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Le rêve mathématique – sur Récoltes et Semailles d’Alexandre Grothendieck

Mathématicien

En ce début d’année paraissent enfin les écrits d’Alexandre Grothendieck, mathématicien parmi les plus influents du XXe siècle, notamment pour sa contribution à la refondation de la géométrie algébrique. Écrit entre 1983 et 1986, Récoltes et Semailles est un texte mythique d’un millier de pages, réunies ici sous la forme d’un coffret de deux livres de poche, dans lequel le mathématicien dresse le tableau d’une époque, tout en emmenant son lecteur dans une méditation intime mêlant exploration de soi et psychologie de la découverte et de la création.

« Et si tu me demandes quel est donc ce “propos” que je poursuis à longueur de mille pages, je répondrai : c’est de faire le récit, et par là-même la découverte, de l’aventure intérieure qu’a été et qu’est ma vie. Ce récit-témoignage d’une aventure se poursuit en même temps sur les deux niveaux dont je viens de parler. Il y a l’exploration d’une aventure dans le passé, de ses racines et de son origine jusque dans mon enfance. Et il y a la continuation et le renouvellement de cette “même” aventure, au fil des instants et des jours alors que j’écris Récoltes et Semailles, en réponse spontanée à une interpellation violente me venant du monde extérieur. »
Alexandre Grothendieck, Récoltes et Semailles

Il ne fait pas de doute, pour tous les mathématiciens du monde, que si une humanité relativement civilisée survit dans 500 ans, non seulement on se souviendra d’Alexander Grothendieck (1928-2014) mais on considérera son œuvre comme une révolution de la pensée d’une ampleur au moins comparable à celles léguées par Newton ou Einstein.

Certitude étonnante, vu l’anonymat public dans lequel il est resté jusqu’à sa mort – on sait que tel ne fut pas le cas pour Einstein. Pourtant, l’œuvre de Grothendieck fut reconnue immédiatement par ses pairs, et continue aujourd’hui à enthousiasmer et inspirer des mathématiciens de premier plan. Sur les médailles Fields attribuées depuis 1970, une dizaine des lauréats ont travaillé dans son sillage. On y trouve pêle-mêle deux Allemands, un Russe, un Japonais, un Belge, un Ukrainien, un Britannique, un Français et un Franco-Vietnamien.

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Mais peut-être l’anonymat relatif est-il le destin des mathématiciens, depuis plusieurs siècles. Qui connait Évariste Galois, mathématicien de génie et républicain combattant, qui mourut en 1832 à 21 ans dans un duel sordide ?

L’exemple de Galois […] touche en moi une corde sensible. Il me semble me rappeler qu’un sentiment de sympathie fraternelle à son égard s’est réveillé dès la première fois où j’ai entendu parler de lui et de son étrange destin […]. Comme lui je sentais en moi une passion pour la mathématique — et comme lui je me sentais un marginal, un étranger dans le « beau monde ».

Qui connait Jean-Pierre Serre ? Né en 1926, il est encore aujourd’hui, dans toutes les universités du monde, celui pour qui les amphithéâtres sont trop petits : dans l’histoire des mathématiques il restera le Wunderkind… qui compose encore à 95 ans.

Et parmi tous mes amis partageant avec moi une commune passion pour la mathématique, c’était Serre, lequel avait en même temps fait un peu figure d’aîné, qui était le plus proche (et de loin, également), comme celui (notamment) qui pendant une décennie avait joué dans mon travail un rôle unique de détonateur pour certains de mes grands investissements, et pour la plupart des grandes idées-force qui ont inspiré ma pensée mathématique au cours des années cinquante et soixante, jusqu’au moment de mon départ.

Alexander Grothendieck est né à Berlin. Il porte le nom de famille de sa mère, Hanka Grothendieck, allemande et révolutionnaire, et le prénom de son père, Alexander Shapiro, juif russe anarchiste. Shapiro, après dix ans de prison terribles sous le régime tsariste, libéré par la révolution de 1917, avait combattu aux côtés des Rouges, puis contre eux dans l’armée de l’anarchiste Makhno, avant de se réfugier en Allemagne.

