Cinéma

Dealeuse par bonté – sur Neige de Juliet Berto et Jean-Henri Roger

Écrivaine

Réalisation discrète mais essentielle du début des années 1980, Neige se redécouvre en salles dans une version restaurée. Immensément délicat, le film de Juliet Berto et Jean-Henri Roger nous amène en balade entre Barbès et Place Blanche et dépeint un quartier transfiguré où nichent désormais les recalés des Trente Glorieuses. Hommage est rendu aux paumés qui l’habitaient, junkies, noctambules, travelos, prostituées, flics et voyous.

Au commencement, il y a quelques notes de basse. Une caméra flotte devant un pan de mur bleu, un piano vert, deux musiciens qui répètent sur scène. Le mur est d’un bleu étoilé, brillant, électrique comme celui du générique. « Il y a ce bleu », dit d’ailleurs la voix off d’une femme, « ce bleu qui fait tout basculer. » C’est Juliet Berto : le grain perlé de sa voix accompagne les mouvements de la caméra intranquille. « Bleu », reprend-elle, « comme les veines que Bobby remplit d’un liquide blanc, blanc et vide, comme le regard que je fixe sur ce môme que j’ai élevé et qui continue à me filer entre les doigts, ses yeux rivés sur les îles lointaines. »

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Le même plan inquiet se poursuit, hésitant, et dévoile avec ses déambulations les recoins du bar la Vielleuse. La caméra s’immobilise seulement devant elle, Berto, souriante derrière le comptoir en zinc. Elle incarne Anita, la barmaid qui s’agite, toujours chaussée de ses bottines noires, emmitouflée dans un manteau en fausse fourrure. Anita veut d’abord protéger un gamin devenu dealer, ce gamin qu’elle sent être le sien, par une sorte d’entêtement, ou de filiation sans sang, une maternité imaginaire et noble, maladroite et insuffisante. Le garçon a mal tourné, alors elle se sent responsable, comme si elle devait rattraper les inégalités ou les mirages d’un quartier mixte, populaire et, souvent, explosif.

Tout ce bleu, donc, comme le ciel des îles lointaines qu’on ne voit jamais, et du blanc, le carrelage des toilettes ou plutôt le néant de la dope. Tout ce blanc, en fin de compte, pour parler des liens fragiles, inespérés, au sein d’une nébuleuse à la dérive dans une partie bien précise du nord parisien. « Barbès me nargue. Le quartier où j’habite, il est vital que j’en parle » : Neige est, selon Juliet Berto, une balade entre Barbès et la Place Blanche.

Neige découvre la typologie d’un quartier transfiguré où se nichent désormais les recalés des Trente Glorieuses.

« Sur le Boulevard, les forains se sont installés. C’est la fête », dit encore en off la voix de Berto-Anita. Boulevard de l’errance, on découvre les baraques de foire, version décharnée et électrique du « Boulevard du Crime » des Enfants du paradis de Marcel Carné (1946). De fait, Neige ne dément pas un certain héritage du réalisme poétique français. Il y a bien Raymond Bussières, l’un des fondateurs du Groupe Octobre et proche de Jacques Prévert, jouant le rôle du projectionniste d’un cinéma disparu de Barbès, le Trianon. Bussières, remettant son béret devant le miroir, porte en lui tout ce mythe du Paris populaire remis au goût du jour des années 1980.

Dans Neige, pourtant, pas de décor ni de reconstitution (La Vielleuse est bien à Belleville, refait neuf pour le tournage, quoique censé se situer à Pigalle), mais un tournage discret pour bien saisir la faune bigarrée de junkies, noctambules, travelos, prostituées, flics et voyous qui se mêlent jour et nuit en bas de Montmartre. On traverse, comme le faisait déjà Berto dans Out 1 de Jacques Rivette (1971), la terrasse du Moulin Rouge, terrasse où ont habité les Prévert et Boris Vian. Neige découvre la typologie d’un quartier transfiguré où se nichent désormais les recalés des Trente Glorieuses.

Caméra presque invisible, portée près du corps ou embarquée dans des voitures pour capter en travelling le grouillement du quartier, traverser les boîtes à strip-tease où Bobby vend sa came, ce Bobby angélique – à ce détail près qu’il vend de l’héroïne. Ce garçon au centre du film, à peine sorti de l’enfance, on le voit peu, et lorsqu’on l’aperçoit enfin, il ne cesse de s’en aller, de quitter le cadre. Apparaissant, disparaissant, réapparaissant ; à chaque fois ses dreads nous donnent l’indice de son errance légère. Il a l’inquiétude enfantine de l’aube désespérée du quartier. Sans psychologie, sans densité, sans passé et presque sans paroles, il n’est pas étonnant qu’on le perde de vue assez vite. Bobby n’a point d’attaches, et que pourrait Anita, qui apprend sa mort par accident ?

