Demeures et soi – sur État des lieux de Deborah Levy
Déborah Lévy est née en 1959 à Johannesbourg, soit dix ans après la publication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. En 1968, sa famille s’installe à Londres, la petite fille quitte le soleil d’Afrique du Sud et la terre où son père fut prisonnier politique plusieurs années durant. Elle a 54 ans, en 2013, lorsque paraît le premier volet de sa trilogie dite « autobiographie en mouvement ». Romans, nouvelles, poèmes et pièces de théâtre l’ont déjà révélée au public anglophone.
Le dernier volume de ce projet traduit en français par Céline Leroy pour les éditions du sous-sol a paru cet automne, il s’appelle État des lieux. Les précédents opus auxquels il est trop tentant de se référer (même s’il se lisent dans n’importe quel ordre) portaient déjà deux merveilleux titres : Le coût de la vie et Ce que je ne veux pas savoir. Deborah Levy dit qu’il y a, contenu dans ces trois ouvrages, vingt ans d’expérience féminine. Ils commencent lorsque ses filles sont très jeunes et se terminent lorsqu’elles ont quitté la maison. « Avec ces livres, j’espère avoir emmené un personnage féminin et toutes ses turbulences au centre du monde, en donnant leur pleine valeur à ses réflexions. »
Si l’on évoque d’emblée l’âge de l’autrice, c’est qu’elle en fait de même et qu’elle en fait un sujet. Aux deux sens du terme. « C’est épuisant de devenir un sujet » disait déjà la narratrice dans un précédent opus, « mais c’est une bonne fatigue ! » était-on tenté de lui répondre en lisant.
Une femme comme sujet, devenant personnage principal de son propre récit, cette pensée continue d’être creusée sans relâche, et se double ici d’une mise en abyme, puisque la narratrice s’obstine à l’écriture d’un scénario. Autour d’un café, un jour qu’elle arrive en retard avec des feuilles d’arbre dans les cheveux, une productrice cruelle lui demande : comment le public est censé s’attacher à un personnage de femme vieillissante, impitoyable sur sa vocation, en prise avec des désirs et des conflits qui ne tournent pas qu’autour des hommes ? Le bal des questions peut commencer. Deborah Levy aime les questions. Elle en accumule parfois jusqu’au vertige, semble trouver dans la littérature le parfait endroit pour les poser, et, patiemment, voir s’esquisser du savoir.
« Le lundi on claque une porte on est en colère, le jeudi on commence à comprendre pourquoi. Eh bien, le livre est structuré de cette manière. Il y a le temps de l’évènement et il y a le temps de l’après-coup, des résonances de l’évènement, éventuellement de sa compréhension. Le savoir vient lentement dans la vie comme en littérature et il survient souvent dans des moments inattendus. » Certains savoirs fleurissent donc de certaines questions posées cent pages plus tôt.
À nous de jouer : que se passe-t-il quand la littérature regarde une femme de plus de cinquante ans en tant que sujet de pensée et de désirs ? Qu’advient-il quand le cinéma en a fini d’attendre que l’héroïne, bonne cavalière, tombe d’une immense falaise avec son cheval, prouvant invariablement son talent pour mourir ? Comment expliquer que ces petits livres, en ne levant le voile sur aucune des grandes énigmes de la vie, nous permettent pourtant d’y voir plus clair et de faire avec ?
Faire des livres comme on vit : plus librement
Il y a d’autant plus de sens à évoquer la forme du texte qu’elle rejoint en tous points les enjeux de son fond : elle est libre et cette liberté, contagieuse. Le texte avance de villes en villes, par associations d’idées, suivant des motifs qui enflent, repérant des lapsus émouvants (Mumbay devenant « Mom, bye » pour la narratrice qui doit accepter la mort de sa mère) et s’augmentant de multiples citations. La grâce des phrases fait tout tenir ensemble, et produit – par quelle opération magique ? – du désir.
Deborah Levy n’avance pas seule. Elle cite volontiers, rend visibles ses compagnonnages, se fond dans plusieurs voix et vit dans plusieurs langues à la fois. Ces échos ont afflué pendant l’écriture. En les laissant exister dans le texte final, elle nous permet de les entendre à sa manière et affirme qu’on n’écrit qu’avec les autres. Le texte gagne en épaisseur et, d’une certaine manière, en amitié.
