Entrelacements – sur Sages femmes de Marie Richeux
Il faudrait pouvoir parler de Sages femmes, le quatrième livre de Marie Richeux aux éditions Sabine Wespieser — et troisième dont la narratrice a pour prénom Marie — sans rien en dévoiler. Une gageure. Car se plonger dans ce pudique roman d’une grande intensité, et que pendant toute la lecture l’on pourrait prendre pour un récit, demande à n’avoir aucune idée de ce qu’il recèle. Une boîte à merveilles comme l’étaient certaines boîtes à couture, comme le sont encore certains albums photographiques ou registres d’archives.
Mais en tentant de ne rien en dévoiler, par quel bout le prendre, qu’en livrer sans le trahir, sur quel fil tirer pour que l’ouvrage se détisse de lui-même, comme s’y obstinait Pénélope dont le geste chaque fois réitéré pourrait être la métaphore de tant de vies non consignées ? Tant de femmes ayant parcouru ou parcourant leur temps en toute discrétion, menus travaux et labeur acharné, silences obligés et donneuses de vie à des nouveau-nés – ici de nouvelle-nées illégitimes qu’elles choisiront de garder – pour qu’en grandissant, ces petits êtres tissent à leur tour une toile discrète dans un monde d’hommes, toiles ouvragées aussi fragiles que celles, admirables, des araignées.
Tout commence au croisement de trois routes : trois possibilités dictées par une figure impassible (une statue de la Vierge), à un personnage féminin nommé Marie également et l’on comprendra que ce n’est pas tout à fait un hasard. La porosité de la narratrice à l’incertitude du monde, de son corps à la lumière, aux courants telluriques, aux sons, aux orages, est d’emblée saisissante. Elle se tient là avec sa petite fille qui, tout au long du livre, entraînera sa mère dans la réalité parallèle de ses interrogations (« Qu’est-ce qui finit ? » ; « Rabattre la toile pour pas entendre quoi maman ? Pour pas entendre l’orage ? ») pour lui faire tantôt perdre pied, tantôt revenir brusquement au réel. Et que dire de ses propres rêves, fabuleux, prémonitoires, qui parfois eux aussi se fondent à sa réalité ou la font se fondre en eux ?
En se retrouvant à ce croisement, Marie se trouve littéralement puisqu’une phrase gravée au pied de la statue agît en révélation : « Et à l’heure de notre ultime naissance » – phrase sans point qui n’ordonne ni ne livre rien mais se tient là, comme en suspens sur la pierre, ouverte aux vents, pour se nicher en soi tel un mystérieux adage auquel seul le déroulement d’une existence peut à la fois donner son sens et sa direction.
D’ailleurs, saura-t-on jamais quelle est cette heure de notre naissance ? Le fait qu’elle soit ultime nous empêcherait-il de renaître ? C’est d’elle que l’enquête, mue en quête, naîtra, et à travers elle que la narratrice tisse des bribes d’histoires entrelacées, restituées avec une infinie délicatesse. Marie prend en effet grand soin des femmes proches ou inconnues qui l’entourent ; ces femmes dont les vies ou les mots donnent petit à petit corps à sa recherche.
Tous ces instants saisis au vol qui restituent l’éveil à soi d’une femme déjà/bientôt mère, à laquelle ces vies oubliées – ou jamais jugées dignes d’être dites – apportent une raison d’être.
Au fil du texte, elle nous glisse au creux de l’oreille ses épiphanies et ses doutes, d’une voix que l’on imagine aussi douce et profonde que celle de l’autrice qui, chaque jour ou presque depuis plus de dix ans, s’évapore sur les ondes au point du jour, au milieu de l’après-midi ou à la tombée de la nuit.
Lire Sages femmes donne envie d’assister à sa lecture dans un studio de radio tous feux éteints ou dans une salle de spectacle où, seules en scène, autrice et narratrice confondues livreraient le texte dans la quiétude qui en émane, tenant en mains l’ouvrage-écheveau de pensées. Tous ces instants saisis au vol qui restituent l’éveil à soi d’une femme déjà/bientôt mère, à laquelle ces vies oubliées – ou jamais jugées dignes d’être dites – apportent une raison d’être.
