L’épreuve du temps – sur La Trilogie des contes immoraux (pour Europe) de Phia Ménard
Le spectacle de Phia Ménard La Trilogie des contes immoraux (pour Europe) dure longtemps. Pas tant en temps réel – même si trois heures, ce n’est pas rien – qu’en temps ressenti, éprouvé. Ça ne veut pas dire qu’on s’ennuie, loin de là, ni que l’artiste cherche à faire vivre aux spectateurs une épreuve de force un peu sadique – même si là encore, elle ne s’interdit pas de jouer avec jouer un poil avec nos nerfs, à provoquer notre patience. Mais elle préserve toujours une forme d’humour, cet art d’adoucir les perceptions et les relations humaines. C’est tout un art de savoir s’arrêter juste à temps, juste avant que ça ne devienne un peu maltraitant, en tout cas indélicat et brutal, de faire durer encore tel étirement du temps.
Ce n’est pas le moindre des mérites de la pièce de Phia Ménard que de maintenir cet équilibre savant entre : nous faire éprouver la violence dont elle entend nous parler, et nous l’épargner. Affaire d’expérience, mais aussi d’intention politique. Comme Athéna, déesse biface de la sagesse et de la guerre, la performeuse sait quels combats mener et lesquels sont vains ou mauvais. Sans jamais nous oublier ou nous laisser à quai, elle nous embarque dans sa confrontation aux mythes politiques fondateurs des démocraties occidentales et à leur immoralité cachée, qui tient entre autres à leur fantasme de toute-puissance et d’immortalité. Chemin faisant, elle nous fait ressentir les impasses de la modalité relationnelle dominants/dominés qui y est associée, et dans laquelle nous sommes le plus souvent engoncés, que ce soit en termes de relation entre la salle et la scène, ou entre gouvernants et gouvernés. Et elle nous invite à en goûter une autre forme de relation, qui monte, en filigrane, au fil des heures, qui connecte les corps aux corps et aux cœurs.
Mais d’abord, le combat. Dans son viseur, si on devait simplifier, on dirait qu’il y a en priorité les frontières. Entre les pays, entre les genres, entre les langages artistiques. Par exemple, pétrie de référence à la SF, La Trilogie est aussi un conte, et une tragédie, en trois actes s’il vous plait. L’Acte I, « Maison Mère », est celui où le symbole est le plus évidemment politique. Tout en cuir et clous, jupette noire et blouson rouge, bottes de sept lieues version motarde, PhiAthéna c’est un peu le petit chaperon rouge qui aurait fusionné avec Furiosa, la véritable héroïne de Mad Max Fury Road. Elle démonte nos structures politiques en se coltinant un Parthénon de carton-pâte en version kit à assembler – ce qu’elle fait, lentement, péniblement, mais avec une patience flegmatique et décidée qui suscite un respect attendri.
Le mot Europe, à l’origine, signifie : terre large ou œil large, et le mythe grec y associe un symbole de fertilité. C’est parce qu’elle est simple et évidente, limpide, qu’elle est puissante, l’allégorie de la Grèce antique qui en montre l’envers du décor : Athènes, c’est le berceau des dominations et des injonctions paradoxales sur lesquelles repose notre belle civilisation européenne. La démocratie, sauf pour les femmes, les esclaves et les étrangers ; le culte de dieux et autres autorités qui nous protègent mais qui légitiment le viol et la prédation à tout va ; le sentiment de supériorité des « vrais » et bons citoyens qui s’en autorisent pour traiter tous les « autres » – les femmes, les enfants, les métèques et la terre – comme des objets de conquête.
Son gaffeur à la ceinture et sa mini-scie sauteuse sous le bras, Phia Ménard ne vient pas du cirque pour rien.
