Cinéma

Gyroscope et talons aiguilles – sur Le Désert rouge de Michelangelo Antonioni

Écrivaine

Sort en salle ces jours-ci une version restaurée du Désert rouge, premier film tourné en Technicolor de Michelangelo Antonioni dans l’appendice industrielle d’une ville portuaire du nord de l’Italie. Deux amants, témoins de la prospérité italienne d’après-guerre, y s’aiment comme l’on marche sur un fil.

Il y a un manteau vert dans Le Désert rouge, le manteau que Monica Vitti porte au début et à la fin du film. Un manteau vert menthe, ou gazon, ou même pomme ; un manteau au vert si vert qu’on la distingue de loin, lorsqu’elle s’avance sur la route de terre, trébuchant presque, avec ses petits talons aiguilles. Elle entre ainsi dans le film, elle s’appelle Giuliana, et on dirait la « femme aux jambes de fusée / aux mouvements d’horlogerie et de désespoir » d’André Breton. Pourtant elle s’arrête, va vers un ouvrier en grève pour lui acheter un sandwich qu’elle mange en cachette, goulûment mais sans joie, comme une boulimique. L’instant d’après elle est présentée à Corrado, un blond collègue de son mari.

Que faire de mes yeux, demande-t-elle, Comment vivre, lui répond-il, lorsqu’ils sont enfin seuls, et semblent parler la même langue mélancolique et amoureuse, celle d’une commune tristesse d’être au monde – Giuliana ne pouvant partir ailleurs et Corrado ne sachant rester nulle part. Ils se rencontrent à la croisée de deux solitudes, ils errent dans Ravenne grise, hivernale, ultra-moderne. C’est d’ailleurs une vue de cette ville qui a inspiré à Michelangelo Antonioni l’histoire du Désert rouge, dont il signe le scénario avec le fidèle Tonino Guerra.

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Une histoire à ellipses dans une Ravenne sans pittoresque, sans mosaïques ni centre historique : on oublierait presque que cette ville du nord de l’Italie fut le tombeau de Dante, et l’entrée de son lumineux « Paradis » ; au lieu de quoi, c’est l’appendice industrielle d’une ville portuaire qu’on découvre, un quartier où errent Giuliana et Corrado, s’aimant probablement, témoins dissonants du miracle économique italien d’après-guerre.

Le Désert rouge est le premier film en couleurs d’Antonioni, et c’est en même temps un film tardif de la longue série de chefs d’œuvre flamboyants tournés en Technicolor. Ce procédé, mis au point dès les années 1930, permet ici au chef-opérateur Carlo Di Palma d’atteindre ce gris des grandes capitales d’où chaque couleur se détache en un sfumato insolent.

Mais les célèbres aplats du Désert ne sont pas uniquement le résultat de la qualité de la pellicule : le générique d’ouverture donne sa part aux couleurs « Tintal », mises au point pour Antonioni par l’entreprise Max Meyer, producteur industriel de pigments dont l’atelier de peintures de carrosserie permet à Piero Poletto, directeur artistique du film, de peindre ou maquiller les décors. Ainsi, Poletto retouche les zones marécageuses avant tournage, et peint en clair les fruits du vendeur ambulant, dans cette scène où Giuliana (portant un manteau gris cette fois) veut vraisemblablement se fondre dans le décor, et finit par donner rendez-vous à Corrado.

Le Désert rouge serait donc l’histoire d’une femme qui ne cesse de trébucher.

Il y a donc tout ce gris qui envahit l’écran avant l’ellipse de la première escapade amoureuse, mais il aurait dû y avoir encore plus de gris. Antonioni a raconté l’anecdote à la télévision : avec son équipe artistique munie de canons à peinture, le réalisateur voulut maquiller une pinède en blanc afin qu’elle apparaisse grise à l’image ; mais le soleil hivernal, éclatant pour une fois, avait rendu la forêt noire à contre-jour, empêchant qu’une procession d’ouvriers grévistes défilât de manière convaincante. C’est pourquoi la séquence, qui devait vraisemblablement ouvrir le film, a été remplacée par l’arrivée de Giuliana avec son manteau vert pomme, ou menthe, ou gazon, et ses escarpins pointus.

