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À l’intérieur du son – sur « Lovers Rock » de Steve McQueen

journaliste

Un an pile après son lancement, s’il est une seule raison d’essayer le portail Salto, c’est bien Small Axe, la série anthologique de Steve McQueen, et plus encore, « Lovers Rock », le second épisode, qui capte quelque chose de très difficile à mesurer avec une caméra : l’effet produit par la musique, sur des corps, mais aussi sur des relations sociales, et cela durant un temps donné – ici celui, nocturne, d’un rassemblement social très joyeux.

Sortie il y a presque un an, la série anthologique Small Axe de l’artiste Steve McQueen raconte l’histoire de la communauté antillaise du Royaume-Uni, en cinq épisodes indépendants les uns des autres. Le second d’entre eux, « Lovers Rock », filme une soirée, la musique qui y est diffusée et la façon dont elle s’immisce dans les corps, les relations et les imaginaires amoureux.

Quel souvenir garde-t-on d’une série ? L’effet de la sérialité ne produirait-il pas quelque chose de corrosif pour la mémoire ? Tout au long des moments durant lesquels une série est regardée, il se passe quelque chose de l’ordre de la discussion, du bouche-à-oreille. On enclenche des discussions, des dialogues : une série, on la regarde et on en parle. C’est un travail en progression constante, à la façon d’une séance de psy.

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Ce qui se déroule entre les séances, c’est-à-dire entre les épisodes, est peut-être tout aussi important que ce qui se passe durant l’épisode, ou la séance. Et il est rare de conserver en tête une série, ou un épisode de série, longtemps après sa découverte. Un peu comme un fil Instagram, le fil des séries produit des œuvres instantanées, qui stimulent le moment, mais se bousculent et s’effacent souvent tout au long de l’élongation de ce même fil.

Qu’y avait-il au début ? L’essentiel, le plus souvent, demeure dans le parcours d’un épisode à l’autre, d’une série à la suivante. La sérialité instille ceci, en filigrane. Et lorsqu’une série s’impose longtemps après, qu’elle continue à vous interroger, loin de tout contexte précis, c’est que quelque chose s’y est déroulé de particulier. Ou que quelque chose s’est passé entre elle et vous. C’est le cas de la série Small Axe. Le deuxième épisode, « Lovers Rock », demeure, des mois après sa découverte, l’un des moments importants de l’année écoulée, en ce qu’il a capté l’attention mais aussi monopolisé en nous, longtemps après, des interrogations allant au-delà de la série. Elles touchent la matière qui traverse tout le second épisode : la musique, et comment la filmer.

Il s’agit très profondément de filmer les danseurs et leurs façons d’être ensemble, d’être au monde et de vivre, aussi, à l’intérieur du son.

Steve McQueen filme là la nuit d’une jeune fille qui a fait le mur, se soustrayant à la surveillance de ses parents, pour rejoindre ses amis le temps d’une fête. Ce qu’il réalise, c’est une synthèse entre le réalisme et la rêverie, en équilibre permanent sur un seul fil, celui du son. Sur ce seuil très délicat à partir duquel il est possible de capter la musique mais aussi, surtout, sa façon de modifier la réalité, il capte quelque chose de très difficile à mesurer avec une caméra : l’effet produit par la musique, sur des corps, mais aussi sur des relations sociales, et cela durant un temps donné – ici celui, nocturne, d’un rassemblement social très joyeux.

L’effet aussi, par ricochet, que produit la musique sur l’atmosphère dans laquelle elle est diffusée : au-delà des échanges qui passent grâce à la fête, Steve McQueen capte la diffusion de la musique dans l’air qui l’environne et la façon dont cette propagation invisible mais sonore affecte ce qu’elle effleure. À la façon presque d’un parfum qui se met à hanter et modifier les lieux et les perceptions dès lors qu’il est lâché à l’extérieur de son flacon.

Mais le film ne se résout pas à être uniquement la captation d’une abstraction. Loin de là. Il s’agit très profondément de filmer les danseurs et leurs façons d’être ensemble, d’être au monde et de vivre, aussi, à l’intérieur du son. Les corps des musiciens, les mouvements d’une foule qui danse dans une soirée, les interactions entre les gens, entre les garçons et les filles, la façon dont la musique guide les corps, les gestes, les pensées, les attitudes, le style.

Et ce n’est pas n’importe quelle musique qui est en jeu : le son qui est diffusé dans cette soirée et la maison qui tient lieu de scène à la grande majorité de l’épisode, c’est du reggae, avec sa face réverbérée qu’est le dub. Et ce n’est pas anodin de filmer du reggae : le genre est populaire, il touche des classes sociales très disparates dans l’Angleterre des années 1970-80. Musique de prolétaire ou des classes sociales les plus pauvres, cette musique est aussi extrêmement scrutée par des classes plus intellectuelles et elle a été beaucoup reprise au fil des années, mutant en se fondant avec d’autres genres, du rock à la techno. Jon Savage, critique anglais qui a accompagné l’émergence du punk, a souligné l’importance du reggae auprès des groupes punks dans son livre England’s Dreaming. Les Sex Pistols et le punk[1].