Et ça ne s’est pas amélioré avec le temps. À l’heure où l’ancienne terre d’accueil ferme violemment ses portes aux réfugiés économiques, politiques et climatiques, alors que le Parthénon s’est réveillé l’été de la création sous une pluie de cendres caniculaires en même temps qu’arrivait au cœur de nos contrées jadis bien tempérées l’autre extrême du dérèglement climatique, et son lot de déluges, inondations et glissements de terrain, c’est peu dire que l’Europe ne protège plus grand monde. Du coup, une fois enfin monté, la protectrice de la Cité ne sait plus trop bien quoi faire de son temple de carton-pâte. Finalement, peut-être que ça ne tombe pas si mal qu’il soit réduit en bouillie de papier mâché par la pluie diluvienne qui s’abat soudain. Elle contemple le déluge, mi-résignée, mi-amusée, sans rien pouvoir, ni vouloir y faire. On dirait qu’elle nous prend à témoin : ça va durer encore longtemps, nos conneries ?
Mais il y a autre chose, aussi, dans ce premier mouvement, une confrontation avec la matière, un affrontement avec les éléments. Le conte n’est pas que politique, il est aussi philosophique. Son gaffeur à la ceinture et sa mini-scie sauteuse sous le bras, Phia Ménard ne vient pas du cirque pour rien. De la lignée des circassien.ne.s-chorégraphes-plasticien.ne.s option loufoque métaphysique, comme Martin Zimmerman ou Camille Boitel, autres Sisyphe des matériaux, eux aussi familiers des corps-à-corps avec le bois, le verre et le carton.
Toustes questionnent le rêve de l’homme occidental de se rendre maître et possesseur de la nature et de ses habitants, objets et humains. Chez toustes, la même tendresse pour le foutraque, le même acharnement à construire-détruire, et la même posture enfantine, c’est-à-dire philosophique, d’étonnement face au monde et aux humains. Ce n’est pas un hasard si ces trois artistes décalent chacun.e à leur façon les normes de genre, si leurs corps habitent la scène et par là, invitent à habiter le monde autrement, différemment, en sortant des sentiers battus, rebattus et qui nous abattent. C’est justement cet être au monde, hybride, décalé, en équilibre oblique vis-à-vis des coordonnées du réel tel qu’il est, cette présence aussi légère que la tâche est lourde, qui permettent l’acuité du questionnement, et constituent le point d’appui pour le changement.
L’Acte II, « temple père », épaissit le mystère, et creuse l’impasse du modèle de la binarité. D’un côté, on continue à suivre le fil clair de l’allégorie politique, en passant à l’étape 2, du temple à la Tour de Babel, de la maison de paille (enfin, ici de carton) à la maison de bois. Dans une ambiance rétro-futuriste, mi-Métropolis mi-Terminator, une belle jeune femme sophistiquée, tyran de papier glacé, porte beaux les atours érotisés dont sait se parer la violence dans nos sociétés modernes policées.
Là encore, la part de l’ombre est donnée à voir et à éprouver dans un clair-obscur hypnotique : le refoulé du capitalisme, la coulisse de la domination à l’heure d’Uber Eats et d’Amazon Prime qui bercent le consommateur de l’illusion d’un monde instantané de la marchandise accessible en un clic et en 2D. Dans les trois dimensions de la réalité, ça prend du temps et ça suppose une main d’œuvre qui dépense son énergie, use son corps et le met en danger, de fabriquer ces produits, de construire ces forteresses qui ne tiendront plus très longtemps.
Quatre ouvriers-esclaves-circassiens sont à présent au travail, mais eux sont de simples exécutants d’un projet qui les dépasse et les exclut. Les travailleurs ne ménagent pas leur peine. Deuxième épreuve du temps, deuxième hommage au labeur physique que l’on ne veut plus voir. Dans le spectacle, rien ne nous est jamais donné comme déjà là. Comment construisons-nous notre monde ? Avec qui ? Pour qui ? Comment et pourquoi ? Et pourrait-on concevoir un monde hors de la binarité exploiteurs-exploités, dominants-dominés ? Car la « machine » dont il est question dans le texte de cet Acte II, cette machine prête à s’emballer et à tout dévorer, cette machine folle et maudite qui fait obstacle au « potentiel infini primordial », c’est nous qui l’activons.
Décidément, semble nous dire le spectacle, rien ni personne ne peut se contenter d’être une chose à la fois.