Le couple fuit l’Allemagne où Hitler a pris le pouvoir, laissant l’enfant de cinq ans en garde d’une famille protestante. Ils le retrouveront en France en 1939, après avoir combattu dans les brigades internationales en Espagne. Dès septembre 1939, Shapiro est interné dans le sinistre camp du Vernet en Ariège, comme anarchiste russe, combattant d’Espagne… et allemand. Arrêté par la Gestapo, envoyé à Auschwitz en 1942, il y est gazé dès son arrivée.

Alexander Grothendieck, qui demeurera apatride jusqu’en 1971, reste avec sa mère au camp de Rieucros en Lozère – camp pour réfugiés indésirables, comme on disait sous Vichy – puis est élève au Collège Cévenol du Chambon-sur-Lignon

(quand on était averti (par la police locale) qu’il y aurait des rafles de la Gestapo, on allait se cacher dans les bois pour une nuit ou deux, par petits groupes de deux ou trois)

où il passe son baccalauréat avant de rejoindre l’université de Montpellier. Il y échoue à un certificat

à cause d’une erreur idiote de calcul numérique. (Je n’ai jamais été bien fort en calcul, il faut dire, une fois sorti du lycée…),

puis part pour Paris muni d’une lettre de recommandation écrite par son professeur de calcul différentiel. Là, rencontre rapide avec de grands et accueillants mathématiciens, début d’une période d’extraordinaire ascension vers le cœur et le sommet des mathématiques. Mais avant d’en dire quelques mots, relevons ces précisions indiquées dans une petite note de Récoltes et Semailles :

Entre 1945 et 1948, je vivais avec ma mère dans un petit hameau à une dizaine de kilomètres de Montpellier, Mairargues (par Vendargues), perdu au milieu des vignes. (Mon père avait disparu à Auschwitz, en 1942.) On vivait chichement sur ma maigre bourse d’étudiant. Pour arriver à joindre les deux bouts, je faisais les vendanges chaque année, et après les vendanges, du vin de grapillage, que j’arrivais à écouler tant bien que mal (en contravention, paraît-il, de la législation en vigueur…) De plus il y avait un jardin qui, sans avoir à le travailler jamais, nous fournissait en abondance figues, épinards et même (vers la fin) des tomates, plantées par un voisin complaisant au beau milieu d’une mer de splendides pavots. C’était la belle vie – mais parfois juste aux entournures, quand il s’agissait de remplacer une monture de lunettes, ou une paire de souliers usés jusqu’à la corde. Heureusement que pour ma mère, affaiblie et malade à la suite de son long séjour dans les camps, on avait droit à l’assistance médicale gratuite. Jamais on ne serait arrivés à payer un médecin.

Ce géant de la pensée humaine est un enfant de la misère, un migrant fuyant les barbaries déchainées du siècle dernier. Son besoin de peu, son rejet viscéral des armes et de la guerre, sa solidarité avec les maltraités y trouvent sans doute leur origine. C’est à cet enfant, en somme, qu’il a voulu s’adresser.

Si dans Récoltes et Semailles je m’adresse à quelqu’un d’autre encore qu’à moi-même, ce n’est pas à un « public ». Je m’y adresse à toi qui me lis comme à une personne, et à une personne seule. C’est à celui en toi qui sait être seul, à l’enfant, que je voudrais parler, et à personne d’autre. Il est loin souvent l’enfant, je le sais bien. Il en a vu de toutes les couleurs et depuis belle lurette. Il s’est planqué Dieu sait où, et c’est pas facile, souvent, d’arriver jusqu’à lui. On jurerait qu’il est mort depuis toujours, qu’il n’a jamais existé plutôt – et pourtant, je suis sûr qu’il est là quelque part, et bien en vie.

Grothendieck n’aurait sans doute pas aimé être qualifié de « géant de la pensée humaine ». Car celui qui crée et comprend est jeune, innocent, il n’a pas peur de tomber pour apprendre à marcher ; il accueille le surprenant, l’inattendu. La substantifique moelle de la découverte, des révolutions de la pensée humaine, a rarement été aussi bien décrite :