Le garçon ne possède que l’horizon sans ressource, le bonheur fébrile du reggae dans son casque. Bobby avec son walkman est un moment de pur cinéma pasolinien, de grâce qui résiste, inconsciente, à l’ordre. Son inconséquence sera contagieuse, déclenchant ainsi la tragédie. Mais avant de vraiment s’en aller, Bobby est déjà absent, insaisissable, étranger à tout. Son seul geste volontaire est aussi puéril qu’inutile : il fait un bras d’honneur aux flics qui le poursuivent, ce qui en plus le ralentit dans sa course. Face à la violence démesurée, Bobby n’est qu’un indice humain de l’innocence, anéanti par les forces de l’ordre.

Anita croise, perd, retrouve et reperd de vue un autre homme, son jules, Willy, un boxeur un peu gouailleur, auquel Jean-François Stévenin prête son corps massif. Anita et Willy s’agacent, se disputent et se retrouvent, sublimes d’insouciance, dans les auto-tamponneuses. Mais lorsqu’il refuse de l’aider à trouver un gramme de dope, Anita, furieuse, se lance dans un monologue où se mêlent le mépris et le dépit. « Tu sais ce que je vois dans tes yeux ? », lui assène-t-elle. « Je vois un grand bonheur bien propre sur lui, bien normal, avec un trois-pièces-cuisine-bien-équipée, avec un bac à sable pour les enfants, puis la télé qui ronronne ses conneries, une jeune épouse comme il faut et l’amour bien régulier… »

On croit retrouver la Berto des films de Rivette où la voix par instants s’étrangle ; mais répétitions, bredouillements, frappent d’anathème ce pauvre Willy, le condamnant non pas à une vie ennuyeuse, mais à une mort prochaine. Alors elle fait tandem avec l’ami Jocko (Robert Liensol), pasteur d’une église antillaise de Montreuil, grand naïf de bonne volonté. Aussi bienveillant qu’elle, il n’hésite pas à mettre la main sur les aumônes de ses fidèles pour acheter de l’héroïne, histoire de soulager Betty, privée de dealer depuis la disparition de Bobby.

Il n’y a jamais d’héroïne dans Neige, simplement l’errance d’une femme un peu loufoque qui veut préserver à tout prix son idée simple de l’attachement.

On doit à Neige ce duo stupéfiant de dealers amateurs, bras cassés se mêlant de trafic de drogues dures par pure bonté. Anita ne sachant pas dissimuler, Berto retrouve son registre de lutin un peu godiche, lorsqu’elle s’essaie à la filature de Bobby, comme elle avait raté son enquête dans Out 1. Anita fait sienne la cause de Betty, travelo qui lui décrit par le détail les effets de l’héroïne, le manque se faisant trop fort. C’est probablement la représentation crue de l’addiction qui valut au film une sanction à sa sortie.

Interdit aux moins de 18 ans, il s’ensuivit une polémique de courte durée. Berto, réalisatrice : « C’est absurde. Nous nous sommes contentés de montrer, sans les juger, des drogués qui prenaient leurs risques en étant conscients d’aller à la mort ». Après quelques jours, le ministère de la Culture décrète que le film serait uniquement déconseillé aux moins de 13 ans. Que peut-il y avoir de scandaleux dans ce film, qui ne puisse être vu par des mineurs ? Après tout, ce type de trafics reste le quotidien du quartier.

Anita, elle, s’est bornée à guetter les réactions de Betty face au gramme qui lui manque, un gramme à jamais invisible. Le film se construit autour de ce mystère : la dose qu’on peine à représenter. Peu importe ce que c’est, ce gramme d’héroïne, ni comment on le filme ; ce qui compte c’est la manière de l’obtenir, c’est surtout la raison pour laquelle il faut l’obtenir : pour l’équilibre triste de Betty, sa dégaine d’adolescent désespéré. Il faut éviter la catastrophe de la descente – afin qu’elle monte sur scène encore une fois pour une danse pathétique, vêtue de ses froufrous minables et ses talons dorés. La drogue ne se voit pas, dans Neige ; Betty n’est pas Zoé Lund, la muse junkie du cinéma d’Abel Ferrara. Bien au contraire, la drogue, dont on se demande si les personnages savent vraiment à quoi elle ressemble, est ramenée à sa pure fonction de néant. Son invisibilité est permanente.

On est loin de l’éclat du cinéma néobaroque de l’époque comme l’ont fait Beineix, Besson, ou même Carax. En fin de compte, il n’y a jamais d’héroïne dans Neige, simplement l’errance d’une femme un peu loufoque qui veut préserver à tout prix son idée simple de l’attachement. À toute morale, Neige préfère l’euphorie empirique de l’improvisation. Pourtant, le film est immensément délicat, décrivant les joies provisoires, fatalement déglinguées, du partage entre paumés. Juste un naturalisme aventureux, l’amour du quartier, la fantaisie pauvre des néons – et une énième bavure de la police, rien de plus.

 

Neige (1981) de Juliet Berto et Jean-Henri Roger. Sortie en salles de la version restaurée 4K le 5 janvier 2022.


Gabriela Trujillo

Écrivaine, Directrice de la Cinémathèque de Grenoble

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