Littérature

Réparation – sur La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr

Sociologue

Sitôt récompensé par le Goncourt, Mohamed Mbougar Sarr s’est vu attribué des tournures « un peu africaines ». Si les prix les plus prestigieux font la part belle aux auteurs et autrices issu·es du continent africain en cette rentrée, leur écriture se trouve rapidement naturalisée et ramenée à des origines territoriales. Avec autodérision et sens de la narration, l’auteur de La plus secrète mémoire des hommes interroge les ressorts de la critique littéraire française et le conservatisme dont elle peut faire preuve, comme s’il avait anticipé la réception de son propre roman. Une invitation bienvenue à lire autrement les littératures africaines.

Salué dès la rentrée littéraire par la critique, le roman La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr a déclenché un nouvel enthousiasme dans les médias et les librairies à la suite du prix Goncourt qu’il a emporté le 3 novembre 2021. Cette consécration succède à un désintérêt de près de cent vingt ans de la part des jurys de ce prix pour les écrivain·es africain·es de langue française, qu’ils n’avaient encore jamais récompensé·es.

Partie prenante d’une attention plus largement portée cet automne par les palmarès les plus prestigieux de l’hémisphère nord aux auteur·rices issu·es d’Afrique, cette reconnaissance s’accompagne de déclarations témoignant en sourdine du regard particularisant que bien des institutions françaises continuent de porter sur elles ou eux et sur leurs œuvres.

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Réflexif et lucide sur la place de cette littérature dans le champ littéraire français, le roman de Mbougar Sarr, qui se présente comme une enquête érudite visant à réparer des mémoires littéraires et familiales amputées de maillons essentiels, avait cependant représenté et comme anticipé certaines caractéristiques de cette réception.

Des « manières africaines » suscitant l’enchantement ou le rejet du jury Goncourt

Loin des compromissions qui ont pu marquer son histoire, le jury Goncourt a fait à l’automne 2021 un choix dans la lignée des résolutions de transparence qu’il a prises en 2008, par la jeunesse et l’indépendance de l’auteur récompensé comme des maisons d’éditions qui le publient. Ce prix s’accompagne de dynamiques collectives transnationales, au niveau éditorial d’abord. Philippe Rey, créée en France en 2002, et Jimsaan, fondée dix ans plus tard au Sénégal par Felwine Sarr et Boubacar Boris Diop, deux écrivains et intellectuels promouvant l’usage du wolof comme langue littéraire, étaient déjà partenaires pour la publication du précédent roman de Mohamed Mbougar Sarr.

La moisson 2021 des grands prix européens et états-uniens s’est aussi plus généralement caractérisée par son attention portée aux écrivains issu·es d’Afrique – et tout particulièrement du Sénégal : le Booker Prize est revenu au Sud-Africain Damon Galgut, le Nobel de littérature au Tanzanien Abdulrazak Gurnah, le Prix Camoes à la Mozambicaine Paulina Chiziane, le Booker Prize International au Franco-Sénégalais David Diop, le Prix Neustadt au Sénégalais Boubacar Boris Diop, quand le prix Saint-Simon était attribué à leur compatriote Souleymane Bachir Diagne pour Le Fagot de ma mémoire, également publié, comme certains livres du précédent, par Philippe Rey.

Plus concentrés sur le texte primé que sur ces mouvements et ces solidarités, les membres du jury Goncourt ont traditionnellement pris la parole pour en faire l’éloge après la remise du prix. Insistant sur les 31 ans de Mohamed Mbougar Sarr (le plus jeune lauréat depuis Patrick Grainville, qui avait 29 ans en 1976), le président du jury Didier Decoin a qualifié le roman d’« hymne à la littérature » tout en émettant de légères réserves : « Quand on aime lire, on aime la littérature et je pense que le lecteur va se sentir en osmose avec ce livre. Il y a toutefois certaines tournures qui semblent hermétiques mais je trouve qu’elles sont un peu africaines, c’est comme quand je regarde une sculpture fétichiste, parfois je ne comprends pas bien ce que le sculpteur a voulu faire mais ça me parle, ça m’émeut, et c’est la même chose avec certaines phrases de Sarr où il a parfois des audaces dans l’association des mots et de la narration. Cela m’enchante[1]. »

L’hermétisme est ici mis au compte d’une forme de primitivisme s’adressant aux émotions mais inaccessible à la raison. Si l’on remet en perspective historique les réactions de ce jury, l’enchantement ici mis en avant devant cette opacité s’était traduit vingt ans auparavant par une exclusion de ce Graal qu’est censé représenter le Goncourt en comparaison à d’autres grands prix littéraires d’automne. « Nous n’avons pu accorder le Goncourt à Ahmadou Kourouma du fait de ses manières trop africaines[2] », avait déclaré Robert Sabatier, membre du jury, sur France Culture à propos d’Allah n’est pas obligé, récompensé en 2000 par les prix Renaudot et Goncourt des Lycéens.