La découverte est le privilège de l’enfant. C’est du petit enfant que je veux parler, l’enfant qui n’a pas peur encore de se tromper, d’avoir l’air idiot, de ne pas faire sérieux, de ne pas faire comme tout le monde. Il n’a pas peur non plus que les choses qu’il regarde aient le mauvais goût d’être différentes de ce qu’il attend d’elles, de ce qu’elles devraient être, ou plutôt : de ce qu’il est bien entendu qu’elles sont. Il ignore les consensus muets et sans failles qui font partie de l’air que nous respirons – celui de tous les gens censés et bien connus comme tels. Dieu sait s’il y en a eu, des gens censés et bien connus comme tels, depuis la nuit des âges ! Nos esprits sont saturés d’un « savoir » hétéroclite, enchevêtrement de peurs et de paresses, de fringales et d’interdits ; d’informations à tout venant et d’explications pousse-bouton – espace clos où viennent s’entasser informations ; fringales et peurs sans que jamais ne s’y engouffre le vent du large. Exception faite d’un savoir-faire de routine, il semblerait que le rôle principal de ce « savoir » est d’évacuer une perception vivante, une prise de connaissance des choses de ce monde. Son effet est surtout celui d’une inertie immense, d’un poids souvent écrasant. Le petit enfant découvre le monde comme il respire – le flux et le reflux de sa respiration lui font accueillir le monde en son être délicat, et le font se projeter dans le monde qui l’accueille. L’adulte aussi découvre, en ces rares instants où il a oublié ses peurs et son savoir, quand il regarde les choses ou lui-même avec des yeux grands ouverts, avides de connaître, des yeux neufs – des yeux d’enfant.

Grothendieck pense bien que l’activité mathématique est une activité de découverte. On peut trouver dans Récoltes et Semailles un manifeste pour un platonisme mathématique.

C’est dire que s’il y a une chose en mathématique qui (depuis toujours sans doute) me fascine plus que toute autre, ce n’est ni « le nombre », ni « la grandeur », mais toujours la forme. Et parmi les mille et un visages que choisit la forme pour se révéler à nous, celui qui m’a fasciné plus que tout autre et continue à me fasciner, c’est la structure cachée dans les choses mathématiques. La structure d’une chose n’est nullement une chose que nous puissions « inventer ». Nous pouvons seulement la mettre à jour patiemment, humblement en faire connaissance, la « découvrir ». S’il y a inventivité dans ce travail, et s’il nous arrive de faire œuvre de forgeron ou d’infatigable bâtisseur, ce n’est nullement pour « façonner », ou pour « bâtir », des « structures ». Celles-ci ne nous ont nullement attendues pour être, et pour être exactement ce qu’elles sont ! Mais c’est pour exprimer, le plus fidèlement que nous le pouvons, ces choses que nous sommes en train de découvrir et de sonder, et cette structure réticente à se livrer, que nous essayons à tâtons, et par un langage encore balbutiant peut-être, à cerner.

En 1970, à l’âge de 42 ans, Grothendieck rompt avec le monde mathématique : il démissionne de l’Institut des Hautes études Scientifiques, contribue à fonder Survivre et Vivre, mouvement d’écologie radicale, « se brouille en septembre avec beaucoup de ses amis lors du Congrès international des mathématiciens », et, selon le témoignage de Pierre Cartier[1], « se met à [l’]engueuler de faire encore des maths alors qu’avant il [l’]engueulait de n’en pas faire assez ». On a beaucoup glosé, conjecturé, psychanalysé, au sujet de ce départ. ll ne fait pas de doute que les évènements de cette période ont joué un rôle clef dans cette rupture.

D’abord à travers un court épisode du printemps 1968, qui ne peut que rappeler les Vilar, Béjart, Salazar ! scandés à Avignon en juillet 1968 à la face de Jean Vilar[2]. Grothendieck s’est fait conduire, en voisin, à l’université d’Orsay par son ami et collègue Valentin Poénaru. Sans doute voulait-il rencontrer ses amis les révoltés, leur parler de la recherche. Selon Poénaru, « il a pris une claque monumentale », se faisant traiter de mandarin et de nanti[3]. Comme pour Vilar, ce fut probablement un moment terrible.

Il y a beaucoup d’autres raisons. Auparavant, il avait concrètement vu ce qu’étaient les horreurs technologiques utilisées pendant la guerre du Viêt Nam en passant un mois sur place en 1967. Fin 1969, il avait découvert que « son » institut, l’I.H.É.S., recevait une subvention du Ministère de la Défense. Et il lui est devenu clair que la science contribuait au désastre écologique qui mettait la terre en danger, selon lui à très (très) court terme.

Il peut aussi y avoir d’autres origines, inconscientes ou non, à ce départ brutal. Nous y reviendrons après avoir évoqué son œuvre.