En guise de manifeste formel, elle partage par exemple (un sourire aux lèvres) cet extrait d’Écrire (Marguerite Duras, 1993) : « Je crois que c’est ça que je reproche aux livres en général, c’est qu’ils ne sont pas libres. On le voit à travers l’écriture : ils sont fabriqués, ils sont organisés, réglementés, conformes on dirait. Une fonction de révision que l’écrivain a très souvent envers lui-même. L’écrivain, alors il devient son propre flic. J’entends par là la recherche de la bonne forme, c’est-à-dire de la forme la plus courante, la plus claire et la plus inoffensive. Il y a encore des générations mortes qui font des livres pudibonds. Même des jeunes : des livres “charmants”, sans prolongement aucun, sans nuit. Sans silence. Autrement dit : sans véritable auteur »
Il y a des lignes de fuite aux textes de Levy, plusieurs horizons. Il n’y a pas de doute, l’auteure est là. Ils appellent notre rêverie dans un relais joyeux, nous accueillent en retournant tous les panneaux interdit, et nous propulsent vers d’autres textes, Dickinson, García Márquez, Orwell, Perec, Steinen, West, Camus, Fanon, Duras, de Beauvoir…
« Je crois qu’elle aime travailler dans un espace sauvage » fait-elle dire à son frère dans État des lieux. Pour nous qui habitons cet espace le temps de la lecture, c’est un cadeau. Deborah Levy maîtrise l’art de bâtir des livres exactement comme le cabanon d’écriture qui y est un personnage à part entière : avec esprit et humour pour l’air frais, quelques étagères pour figurer la sédimentation des lectures, et toutes les saisons de la vie par les carreaux.
La maison est ce qui nous hante
Dans ce dernier opus de la trilogie, il est question des maisons imaginaires et réelles habitées par la narratrice. Elles sont comme autant d’états des lieux pour l’existence, des home à la structure plus ou moins solide, où les objets vivent et parlent concrètement de nous. Vider les placards, faire des cartons, retrouver trois chevaux de bois peints ou une page dédicacée par l’ex-mari, font figure d’expériences fortes.
Déjà, en 2013, Le coût de la vie commençait (en jaune) par une maison démantelée. Celle du mariage et de la famille nucléaire. « Ne pas se sentir chez elle dans sa propre maison est le début du plus grand récit créé par la société et du malaise féminin » Une inquiétante étrangeté porteuse de détonation. Une fois cette maison atomisée, il fallait en inventer d’autres.
Au début de ce troisième livre, la narratrice vit dans la même ruine d’immeuble londonien qu’à l’opus précédent, mais elle rêve de toutes ces forces à une vieille demeure majestueuse. Elle l’arrange et la meuble dans sa tête, établit des devis pour des piscines imaginaires. Elle a surtout deux grandes filles qu’elle doit laisser partir et un plan de bananier en guise de troisième enfant à charge. Cette femme se tient sur un seuil. En la regardant vivre dans les moindres détails, en l’écoutant penser, rire, pleurer, Deborah Levy étire ce moment de transition, l’ausculte et rend avec émotion ses innombrables nuances d’obscurité et de lumière.
Sous couvert d’immobilier, chacun.e aperçoit la maison rêvée, jamais réalisée, toujours à venir, comme une figuration des désirs et des aspirations. N’a-t-on pas le sentiment d’habiter plus grand lorsqu’on est amoureux ou en pleine création ?
« Peut-être est-il bon que nous gardions quelques songes pour une maison que nous habiterons plus tard, toujours plus tard. Si tard que nous n’aurons pas le temps de la réaliser. » Une maison de rêveries décrite par Gaston Bachelard. Un langage en devenir. Deborah Levy décline l’idée à l’infini. La langue qu’on écrit est une maison, celle dans laquelle on est traduit en est une autre, celle dans laquelle on est étranger et celle dans laquelle on essaie de traduire ses songes sont autant de cabanons. La maison est une histoire qui hante l’écriture et la politique, peut-être parce que la première de nos maisons nous hante à jamais ?