Après la sortie du Désert rouge, Antonioni a affirmé vouloir mettre à profit les moindres ressources narratives de la couleur au cinéma. La suite de sa filmographie le confirme, de Blow Up (1966) à Identification d’une femme (1982), passant par Zabriskie Point (1970) et Le Mystère d’Oberwald (1980) – film tourné pour la télévision, lieu ultime d’expérimentations chromatiques en vidéo et dernière collaboration avec Monica Vitti, longtemps après leur séparation amoureuse.

Et, de fait, le rouge du titre se déploie dans le cabanon de pêcheur, véritable désert affectif où les adultes miment une scène de flirt à géométrie variable. C’est pourquoi, loin du désert, surgit une oasis. Lorsque Giuliana veut raconter une histoire à son fils prétendument malade, elle invente une plage déserte au sable rose, sublime séquence tournée à Budelli, îlot au nord de la Sardaigne.

La jeune fille du conte fuit le monde au bord de la mer, et aperçoit un bateau à l’horizon. Lorsqu’elle s’approche du voilier, on croit revivre le mystère de Pandora d’Albert Lewin. Mais le vaisseau fantôme s’éloigne, laissant une douce mélodie. Et le conte s’arrête là, ainsi que la belle rêverie du spectateur. Alors on se demande si l’éclat onirique du sable rose contrastant avec l’azur ne serait pas ce que le Technicolor a filmé de plus semblable au paradis. Pourtant, la véritable oasis de Giuliana est la chambre de Corrado : après l’amour, les deux amants dorment dans une pièce à flanc d’abîme, uniformément rose de mystérieuse volupté.

Le Désert rouge serait donc l’histoire d’une femme qui ne cesse de trébucher. Elle parcourt des rues embrumées alors que le sol se dérobe sous ses pieds. Or sa fêlure ne fait jamais, ou si rarement, face à la caméra. En évoquant son côté le plus douloureusement intime, Giuliana baisse le regard, la tête, quitte le champ. Pourtant ses mains hurlent toute la souffrance, tordues, tendues à la fois pour repousser et implorer quelque chose : l’amour, le monde. Chacun des gestes de Vitti est calqué sur la folie, le personnage fuyant l’essaim redoutable de son désir de mort. J’ai des peurs terribles, avoue-t-elle à Corrado, puis s’arrête : les planches sur lesquelles elle marche sont mal fixées, elle bascule avec ses talons aiguilles, regarde en silence l’homme qu’elle semble aimer, et lui sourit.

À un autre moment du film, le mari explique à l’enfant le fonctionnement d’un gyroscope jaune. C’est ce qu’on met sur les bateaux pour les empêcher de tanguer, dit-il, et on croit comprendre ce qui manque à l’épouse en perte d’équilibre avec ses chaussons à talons. Le mari du côté de la rationalité scientifique, l’amant happé par le travail (à côté de son lit on découvre Homo Faber de Max Frisch), et l’enfant absorbé dans ses jeux : aucun n’a besoin de Giuliana, alors qu’elle s’accroche successivement à eux pour ne pas succomber.

S’ils sont du côté des certitudes de leur temps, elle seule s’autorise le déséquilibre. Il ne s’agit pas de bonheur (elle n’est pas heureuse), et probablement pas d’amour (elle ne sait plus si elle les aime). Elle frôle le précipice, l’évitant de justesse pour en entretenir le vertige. À la fin, elle s’identifie peut-être avec malice, peut-être avec tristesse, aux oiseaux fuyant les fumées jaunes empoisonnées : on ne l’y reprendra pas. À sa manière brisée, elle s’éloigne, laissant le spectateur tout étonné devant les couleurs éclatantes de sa modernité.

 

Le Désert rouge, Michelangelo Antonioni, en salle le 26 janvier dans sa version restaurée.


Gabriela Trujillo

Écrivaine, Directrice de la Cinémathèque de Grenoble

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