Il occupe un poste de professeur invité au Collège de France en 1970 et 1971, puis se retrouve à l’université de Montpellier, jusqu’à sa retraite en 1988. En 1991, il se retire dans petit village ariégeois, où il disparait du monde « dans une retraite farouche », comme le dit Pierre Cartier. Il meurt en 2014.

Écrit entre 1983 et 1986, Récoltes et Semailles. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien, est un texte d’un millier de pages dactylographiées. Le projet de publication de ce texte, envisagé par Christian Bourgois, fut abandonné ; sans doute, avant tout, à cause des attaques personnelles qu’il contient, qui peuvent avoir effrayé les juristes, ou bouleversé les protagonistes. Grothendieck l’a envoyé à certains de ses anciens collègues ou amis, et des versions pdf sont depuis longtemps en libre circulation sur la Toile, hébergées par les plus prestigieux départements de mathématiques du monde – on y trouve des traductions en japonais ou en russe.

Il y a beaucoup de choses dans Récoltes et Semailles, et les uns et les autres y verront sans doute beaucoup de choses différentes : un voyage à la découverte d’un passé ; une méditation sur l’existence ; un tableau de mœurs d’un milieu et d’une époque (ou le tableau du glissement insidieux et implacable d’une époque à une autre…) ; une enquête (quasiment policière par moments, et en d’autres frisant le roman de cape et d’épée dans les bas-fonds de la mégapolis mathématique…) ; une vaste divagation mathématique (qui en sèmera plus d’un…) ; un traité pratique de psychanalyse appliquée (ou, au choix, un livre de « psychanalyse-fiction ») ; un panégyrique de la connaissance de soi ; « Mes confessions » ; un journal intime ; une psychologie de la découverte et de la création ; un réquisitoire (impitoyable, comme il se doit…), voire un règlement de comptes dans « le beau monde mathématique » (et sans faire de cadeaux…).

Je ne connais pas un mathématicien qui ait lu ce manuscrit de la première à la dernière page. Ils ont essayé, puis ont laissé tomber. Lassés du foisonnement, des répétitions, de la densité de l’écriture, des notes dans les notes dans les notes… Gênés aussi des attaques parfois tellement dures contre certains de ses amis ou élèves qui ne semblent pas mériter tant de sévérité.

Mais ils ont tous repris la lecture, souvent, fascinés par ce témoignage unique dans l’histoire de la science, « le plus époustouflant témoignage jamais écrit sur l’expérience mathématique », comme l’écrit David Bessis[4].

Ce n’est pas le lieu – en tout cas je ne saurais pas le faire – d’expliquer le travail, les ambitions et les rêves de Grothendieck, non plus que sa démarche extraordinairement globalisante. On peut néanmoins essayer d’en donner une approche intuitive, encore et toujours en s’appuyant sur Récoltes et Semailles.

La révolution conduite par Grothendieck concerne d’abord la notion d’espace.

C’est ainsi que j’ai été amené, sans même m’en apercevoir et comme en jouant, à bouleverser la notion la plus fondamentale de toutes pour le géomètre : celle d’espace […], c’est-à-dire notre conception du « lieu » même où vivent les êtres géométriques.

Cette entreprise est menée à bien grâce, d’abord, à la notion de schéma, systématiquement enseignée dans le monde entier depuis quarante ans.

Mais il s’est avéré que

pour les « épousailles » attendues, « du nombre et de la grandeur », c’était comme un lit décidément étriqué, où l’un seulement des futurs conjoints (à savoir, l’épousée) pouvait à la rigueur trouver à se nicher tant bien que mal, mais jamais les deux à la fois ! Le « principe nouveau » qui restait à trouver, pour consommer les épousailles promises par des fées propices, ce n’était autre aussi que ce « lit » spacieux qui manquait aux futurs époux, sans que personne jusque-là s’en soit seulement aperçu… Ce « lit à deux places » est apparu (comme par un coup de baguette magique…) avec l’idée du topos. Cette idée englobe, dans une intuition topologique commune, aussi bien les traditionnels espaces (topologiques), incarnant le monde de la grandeur continue, que les (soi-disant) « espaces » (ou « variétés ») des géomètres algébristes abstraits impénitents, ainsi que d’innombrables autres types de structures, qui jusque-là avaient semblé rivées irrémédiablement au « monde arithmétique » des agrégats « discontinus » ou « discrets ». C’est le point de vue des faisceaux qui a été le guide silencieux et sûr, la clef efficace (et nullement secrète), me menant sans atermoiements ni détours vers la chambre nuptiale au vaste lit conjugal. Un lit si vaste en effet (telle une vaste et paisible rivière très profonde…), que

