Cinéma

Refaire la banlieue, changer de regard – sur Les promesses de Thomas Kruithof

Géographe

Renouvelant les thèmes de la représentation de la banlieue au cinéma, Les promesses, qui met en scène Isabelle Huppert dans le rôle de maire d’une ville de Seine-Saint-Denis et Reda Kateb dans celui de son directeur de cabinet, décrypte les registres d’action des acteurs d’une scène municipale et propose un regard sur les difficultés et les contradictions de la gestion urbaine contemporaine.

Le film Les promesses propose sur les banlieues un regard décalé par rapport à nombre de représentations médiatiques et cinématographiques récentes, comme Les Misérables (2019) ou BAC Nord (2021). À l’encontre des discours sur la délinquance, la violence liée au trafic de drogue, l’hostilité entre police et jeunes, l’immigration et l’islam fondamentaliste, il met en avant les efforts d’une élue, la maire d’une commune fictive de Seine-Saint-Denis jouée par Isabelle Huppert, pour améliorer les conditions d’habitat dans les quartiers populaires, et propose une vision à la fois informée et positive de la politique locale.

Le film contraste de ce point de vue avec une autre réalisation due au scénariste du film Jean-Baptiste Delafon, la série Baron noir, qui disséquait le trouble fonctionnement de la scène politique locale dans une municipalité socialiste du Nord.

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L’autre originalité du film est, à travers le combat pour obtenir une aide publique à la rénovation d’une copropriété dégradée, de s’intéresser à un type d’habitat moins bien connu et médiatisé que les classiques HLM, alors même qu’il concentre aussi de très lourds problèmes sociaux se traduisant par une profonde dégradation du cadre de vie.

Le film renouvelle donc par ses choix scénaristiques la vision de la banlieue enfoncée dans ses problèmes, abandonnée des pouvoirs publics et impuissante. À la place d’habitants victimes et passifs, il met en scène une diversité d’acteurs et de collectifs sociaux aux intérêts contradictoires, et engagés dans des luttes.

Si les locaux de cette copropriété dégradée, dénommée les Bernardins (le film a été tourné dans la cité du Chêne-Pointu à Clichy-sous-Bois) constituent le théâtre principal du film, les réalisateurs emmènent aussi les spectateurs sur d’autres scènes de l’action publique : dans la municipalité, dans divers lieux publics ou moins publics de rencontre entre les élus, les services locaux et les habitants et enfin, dans la quête de subventions, dans les réunions parisiennes avec les agences de l’État dispensatrices des aides publiques, où décor et personnages de l’élite politique détonnent avec le paysage et les relations sociales de la banlieue.

L’enchevêtrement dans l’intrigue de ces multiples scènes d’action permet offre une lecture fine de l’action publique urbaine, de ses enjeux, transformations et contraintes dans le contexte contemporain, dans un format cinématographiquement efficace, même si certaines impasses sont questionnables. Dans ce qui suit, en tenant compte des discussions qui ont suivi la projection en avant-première le 11 janvier 2022 à laquelle j’ai pu assister, j’analyse d’abord les relations de pouvoir à l’échelle de la copropriété avant d’examiner les logiques politiques à l’œuvre sur les scènes locale et nationale.

Les relations de pouvoir à l’échelle de la copropriété

Deux catégories, aux intérêts opposés, sont plus particulièrement mises en scène au sein de la copropriété. Les propriétaires occupants, présents dans les lieux de longue date et qui y ont investi l’épargne d’une vie, ont des profils sociaux divers : petits fonctionnaires ou employés, retraités, Français « blancs » ou personnes issues de l’immigration « de couleur » qui ont réussi à accéder à la propriété.

Leur résidence présente les signes d’une dégradation marquée, résultat d’une spirale où le manque d’entretien est accentué par le non-paiement des charges par une partie des propriétaires. Ce groupe d’habitants, structurés en association, s’oppose à l’administrateur de biens nommé par la justice après la faillite constatée de la copropriété.

Cet acteur, qui n’effectue aucune réparation d’ampleur, fait payer très cher la moindre prestation, afin de « se payer sur la bête » – le remplacement d’une ampoule coûte aux copropriétaires la somme astronomique de 18 euros, par exemple.

Face à ces pratiques, les propriétaires occupants résistent par la rétention du paiement des charges, dont ils cherchent à faire un levier pour obtenir un changement de gestionnaire. Mais, dans la perspective de l’obtention des subventions publiques, cette stratégie apparaît comme un handicap, car cela menace la viabilité du projet en faisant apparaître les copropriétaires comme non-coopératifs. La maire veut les convaincre de payer une avance sur les charges pour pouvoir débloquer le processus. Ce travail de conviction est un des ressorts de l’intrigue.

Une deuxième catégorie d’acteurs dans la copropriété est constituée des marchands de sommeil et de leurs divers complices et victimes : prête-nom complaisants, agents collecteurs de loyers et gros bras à l’occasion. Les locataires, des immigrants récents, des hommes surtout, ont des statuts précaires tant administrativement que professionnellement, et n’ont d’autres choix que de vivre dans la promiscuité dans des appartements suroccupés, aux cuisines et aux installations électriques dangereuses, pour des loyers exorbitants.

Même si des personnages évoquent la possibilité d’une exploitation des locataires précarisés et vulnérables par un mafieux de la drogue exilé à Dubaï, le scénario préfère souligner, derrière une prête-nom cupide et bornée issue de l’immigration espagnole, l’implication d’un notable local sans scrupule, illustrant une violence de classe plutôt que la guerre des pauvres contre les pauvres.