En lisant Sages femmes, je n’ai pu m’empêcher de penser à Vie des hommes infâmes de Michel Foucault[1], écrit à partir de lettres de cachet, requêtes familiales ou rapports de police du XVIIe et du XVIIIe siècle pour servir de préface à une anthologie d’existences qui ne vit jamais le jour. Il s’ouvre sur ces lignes :
« Ce n’est point un livre d’histoire. Le choix qu’on y trouvera n’a pas eu de règle plus importante que mon goût, mon plaisir, une émotion, le rire, la surprise, un certain effroi ou quelque autre sentiment, dont j’aurais du mal peut-être à justifier l’intensité maintenant qu’est passé le premier moment de la découverte. C’est une anthologie d’existences. Des vies de quelques lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aventures sans nombre, ramassés en une poignée de mots. Vies brèves, rencontrées au hasard des livres et des documents. Des exempla, mais – à la différence de ceux que les sages recueillaient au cours de leurs lectures – ce sont des exemples qui portent moins de leçons à méditer que de brefs effets dont la force s’éteint presque aussitôt. Le terme de “nouvelle” me conviendrait assez pour les désigner, par la double référence qu’il indique : à la rapidité du récit et à la réalité des événements rapportés ; car tel est dans ces textes le resserrement des choses dites qu’on ne sait pas si l’intensité qui les traverse tient plus à l’éclat des mots ou à la violence des faits qui se bousculent en eux. Des vies singulières, devenues, par je ne sais quels hasards, d’étranges poèmes, voilà ce que j’ai voulu rassembler en une sorte d’herbier. »
Cet incipit fait écho à l’effet produit par Sages femmes qui, plutôt qu’un herbier, évoque un patchwork dont chaque pièce est unique et laborieusement conçue pour s’agencer aux autres, s’inscrire dans la matrice. On peut aussi voir en Marie elle-même une sage qui n’utilise pas seulement de ce qu’elle lit et découvre au fil de sa quête, mais interroge sans cesse la place de sa propre existence dans cette lignée de femmes dont elle est issue, ou qu’elle croise au détour d’une exposition (bouleversante rencontre avec l’artiste Sheila Hicks), de conversations (avec l’historienne Nicole Pellegrin ou l’artiste Ouassila Arras), d’une réunion de préparation à l’accouchement où elle déclenche son enregistreur pour recueillir des paroles de femmes à l’intérieur desquelles la vie s’est envolée (enregistrements qui s’effaceront).
La lecture de Vies des hommes infâmes il y a de nombreuses années m’avait bouleversée à deux titres : d’une part car ces brefs récits de vies minuscules et crépusculaires, consignés en quelques lignes pour qu’une autorité suprême décide de leur sort, étaient tout à coup devenus, à plusieurs siècles d’écart et grâce à l’intelligence de Foucault, audibles, visibles ; d’autre part parce que les femmes en sont presque totalement absentes.
Sages femmes est une vibrante déclaration d’amour à toutes les petites filles nées de ces « ventres maudits » ayant courageusement choisi de ne pas les abandonner.
N’y avait-il pas eu de femmes dites folles ou dont les existences avaient forcé une interaction avec le pouvoir ou la loi ? N’y avait-il pas eu d’internées à tort ? De filles-mères contre leur gré, de guérisseuses dénoncées, de retardées mentales accusées de meurtres qu’elles n’avaient pas commis ? De femmes auxquelles les violences infligées commençaient non pas face à une institution, mais entre les quatre murs d’une cuisine, d’une chambre, d’un atelier de confection ? Je me souviens avoir éprouvé une profonde tristesse, un vide, en réalisant que Foucault lui-même perpétuait l’absence d’inscription du féminin dans l’histoire, et qui plus est celle des infâmes. Ce texte reste attaché à ce manque qui rend criante l’absence des vies pourtant logées en filigrane.
Et c’est cela que Sages femmes répare, en quelque sorte et sans y prétendre, dans son habile maillage d’histoires dont fiction et non-fiction sont impossibles à départir. Elles sont restituées dans leurs plus précis détails ou, au contraire, dans les informations lacunaires distillées par une tante sage-femme à la retraite, des registres consultés à Reims dont la brièveté du contenu oblige Marie à chercher autre chose, ailleurs. S’il n’est pas ici question de lettres de cachet ou de dénonciation, Sages femmes est une vibrante déclaration d’amour à toutes les petites filles nées de ces « ventres maudits » ayant courageusement choisi de ne pas les abandonner, comme avaient dû s’y résoudre tant de mères, glissant anonymement leurs nouveau-nés dans de petites cavités creusées à même le mur d’un hospice – sans aucune indication parfois, avec un objet ou une note manuscrite à d’autres. Petits êtres emmaillotés déposés pour leur bien et qui auront eu, si elles ou ils ont survécu, à se frayer leur propre chemin. Sans jamais se départir de l’idée que leurs existences étaient d’emblée honteuses. Les petites filles nées des femmes sages dont Marie rapièce les vies n’ont pas non plus été réclamées par leurs pères, jamais. Au mieux adoptées par un autre, mais ni reconnues ni retrouvées, ou alors l’histoire ne le dit pas.
Autre chose m’est revenu à l’esprit au cours de ma plongée dans ce livre qu’il est difficile de refermer une fois commencé : le souvenir d’un diorama dans l’exposition Dioramas au Palais de Tokyo en 2017. Composé par le muséologue Georges Henri Rivière pour le Musée des Arts et Traditions populaires en 1975, il restituait l’existence d’une femme « Du berceau à la tombe ». En longeant la vitrine de gauche à droite, les étapes d’une vie anonyme se dévoilaient d’un seul tenant à travers les vêtements portés par des silhouettes évidées, les objets d’un trousseau (une soupière, quelques assiettes). Tout ce qui, au premier regard, pouvait avoir appartenu à une femme dont l’histoire n’a jamais été écrite. Pourtant, ce poignant aperçu d’un autre temps, dont le titre aurait pu être « Et à l’heure de notre ultime naissance », ne dit rien de la manière dont les femmes transmettent, ou non, la vie dans leur vie. Toutes ces Sages femmes auxquelles Marie Richeux donne enfin un corps, une voix.
Marie Richeux, Sages femmes, Sabine Wespieser, 2021.