« tous les chevaux du roi
y pourraient boire ensemble… »

— comme nous le dit un vieil air que sûrement tu as dû chanter toi aussi, ou du moins l’entendre chanter. Et celui qui a été le premier à le chanter a mieux senti la beauté secrète et la force paisible du topos, qu’aucun de mes savants élèves et amis d’antan…

On pressent ici l’aspect charnel de la relation de Grothendieck avec les mathématiques. Mais on y lit aussi l’immense ressentiment qui imprègne une bonne partie de Récoltes et Semailles envers ses amis, collègues, anciens élèves. Ceux-ci considèrent aujourd’hui que, trente-cinq ans après, il ne convient pas d’y revenir. Il ne convient pas non plus de tenter des caractérisations psychiatriques de l’évolution de Grothendieck pendant ses vingt-cinq dernières années de vie. Je peux cependant risquer un témoignage personnel. Je n’ai jamais senti, ni de près ni de loin, de comportement inapproprié de la part de ceux qui furent les plus proches de Grothendieck.

Par contre, il n’en a pas été de même de ceux qui n’avaient pas vraiment approché son travail. « Il était trop fort, trop emmerdant, que veux-tu, quand le chat a été parti les souris se sont mises à danser quelques années », m’a dit un jour Pierre Cartier – qui, lui, connaissait bien son travail. Il m’est même arrivé, alors membre du comité national du CNRS, d’entendre certains faire le lien entre « la volonté globalisante de Grothendieck » et l’espèce de « stalinisme universel » dénoncé depuis la fin des années 1970 par le courant dit des Nouveaux Philosophes alors à la mode.

Il reste qu’aujourd’hui ses conceptions ont envahi le monde des mathématiques. Je me souviens avec émotion de l’hommage rendu à Grothendieck par le mathématicien allemand Gert Faltings, en recevant sa Médaille Fields à Berkeley en 1986.

Depuis, les topos sont revenus, essentiellement d’abord par le biais de la logique, et ont ouvert des perspectives extraordinaires de découvertes – y compris pour un univers des mathématiques où le tiers exclu n’aurait plus cours, où s’assouplirait la notion de vérité[5].

Les topos sont aussi le cœur de la révolution de la notion d’espace, que Grothendieck rapproche avec celle produite par la mécanique quantique.

La comparaison s’impose […] avec la mécanique quantique découverte par Schrödinger. Dans cette mécanique nouvelle, le point matériel traditionnel disparaît, pour être remplacé par une sorte de nuage probabiliste , plus ou moins dense d’une région de l’espace ambiant à l’autre, suivant la probabilité pour que le point se trouve dans cette région.
Et ces nuages probabilistes, remplaçant les rassurantes particules matérielles d’antan, me rappellent étrangement les élusifs voisinages ouverts qui peuplent les topos, tels des fantômes évanescents, pour entourer des points imaginaires, auxquels continue à se raccrocher encore envers et contre tous une imagination récalcitrante…

Le dernier rêve de Grothendieck, les motifs, est sans doute le plus ambitieux et le plus douloureux.

C’est là, exprimé dans le langage non technique d’une métaphore musicale, la quintessence d’une idée d’une simplicité enfantine encore, délicate et audacieuse à la fois. J’ai développé cette idée, en marge des tâches de fondements que je considérais plus urgentes, sous le nom de « théorie des motifs » ou de « philosophie (ou « yoga ») des motifs », tout au long des années 1963-69. C’est une théorie d’une richesse structurale fascinante, dont une grande partie est restée encore conjecturale.

Grothendieck l’a évoqué pour la première fois auprès de Serre[6] en 1964, mais, hormis dans ses lettres à Serre, il n’a jamais publié d’écrit explicite au sujet de cette notion. Dans le sens le plus général qu’imaginait Grothendieck (Serre lui avait répondu : « J’ai malheureusement peu (ou pas) de commentaires à faire sur la notion de « motif » et la métaphysique sous-jacente ; grosso modo je pense comme toi […]. De là à avoir des conjectures précises… »), la notion reste aujourd’hui conjecturale. Cependant, des approches, qui se sont avérées fort utiles pour démontrer de profonds résultats, sont apparues depuis, comme dans le travail de Vladimir Voïevodsky (1966-2017), Médaille Fields 2002.