Le reggae et le dub sont aussi au centre des innovations de groupes importants comme Massive Attack dans les années 1990 et même Burial dans les années 2000. Le genre est fécond. Mais il est aussi une matière très intellectualisée. Steve McQueen prend le contrepoint de l’approche récente d’un reggae déconstruit et le filme d’une autre perspective : celle de ses origines, celle d’une musique de fête, durant laquelle les morceaux sont accompagnés par un MC, un « maître de cérémonie » qui commente en direct, au son de la musique, ce qui se passe dans la salle. Et que se passe-t-il ici ?

D’abord, de façon assez notable, il ne se passe rien de dramatique. Au contraire, Steve McQueen prend son spectateur à rebours des attentes et des drames annoncés. Il le met face à quelque chose de si banal (une fête, une nuit) que ce spectateur passe son temps, d’abord, à se demander ce qui va se passer. Et c’est lorsque l’on a compris qu’il ne se passerait rien de plus que ce qui peut se passer dans un tel contexte, c’est à dire rien d’autre qu’une fête et tous les gestes et attitudes qui vont avec, que le film prend tout son sens. Et ce sens relève aussi bien de l’écoute, que du regard, que du souvenir, que de la chorégraphie.

L’épisode rend aussi pleinement compte de la façon dont la musique est évocatrice d’une communauté, et de la façon dont elle la constitue, la cimente presque.

Parce que Steve McQueen capte aussi tout cela comme une chorégraphie plastique, un enchaînement de mouvements, de corps qui valsent, qui se cherchent, s’évitent, se désirent, s’éloignent du centre, c’est à dire de la musique, lorsqu’ils ne tiennent plus, et s’en rapprochent dès lors qu’ils cherchent quelque chose, qu’ils sont désirants.

L’épisode rend aussi pleinement compte de la façon dont la musique est évocatrice d’une communauté, et de la façon dont elle la constitue, la cimente presque : l’écoute, la danse, le partage, sont autant de rituels qui rassemblent ici cette communauté, envers et contre tout, et envers surtout les autres communautés. « Lovers Rock » attrape bien cette façon, qui a longtemps été très anglaise, de rassembler autour de la musique des communautés très déterminées, identifiées. Les mods, les rockers, les punks, etc. Toutes ces musiques issues de communautés blanches ont aussi été des ferments pour des bandes. Le reggae a servi de la même manière d’étendard à une communauté antillaise, qui en a fait sa musique – celle d’une immigration populaire, dont l’esthétique s’est doucement infiltrée dans la pop anglaise : des skinheads aux musiciens du dubstep, tout le monde s’en est à un moment ou un autre réclamé, de façon ouverte, assumée.

Surtout, le titre du film est explicite : « Lovers Rock » est un sous-genre du reggae, entièrement né en Angleterre. Il est le produit de la communauté immigrée, et détourne la musique de la Jamaïque en l’adoucissant, avec des thématiques très romantiques, et en y insérant aussi des façons un peu plus proche de la soul américaine. Un mélange assez soyeux, assez doux, qui a contribué aussi à faire du reggae un genre extrêmement populaire, et lui a aussi permis d’intégrer les musiques les plus populaires qui émergeaient alors, comme la disco américaine : très souvent, les grands tubes disco se retrouvaient interprétés, façon « Lovers Rock », par des chanteuses d’origine jamaïcaine.

Au moment d’écrire ces lignes, je découvre par exemple Weekend Loving, un album de la jamaïcaine Jennifer Lara, datant de 1985, et tout juste réédité. Le disque pourrait être un appendice de ce qui se passe dans le film de Steve McQueen. Il met en musique le même genre de romance qui se déroule dans le film. Des romances remplies d’interrogations, de découvertes et surtout de rapports entre des femmes et des hommes. Jennifer Lara chante du même point de vue que la protagoniste du film de Steve McQueen : elle se donne une position forte, qu’elle prend, garde et assume, tout en faisant semblant d’être l’objet d’un homme. En réalité, dans les interstices et les faits qui sont montrés, c’est elle qui mène cette danse, c’est elle qui, dans l’une des plus belles scènes du film, au petit matin, est accrochée au-devant du vélo du garçon qui est amoureux d’elle. C’est lui qui pédale et c’est elle qui a l’air de planer au-dessus.

Le reggae que filme Steve McQueen, à la façon de toutes les chansons de ce genre menées par des femmes, ne montre que cela : la manière dont les corps évoluent en se laissant modeler par la musique et la façon aussi dont, à l’intérieur du son, ce sont les filles qui ont pris le pouvoir sur les mâles dominants. Ces derniers ont beau jouer à passer les disques, à enchainer les danses, à jouer les caïds, à tenter de séduire plus ou moins crânement, plus ou moins brutalement. Ils n’arrivent jamais à leurs fins, à moins que celles-ci ne coïncident avec celles de filles. Parce que, comme le montre si bien « Lovers Rock », et qui reste longtemps en mémoire, ce sont elles seules qui décident, de qui, au lever du jour, les raccompagne chez elles.


[1] Jon Savage, England’s dreaming. Les Sex Pistols et le punk, traduit de l’anglais par Denys Ridrimont, Allia, 2002

Joseph Ghosn

journaliste, directeur de la rédaction des Inrockuptibles

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Notes

[1] Jon Savage, England’s dreaming. Les Sex Pistols et le punk, traduit de l’anglais par Denys Ridrimont, Allia, 2002