L’action publique entre scène locale et scène nationale

L’action locale met au centre de l’intrigue une maire dévouée, fortement engagée dans ce combat au service des habitants. Elle est appuyée par son directeur de cabinet issu lui-même de la cité (Reda Kateb) et, en arrière-plan, une équipe qui la soutient fortement. Elle incarne une forme de légitimité charismatique.

Mais ce gouvernement du local passe par la recherche d’accommodements avec divers intérêts locaux, sous la forme de distribution de ressources matérielles telles que des prestations de loisirs à la jeunesse ou l’accès à des marchés publics pour des entrepreneurs locaux, notamment dans le secteur de la sécurité. Ces relations clientélistes structurent à la fois le maintien de la paix sociale et la réélection de l’équipe en place.

Les scénaristes ont fait le choix de présenter ces logiques politiques sans identifier de parti ou d’idéologie. Même si on peut être tenté de voir dans le profil de cette maire plutôt un profil de gauche, les maires assistant à la projection en avant-première se sont largement reconnus dans ce type d’engagement, qu’ils soient PCF, PS, ou LR. L’incarnation de l’intérêt local passe par la mise en avant des relations de solidarité, conjuguée à une efficacité des réseaux de pouvoir dans l’espace communal, gommant ainsi les clivages attachés aux identités partisanes et aux ancrages sociaux.

Cette vision dépolitisée du local en dit long sur la délégitimation perçue des partis, qui peinent à imposer leurs vues aux notables locaux, seuls détenteurs du capital politique, sur les espoirs qui restent placés dans la figure du ou de la maire, ainsi que sur la contradiction qui la menace, entre l’humanité possible d’une pratique politique locale non exempte de compétition et de conflit et la sujétion à une logique technocratique lointaine et arbitraire.

À ce difficile équilibre des contraintes de l’action locale s’articule, pour pouvoir mener à bien le mandat municipal, un clientélisme vertical, illustrant la dépendance des communes et des élus locaux à la distribution des subventions par des agences étatiques où les logiques décisionnelles sont largement instrumentalisées dans des logiques de pouvoir. Le film montre cette réalité complexe à travers la promesse (finalement non-tenue) d’une promotion ministérielle pour la maire jouée par Isabelle Huppert, qui semble liée tant à la conformité du dossier qu’au comportement politique attendu d’elle.

La ministre en charge du Logement Emmanuelle Wargon, présente lors de l’avant-première, se félicitait du déblocage de financement pour la réhabilitation destinée à l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat (ANAH), et donc valorisait le rôle central de l’État dans cette redistribution.

Mais dans le même temps, certains élus présents rappelaient la nécessité de la combativité des acteurs locaux pour défendre leurs dossiers, mettre le pied dans la porte, gagner un arbitrage favorable : les ressources politiques s’imposent face à la transparence et au respect de critères clairs d’identification de l’intérêt général.

Le film met ici en relief une logique de gouvernement à distance qui met les communes et les élus locaux en concurrence face à des ressources financières limitées, tout en les obligeant à s’aligner sur des logiques de guichet, parfois à la merci du chantage, sans jamais pouvoir être les seuls acteurs du changement politique à l’échelle locale.

Quelle échelle pour la justice sociale en région parisienne ?

L’insistance sur le face-à-face entre l’État et les communes sur les questions d’habitat souligne, par défaut, l’absence d’un pouvoir supra-communal efficace et capable de mettre en œuvre une logique redistributive à l’échelle de la région parisienne. Métropole du Grand Paris et Région Ile-de-France sont absentes du film, peut-être pour des raisons de simplicité narrative et pour ne pas étouffer les spectateurs par l’indigeste millefeuille administratif, mais aussi dans un efficace raccourci sur la vérité des rapports politiques en banlieue parisienne.

De ce point de vue, il est curieux que, dans le film, l’agence chargée de la réhabilitation porte le nom de Grand Paris, avec des prérogatives qui semblent d’ailleurs mêler celles de l’ANAH, de l’Agence nationale de la rénovation urbaine et de la Caisse des dépôts et consignations. Si l’on comprend la logique de simplification à l’œuvre, ce choix, qui évoque un imaginaire de la proximité mais renvoie effectivement à un mode de gouvernement à distance est, inconsciemment ou non, symbolique des ambiguïtés et des lacunes de la gestion supra-communale en région parisienne.

Renouvelant les thèmes de la représentation de la banlieue au cinéma, donnant à voir les registres d’action des acteurs d’une scène municipale qui capte toute la lumière et reste, malgré la complexification du millefeuille, l’instance légitime et visible aux yeux des habitants, Les promesses est un film ambitieux et novateur. Espérons qu’il trouvera son public et nourrira la réflexion sur les difficultés et les contradictions de la gestion urbaine contemporaine.

Sa limite réside peut-être dans la tentation de faire des maires les seuls héros de la démocratie urbaine, alors que la justice sociale n’adviendra que si une échelle de vie élargie, celle de l’agglomération parisienne, est prise en compte.

Les promesses de Thomas Kruithof (2021), en salle depuis le 26 janvier 2022.


Éric Verdeil

Géographe, Professeur de géographie et d'études urbaines à Sciences Po (CERI et École urbaine)

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