Si ce propos fut qualifié d’« impair » dans Libération à la mort de l’écrivain[3], il peut aussi, pris au sérieux, témoigner d’un postulat partagé sur l’existence d’une altérité continentale inquiétante, voire menaçante. Il naturalise, du fait de ses origines territoriales, une écriture qui ne pourrait de ce fait atteindre tout à fait l’universel, et se fait ainsi symptôme d’une méconnaissance persistante, facilitée par des choix français de politique culturelle célébrant une « grandeur » francophone mais manquant de « pratiques solidaires et efficaces[4] ».

L’école et l’Université françaises n’offrent ainsi toujours pas de formation sérieuse aux littératures africaines et caribéennes[5]. De telles « misères[6] » structurelles autorisent des dénis et impensés de la part des critiques et des institutions littéraires, qui continuent de ne réserver bien souvent qu’un strapontin à ces cultures et à leurs représentant·es – sur les dix juré·es du prix Goncourt, dont trois femmes, seul Tahar Ben Jelloun, ayant plaidé, comme Camille Laurens, pour la sélection de La plus secrète mémoire des hommes, est racisé.

Mbougar Sarr ne s’y est pas trompé en saluant le « signal fort[7] » donné par ce prix, notamment aux écrivain·es francophones d’Afrique, mais aussi aux journalistes et critiques, incité·es à les lire de plus près. La plus secrète mémoire des hommes se présente du reste comme une forme d’hommage aux « aînés[8] », et notamment à l’écrivain malien Yambo Ouologuem (1940-2017) dont Le Devoir de violence fut récompensé par le prix Renaudot en 1968 avant de se voir longuement effacé de l’histoire littéraire[9], et auquel il est dédié.

La préface de Mbougar Sarr à la réédition d’Un homme pareil aux autres de René Maran, né en Guyane de parents martiniquais, récipiendaire du Goncourt un siècle avant lui, fait aussi du « désir d’écrire, d’être légitime par l’écriture, sans être toujours expliqué, analysé, reçu par le prisme racial » le « sujet caché du roman », Maran ayant précisément « souffert toute sa vie de n’être que le “premier Noir à recevoir le prix Goncourt[10]” ».

Un roman érudit et visionnaire, engageant à mieux lire les littératures africaines

Et c’est une souffrance comparable qui frappe Elimane dans La Plus Secrète Mémoire des hommes : la trajectoire de ce protagoniste est une transposition fictive, dans l’espace et dans le temps, de celle de Yambo Ouologuem, jusque dans certaines énigmes qui l’accompagnent. Le roman fictif Le Labyrinthe de l’inhumain, publié en 1938 (trente ans avant Le Devoir de violence) sous le pseudonyme T. C. Elimane intéresse du reste lui aussi le jury Goncourt. Mais son auteur devient surtout un « phénomène médiatique » et un « champ de bataille idéologique », sur lequel polémique la critique littéraire française des années 1930.

Elimane se montre « abattu » par les contre-sens et la nature des commentaires dont son livre, mal ou pas lu, fait l’objet, par le « péché » dont se rendent selon lui coupables ces critiques, décédant par la suite dans des conditions mystérieuses les un·es après les autres. La représentation corrosive des milieux littéraires français et du conservatisme de certaines de leurs institutions est empreinte de vraisemblance et d’humour, jusque dans les caractérisations racistes ou racialisantes davantage attribuées à l’auteur qu’à son texte.

« Est-ce que les choses ont changé aujourd’hui ? » s’interroge Siga D. à la fin des années 2010 : « Est-ce qu’on parle de l’écriture ou de l’identité, du style ou des écrans médiatiques qui dispensent d’en avoir un, de la création littéraire ou du sensationnalisme de la personnalité ? ». L’« adoubement du milieu littéraire français (qu’il est toujours bon, dans sa posture, de railler et de conchier) » reste une aspiration des candidat·es écrivain·es de « la bande » afro-parisienne que fréquente Faye, animée d’une foi maintenue en la littérature. Mais elle va de pair avec des désillusions, que la connaissance d’une histoire collective leur fait paraître plus ou moins inévitables, ce qui nécessite de s’en protéger – par exemple en retournant au Sénégal ou en République démocratique du Congo, ce qui est le choix de Musimbwa, alter ego de Faye, malgré l’épisode tragique qui le rattache à un « puits inachevé » dans son pays d’origine.

Alors que nombre d’œuvres littéraires françaises portent sur de telles mémoires douloureuses, souvent dans une démarche de deuil vis-à-vis de proches absenté·es, enfants, ami·es, frères et sœurs, parents décédé·es trop tôt[11], et que cette thématique nourrit aussi, dans cet exemple narratif et dans d’autres, La plus secrète mémoire des hommes, ce texte met cependant au moins autant en avant une forme de réparation proprement littéraire. L’enquête que mène Faye autour d’Elimane pose aussi la question des conditions de la survie littéraire et de l’accès à la postérité, en partie redevable de l’intervention d’intermédiaires culturels français – à l’instar du « journaliste influent » du Monde Afrique faisant de Faye après son premier livre « l’énième nouveau jeune africain qui arrivait, dégoulinant de promesses ».