Grothendieck a indéniablement souffert de ne pas avoir vu ses motifs construits, ou mis en évidence. Il en a accusé les autres, ceux qui n’ont pas « daigné » (sic) se charger de ce travail.

Par certains côtés, la situation ressemble à celle des « infiniment petits » à l’époque héroïque du calcul différentiel et intégral, à deux différences près cependant. Tout d’abord, nous disposons aujourd’hui d’une expérience dans l’édification de théories mathématiques sophistiquées, et d’un bagage conceptuel efficace, qui manquaient à nos prédécesseurs. Et ensuite, malgré ces moyens dont nous disposons et depuis plus de vingt ans que cette notion visiblement essentielle est apparue, personne n’a daigné (ou osé en dépit de ceux qui ne daignent…) mettre la main à la pâte et dégager les grands traits d’une théorie des motifs, comme nos devanciers l’avaient fait pour le calcul infinitésimal sans y aller par quatre chemins. Il est pourtant aussi clair maintenant pour les motifs que ça l’était jadis pour les « infiniment petits », que ces bêtes-là existent, et qu’ils se manifestent à chaque pas en géométrie algébrique […]. Plus encore peut-être que pour les quatre autres notions dont j’ai parlé, celle de motif, qui est la plus spécifique et la plus riche de toutes, s’associe à une multitude d’intuitions de toutes sortes, nullement vagues mais formulables souvent avec une précision parfaite (quitte parfois, au besoin, d’admettre quelques prémisses motiviques).

La correspondance Grothendieck–Serre s’est brutalement interrompue, sans raison apparente, en 1969 ; elle a repris brièvement, à l’initiative de Serre, en 1984, et s’est définitivement terminée début 1987, par un échange où Serre essaye d’intéresser Grothendieck à un texte mathématique important ; Grothendieck y répond par une fin de non-recevoir : « Je me rends compte par ta lettre qu’il y a de belles maths qui se font, mais aussi et surtout, que ce genre de lettres et le travail qu’elles commentent méritent des interlocuteurs et lecteurs plus disponibles que je ne suis. »

Entre temps, ils ont un peu discuté épistolairement de Récoltes et Semailles, que Grothendieck avait envoyé à Serre. La dernière lettre de Serre se termine par une question qui émeut et secoue encore profondément le monde mathématique– à laquelle Grothendieck n’a pas répondu :

« Une chose me frappe, dans les textes que j’ai pu voir : tu t’étonnes et tu t’indignes de ce que tes anciens élèves n’aient pas continué l’œuvre que tu avais entreprise et menée en grande partie à bien. Mais tu ne te poses pas la question la plus évidente, celle à laquelle tout lecteur s’attend à ce que tu répondes :
pourquoi, toi, tu as abandonné l’œuvre en question ? […]
On peut se demander, par exemple, s’il n’y a pas une explication plus profonde que la simple fatigue d’avoir à porter à bout de bras tant de milliers de pages. Tu décris quelque part ton approche des maths, où l’on n’attaque pas un problème de front, mais où on l’enveloppe et le dissout dans une marée montante de théories générales. Très bien : c’est là ta façon de travailler, et ce que tu as fait montre que cela marche effectivement. Du moins pour les espaces vectoriels topologiques et la géométrie algébrique… C’est beaucoup moins clair pour la théorie des nombres (où les structures en jeu sont loin d’être évidentes – ou plutôt, où toutes les structures sont en jeu) ; même réserve pour la théorie des formes modulaires […]. D’où la question : ne serais-tu pas arrivé, vers 1968–1970, à te rendre compte que la marée montante était impuissante contre ce genre de problème, et qu’il fallait changer de style – ce qui te déplaisait ? »

Il reste que l’œuvre grothendieckienne, suffocante de grandeur et d’efficacité, est celle de la liberté de la pensée. C’est aussi pourquoi elle passionne autant, et aura tant d’importance dans les siècles futurs s’ils sont accordés à l’humanité.