Deborah Levy complexifie l’idée selon laquelle la maison se refermerait comme un piège sur les femmes. Bien sûr, elles s’y épuisent (gratuitement et souvent sans reconnaissance), auprès des enfants quand il y en a, inventent et gèrent un quotidien énergivore, mais cet espace domestique ne leur est pas que nuisible. C’est l’hypothèse qu’elle défend. « Être architecte de cette ambiance concrètement palpable par les autres est un acte généreux, de partage et d’invention, ça rend très modeste de devoir créer une maison pour deux grandes filles, c’est une utopie sans espoir, un lieu de création. »
En citant l’essayiste britannique Mark Fisher, la maison est ce qui nous hante, Deborah Levy porte ces observations au-delà la sphère intime. La nécessité d’un espace à soi dans un monde où il est tant question d’exil, n’est pas réductible à une question bourgeoise. Elle souligne l’importance de pouvoir se retrouver, élaborer sa pensée, rêver, se reposer, reprendre des forces mentales. Autant de nécessités affichées comme vitales, non solubles dans l’économie de marché. « Les chevaux de la liberté (petits chevaux afghans peints qu’elle retrouve dans un déménagement) sont sans prix, ils ne sont pas à vendre. »
Personnage féminin en perpétuelle composition
À la fin de l’État des lieux, la narratrice a bientôt soixante ans et reconnaît, face au miroir, les yeux de sa défunte mère dans son propre regard. Le fantôme et sa fille font alors le tour du propriétaire. Un énième inventaire. Est-ce à dire que la mère a droit de regard sur ce que possède sa fille ? À qui appartient alors sa vie ? Qui est propriétaire des existences ?
Si les femmes, écrit Levy, « sont comme des propriétés foncièrement possédées par le patriarcat », elle suggère que combattre le patriarcat c’est aussi renoncer à posséder ses enfants. C’est l’autre révolution susurrée par le livre. Il s’agirait de passer d’un monde où les femmes sont des maisons occupées (par les hommes, par les visions et paroles de la mère, par les enfants, par la société hétéronormée, par la violence…) à un monde où les femmes occupent l’espace. Les femmes retrouvent les clefs de chez elles, et décident, pourquoi pas, de les accrocher à la branche d’un vieil arbre de Central Park. Elles sont vagabondes, se déplacent, physiquement, mentalement, échappent aux assignations. Elles transmettent des livres, parfois des droits d’auteure, et les chevaux de la liberté. Les deux premiers opus de la trilogie pouvaient se lire comme une ode à la circulation douce entre les temps de la vie (vive le vélo électrique et les escalators). Ce troisième et dernier opus peut se lire comme une invitation à repenser la propriété (immobilière, amoureuse, familiale) pour s’inventer des vies, des amours et des lieux plus ouverts, des familles élargies, des cabanons toujours en devenir.
« Quand une femme doit trouver une nouvelle façon de vivre et s’émancipe du récit sociétal qui a effacé son nom, on s’attend à ce qu’elle se déteste par-dessus tout, que la souffrance la rende folle, qu’elle pleure de remords. Ce sont les bijoux qui lui sont réservés sur la couronne du patriarcat, qui ne demande qu’à être portée. Cela provoque beaucoup de larmes, mais mieux vaut marcher dans l’obscurité noire et bleutée que choisir ces bijoux de pacotille »
On a beaucoup comparé la narratrice de Deborah Levy à l’amie rêvée, conversation vivifiante, conseil aimant et juste présence. Si l’on ne devait retenir qu’un de ses conseils, ce serait de voyager léger. Dans le sac : un chargeur d’ordinateur, un adaptateur et une rallonge pour pouvoir écrire partout. Sans oublier que s’alléger prend du temps.« Ça prend du temps d’abandonner ce qui n’est pas bon pour vous » dit Deborah Levy. Voilà pourquoi, à la lire, on se dit qu’il fait bon vieillir.
Deboray Levy, État des lieux, traduit de l’anglais par Céline Leroy, éditions du sous-sol, octobre 2021, 240 pages.