Travaillée par une érudition historique et textuelle étendue, la fiction place ainsi en son cœur tout autant la force symbolique du texte littéraire que la conscience de sa fragilité matérielle et des contraintes sociales qui pèsent sur lui : « Le Labyrinthe de l’inhumain appartenait à l’autre histoire de la littérature (qui est peut-être la vraie histoire de la littérature) : celle des livres perdus dans un couloir du temps, pas même maudits, mais simplement oubliés, et dont les cadavres, les ossements, les solitudes jonchent le sol des prisons sans geôliers, balisent d’infinies et silencieuses pistes gelées ». Cette sélection accueillerait des livres méritant d’être sortis de leur solitude pour venir, une fois lus, nourrir des solidarités, notamment parce que leur magnétisme élève, terrifie et renvoie à l’action, faisant refluer « la vie (…) à l’âme avec violence et pureté ».

Portée par un souffle narratif puissant, ponctué par l’autodérision, La plus secrète mémoire des hommes pose ainsi, à côté de la question de l’écriture, « devant laquelle hésite le cœur de toute personne hantée par la littérature », celle de la lecture et des conditions de possibilité d’une interprétation appropriée, question qui s’adresse aussi aux institutions littéraires françaises et à leurs représentant·es.


[1] Isabel Contreras, Dahlia Girgis, Thomas Faidherbe, « Le prix Goncourt 2021 pour Mohamed Mbougar Sarr », Livres hebdo, mis en ligne le 3 novembre 2021, consulté le 5 novembre 2021.

[2] Éric Loret, « Robert Sabatier, Labat et au-delà », Libération, mis en ligne le 28 juin 2012, consulté le 18 novembre 2021.

[3] Idem.

[4] Lydie Moudileno, « Vous avez dit “misère(s) de la francophonie” ? », Le Point, mis en ligne le 16 février 2018, consulté le 15 novembre 2021.

[5] Véronique Bonnet, « Francophonie littéraire dans les universités françaises ? », Mediapart, mis en ligne le 28 juin 2020, consulté le 15 novembre 2021.

[6] Selon le mot de de Lydie Moudileno, « Vous avez dit “misère(s) de la francophonie” ? », art. cit.

[7] Isabel Contreras, Dahlia Girgis, Thomas Faidherbe, « Le prix Goncourt 2021 pour Mohamed Mbougar Sarr », art. cit.

[8] Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Philippe Rey, Jimsaan, 2021, p. 56. Dans la suite, les pages de cet ouvrage figurent entre parenthèses, après la citation concernée.

[9] Jean-Pierre Orban, « Livre culte, livre maudit : histoire du Devoir de violence de Yambo Ouologuem », Continents Manuscrits, Hors-série, mai 2018.

[10] René Maran, Un homme pareil aux autres, éditions du Typhon, 2021, préface de Mohamed Mbougar Sarr, pp. 18-19.

[11] Par exemple Alexandre Gefen, Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle, Éditions Corti, 2017.

Claire Ducournau

Sociologue, Maîtresse de conférences en lettres modernes à l'Université Paul Valéry

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Notes

[1] Isabel Contreras, Dahlia Girgis, Thomas Faidherbe, « Le prix Goncourt 2021 pour Mohamed Mbougar Sarr », Livres hebdo, mis en ligne le 3 novembre 2021, consulté le 5 novembre 2021.

[2] Éric Loret, « Robert Sabatier, Labat et au-delà », Libération, mis en ligne le 28 juin 2012, consulté le 18 novembre 2021.

[3] Idem.

[4] Lydie Moudileno, « Vous avez dit “misère(s) de la francophonie” ? », Le Point, mis en ligne le 16 février 2018, consulté le 15 novembre 2021.

[5] Véronique Bonnet, « Francophonie littéraire dans les universités françaises ? », Mediapart, mis en ligne le 28 juin 2020, consulté le 15 novembre 2021.

[6] Selon le mot de de Lydie Moudileno, « Vous avez dit “misère(s) de la francophonie” ? », art. cit.

[7] Isabel Contreras, Dahlia Girgis, Thomas Faidherbe, « Le prix Goncourt 2021 pour Mohamed Mbougar Sarr », art. cit.

[8] Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Philippe Rey, Jimsaan, 2021, p. 56. Dans la suite, les pages de cet ouvrage figurent entre parenthèses, après la citation concernée.

[9] Jean-Pierre Orban, « Livre culte, livre maudit : histoire du Devoir de violence de Yambo Ouologuem », Continents Manuscrits, Hors-série, mai 2018.

[10] René Maran, Un homme pareil aux autres, éditions du Typhon, 2021, préface de Mohamed Mbougar Sarr, pp. 18-19.

[11] Par exemple Alexandre Gefen, Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle, Éditions Corti, 2017.