Mais revenons au rêve, et à l’interdit qui le frappe en mathématiques depuis des millénaires. C’est là le plus invétéré peut-être parmi tous les a prioris, implicites souvent et enracinés dans les habitudes, décrétant que telle chose « c’est des maths » et telle autre, non. Il a fallu des millénaires avant que des choses aussi enfantines et omniprésentes que les groupes de symétries de certaines figures géométriques, les formes topologiques de certaines autres, le nombre zéro, les ensembles trouvent admission dans le sanctuaire ! Quand je parle à des étudiants de la topologie d’une sphère, et des formes qui se déduisent d’une sphère en ajoutant des anses – choses qui ne surprennent pas les jeunes enfants, mais qui les déroutent parce qu’ils croient savoir ce que c’est que « des maths » – le premier écho spontané que je reçois est : mais c’est pas des maths ça ! Les maths bien sûr, c’est le théorème de Pythagore, les hauteurs d’un triangle et les polynômes du second degré… Ces étudiants ne sont pas plus stupides que vous ni moi, ils réagissent comme ont réagi de tous temps jusqu’à aujourd’hui même tous les mathématiciens du monde […] Poincaré même, qui n’était pas le premier venu, arrivait à prouver par un A plus B philosophique bien senti que les ensembles infinis, c’étaient pas des maths ! Sûrement il a dû y avoir un temps où les triangles et les carrés c’étaient pas des maths – c’étaient des dessins que les gosses ou les artisans potiers traçaient sur le sable ou dans l’argile des vases, pas confondre…

Cette inertie foncière de l’esprit, étouffé par son « savoir », n’est pas propre certes aux mathématiciens. Je suis en train de m’éloigner quelque peu de mon propos : l’interdit qui frappe le rêve mathématique, et à travers lui, tout ce qui ne se présente pas sous les aspects habituels du produit fini, prêt à la consommation. Le peu que j’ai appris sur les autres sciences naturelles suffit à me faire mesurer qu’un interdit d’une semblable rigueur les aurait condamnées à la stérilité, ou à une progression de tortue, un peu comme au Moyen Âge où il n’était pas question d’écornifler la lettre des Saintes Écritures. Mais je sais bien aussi que la source profonde de la découverte, tout comme la démarche de la découverte dans tous ses aspects essentiels, est la même en mathématique qu’en toute autre région ou chose de l’univers que notre corps et notre esprit peuvent connaître. Bannir le rêve, c’est bannir la source – la condamner à une existence occulte.

Alexandre Grothendieck, Récoltes et Semailles I, II. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien, Gallimard, janvier 2022.


[1] Mathématicien, né en 1933, longtemps ami de Grothendieck.

[2] Le Festival n’a pu accueillir que le ballet de Maurice Béjart et le Living Theater. Des manifestations s’en prennent à Jean Vilar, accusé de diriger un supermarché de la culture.

[3] Philippe Douroux, Alexandre Grothendieck, sur les traces du dernier génie des mathématiques, Allary éditions, 2016.

[4] David Bessis, Mathematica, une aventure au cœur de nous-mêmes, Seuil, 2022.

[5] Voir par exemple les articles d’Alain Connes et de Laurent Lafforgue dans Lectures grothendieckiennes, ouvrage publié en 2021 par Spartacus et la SMF.

[6] Correspondance Grothendieck–Serre, éditée par Pierre Colmez et Jean-Pierre Serre, Société Mathématique de France, 2001.

Michel Broué

Mathématicien, Professeur émérite à l’Université Paris Cité

Notes

[1] Mathématicien, né en 1933, longtemps ami de Grothendieck.

[2] Le Festival n’a pu accueillir que le ballet de Maurice Béjart et le Living Theater. Des manifestations s’en prennent à Jean Vilar, accusé de diriger un supermarché de la culture.

[3] Philippe Douroux, Alexandre Grothendieck, sur les traces du dernier génie des mathématiques, Allary éditions, 2016.

[4] David Bessis, Mathematica, une aventure au cœur de nous-mêmes, Seuil, 2022.

[5] Voir par exemple les articles d’Alain Connes et de Laurent Lafforgue dans Lectures grothendieckiennes, ouvrage publié en 2021 par Spartacus et la SMF.

[6] Correspondance Grothendieck–Serre, éditée par Pierre Colmez et Jean-Pierre Serre, Société Mathématique de France, 2001.