À vrai dire, cette machine folle, c’est nous, tout simplement : les dominants, bien sûr, ici la dominatrice en tailleur échancré blanc sexy, mais c’est aussi nous tous, y compris ceux qui se font plus ou moins complices de leur servitude volontaire. C’est là que le tuilage des métaphores atteint sa limite peut-être, car la nécessité économique sur laquelle repose l’exploitation des travailleurs précaires d’aujourd’hui n’est pas moins impérative que par le passé. Mais c’est aussi le point de bascule de ce spectacle qui met nos sens et notre quête de sens dans un état de déséquilibre permanent. Car simultanément, autre chose se trame, de radicalement différent.
Phia Ménard ne fait pas semblant de travailler ce qu’elle appelle l’injonglabilité complémentaire des éléments. Ici, ça tient en un souffle, ou plutôt un transfert d’essoufflement. Si l’espace sonore est saturé d’une respiration amplifiée qui nous pénètre les narines et met tous les diaphragmes au diapason, ce n’est pas celle des ouvriers-circassiens-soumis mais celle de la manageuse-dominatrice-chamane.
Chamane, oui. Décidément, semble nous dire le spectacle, rien ni personne ne peut se contenter d’être une chose à la fois. PhiaAthéna n’est plus là, c’est Inga Huld Hàkonardòttir qui officie à présent – voix juvénile et gutturale à la fois, mix de transe tribale et de sons presque électro : si la comparaison de la performeuse islandaise avec Björk est un peu facile, elle est difficile à esquiver. On dirait qu’Inga et l’ombre portée de PhiAthéna unissent leurs forces pour nous apprendre à éprouver une autre forme d’empathie, qui ne prendrait pas naissance dans les émotions mais directement dans l’éprouvé organique, une empathie de corps à corps.
Et puis, vient l’Acte III. Au bout du conte, on attend avec une impatience un peu fébrile de savoir combien de temps ça va prendre de fignoler la maison numéro 3, elle devrait être en briques si on suit bien… et il faut avouer qu’on s’inquiète un peu de la possibilité que ça prenne cette fois pas mal de temps de la dézinguer.
On se demande aussi qui seront les petits cochons cette fois. Mais, surprise, pas de nouvelle maison. La tour reste là. Désertée. Mais est-ce qu’on ne dirait pas… mais oui, il y a bien quelqu’un, là-haut, accroché aux cimes de la tour de Babel. C’est le petit chaperon rouge des débuts. Débarrassée de son armure bravache, elle descend de la tour-arbre, comme un petit animal débusqué, dans un cache-cache pudique avec nous. Quand elle ose enfin se montrer, on a la sensation de l’avoir apprivoisée alors qu’il s’agit bien plutôt du contraire. Juste Phia. Dans le plus simple appareil.
Face à nous, puis de dos, tout près, contemplant un immense rideau transparent. Manière de dire, qu’il n’y a plus rien d’autre à regarder. À fabriquer pour se distraire. La maison la plus solide, et la seule que l’on devrait s’occuper de construire, c’est celle-là. Au dernier acte, le dénouement, c’est le dénuement. La « rencontre interdite », qui a commencé à se dire et à se faire entre les lignes depuis le début, advient enfin, advient soudain : la rencontre avec soi, la vie nue et sacrée à la fois. En lieu et place de la toute-puissance destructrice, la puissance de la douceur[1] et de la vulnérabilité, qui est le contraire de la fragilité. Parce qu’il en faut, de la force, pour oser habiter le monde dans sa peau à soi et rencontrer les autres, entrer en relation avec eux à cet endroit-là. Ça aussi, ça prend du temps. Mais quand c’est là, c’est immédiat. C’est ça, la révolution qui nous attend. La sage guerrière chamane nous montre le chemin… Suivons-là.
NDLR : Les prochaines représentations de La Trilogie des contes immoraux (pour Europe) auront lieu à Angers (du 8 au 10 octobre), à Orléans (15 et 16 décembre) et à Bobigny (6 au 12 janvier 2022). La tournée se poursuit jusqu’en mai 2022.