cet autre moment où, lors d’une répétition, une femme de la troupe laisse tomber ses béquilles pour se rouler au sol.

Il ne faut par ailleurs pas attendre plus de trois minutes dans En route pour le milliard pour voir apparaître un type de plan caractéristique d’Hamadi, où le cinéaste nous fait suivre un personnage dans son déplacement. Maman Colonelle s’ouvrait par une course à pieds, un jogging quotidien montrant un corps robuste. Hamadi met d’abord ici ses pas dans ceux de Sola, qui avance en boitant, appuyée sur sa béquille. Il ne s’agit pourtant pas de souligner une démarche précaire, liée à un handicap, mais bien de s’inscrire dans l’énergie d’un corps – comme un cycliste se met dans la roue de celui qui le précède. Il s’agit de fabriquer l’image de personnages qui, en dépit des obstacles qu’une société place sur leur route, vont de l’avant. Entre Maman Colonelle et Sola, le rapport n’est pas d’opposition mais d’homologie. Le corps de la seconde n’est pas moins dynamique, comme y insistent les plans suivants la montrant jouer au basket sur une chaise roulante, comme pour écarter d’emblée tout a priori.

Même si cela semble tenir du paradoxe, En route vers le milliard est un film politiquement pessimiste mais physiquement optimiste. Il s’achève sur la vision de la petite délégation au bord d’une avenue, tenant une banderole en direction d’un bâtiment officiel où ils attendent d’être enfin reçus. Face à eux, la circulation incessante des voitures renforce un sentiment d’indifférence à leur égard. Mais Hamadi fait s’éteindre le son direct, pour laisser revenir à nouveau le murmure des mutilés. Leur attente pourrait bien être éternelle ; le chant déjoue le découragement. Peut-être que pour espérer gagner, il faut avant tout être armé de patience et de musique.

En route pour le milliard, en salles depuis le 29 septembre 2021.

Une rétrospective des films de Dieudo Hamadi, « Le Congo de Dieudo Hamadi », a débuté ce mercredi à l’Espace Saint-Michel (Paris).


[1] Des membres de l’Association des victimes de la guerre des Six Jours apparaissent dans une scène de Maman Colonelle (2017) et c’est à cette occasion que la rencontre avec Dieudo Hamadi s’est faite.

Romain Lefebvre

Critique, Co-fondateur de la revue « Débordements » et chargé de cours à l'université

Notes

[1] Des membres de l’Association des victimes de la guerre des Six Jours apparaissent dans une scène de Maman Colonelle (2017) et c’est à cette occasion que la rencontre avec Dieudo Hamadi s’est faite.