Anatomie d’un délitement – sur Monument national de Julia Deck
Monument national m’évoque une image : celle d’un diorama de la France d’aujourd’hui au-dessus duquel serait penché un assassin au gant blanc, d’autant plus attentif à la disposition de ses protagonistes qu’il aspire à en faire lentement exploser l’harmonie de façade. Au château, cossue demeure de la forêt de Rambouillet, se télescopent nantis du star-system et ancillaires du 93. Lutte des classes, « illusion d’une grande famille démocratique », règne des images : sous la plume flegmatique de Julia Deck, cette microsociété qui se décompose nous parle du présent, des trivialités contemporaines, d’individus qui ne sont jamais ce que l’on croit qu’ils sont.
C’est un roman féroce, dont la cruauté réside dans la concision cinglante avec laquelle son auteur dépeint ses personnages : quand Brahim conseille à son ami Abdul Belkrim, coach sportif, de tronquer son nom du -krim « pour décharger l’esprit de la clientèle de considérations post-coloniales importunes », quand Ambre, maitresse de maison du château, affiche « ingénument sa prédilection pour l’Ancien Régime », Julia Deck ne glose pas : phrases courtes, style dépouillé, fausse distance et pseudo-neutralité suggèrent autant le refus de les juger que, plus cyniquement, une manière de les laisser à leur propre médiocrité.
Dans le même sens, on sent la joie maligne de l’auteur à transformer un objet prosaïque en bombe évocatoire, à le consacrer, sans avoir l’air d’y toucher, en totem de malaise social. Le pain surprise et l’échange auquel il donne lieu dans le roman en sont un bon exemple.
Qu’y a-t-il de plus, dans un pain surprise, que des tranches de mie molle et un fourrage industriel ? Une matière romanesque, un lieu symbolique où se disent les irréductibles habitus des uns et des autres, où s’expriment les bonnes intentions les plus malaisantes. Il ne faut qu’une phrase à Julia Deck pour lyncher son personnage : alors qu’Ambre manifeste (« pourtant », serait-on tenté de dire) une attention vis-à-vis de son employé musulman, cette dernière atteint un paroxysme de maladresse, d’autant plus embarrassante qu’elle semble s’ignorer elle-même : « il faudra retirer le jambon, réfléchit Ambre tout haut. » Il y a aussi les fauteuils Louis XVI, producteurs d’assujettissements tacites, les Tuc et les Oréo, la malbouffe prolo, la ségrégation sociale par la déco, où la « suprême perversité [est celle] de l’opulence qui se pare d’attributs industriels quand l’industrie a depuis longtemps été éradiquée ».
C’est avec ce laconisme tranchant (et drôle) que Monument national aborde quantité de thématiques contemporaines – société du spectacle, gilets jaunes, fractures socio-économiques, menace de pandémie, radicalisation, couple présidentiel – sans qu’elles soient toutefois le sujet du roman. En résulte l’impression d’un roman-loupe, infusé à l’actualité, la restituant sous la forme d’une fable autant que d’une comédie humaine hyperréaliste.
C’est la pulvérisation progressive par Julia Deck d’une certaine idée homogénéisante de la France.
L’intrigue se structure autour du château, « bâti sur le modèle du Petit Trianon », quelque part dans le cossu Ouest parisien. Dans cette demeure, qui concentre la triple unité de lieu, de temps et d’action du roman, vit le « monument national », un certain Serge Langlois, acteur mythique sur le déclin, « figure du patrimoine français », quelque part entre Belmondo et Delon. Ce patriarche symbolique, qu’on n’aurait pas envie de fréquenter, n’est pas pour autant antipathique : il suscite la compassion qu’inspirent ceux qui découvrent n’être plus ce qu’ils ont été. Surtout, à côté de sa nouvelle (et très jeune) femme, Ambre, une ex-Miss Provence-Alpes-Côte-d’Azur de trente ans sa cadette, control freak obsédée par Instagram, son image et ses bichons, il dégage la sympathie relax des authentiques désabusés. C’est l’enfant de ce couple, Joséphine, petite fille adoptée de 7 ans, originaire d’Asie centrale, qui est la narratrice et l’observatrice sans pitié, diablement caustique de ce monde d’adultes où elle est, malgré elle, catapultée.
Autour de ce couple pivot gravitent le frère imaginaire – Orlando – de notre jeune narratrice qu’on découvre légèrement schizophrène ; sa demi-sœur, fille d’un premier lit, exilée à Los Angeles, qui a connu la gloire avec un unique tube ringard. Last but not least vivent au château les capitaux ancillaires – Madame Eva, intendante passionnée de faits divers, un chauffeur, Ralph, une nurse, et bientôt Cendrine, disparue volontaire en cavale, caissière au Super U du Blanc-Mesnil et son fils Marvin. Nouvellement engagée, celle-ci introduit au château Aminata, sa collègue de hard-discount et Brahim, coach sportif.
Monument national fait le récit de plusieurs étiolements : celui du château, et de l’ambigüe « tribu de la fraternité » que certains s’imaginent faire régner (en l’occurrence et sans surprise, les bourgeois). De cette demeure, la chute s’annonce dès les premières lignes du texte, car tout le monde sait qu’il n’y a (même) plus les moyens de « tronçonner les ronces ». Mais c’est aussi la pulvérisation progressive par Julia Deck d’une certaine idée homogénéisante de la France. Par le simple fait de rassembler, dans un même lieu, comme la rue peut le faire, des individus divers, d’origine sociale, ethnique et économique différentes, l’auteur dissout en lambeaux l’idée d’identité nationale, fantasme d’une France uniforme, cohérente, monolithique et écrasante – en un mot, monumentale.
Portant alors son titre par antiphrase, Monument national est un roman politique, d’autant plus juste qu’il ne cherche aucun effet démonstratif – Brahim et Aminata n’étant pas là pour incarner la diversité, ils sont simplement là. Sous cet angle, le roman de Julia Deck partage une parenté d’âme avec la brillante comédie d’Alain Guiraudie, Viens je t’emmène, sortie ces jours-ci, dans laquelle l’intrigue, outre être constituée elle aussi autour d’un lieu convergeant – une cage d’escalier – raconte les multiples et infinies circulations et collusions de personnages aux identités variées et inassignables.
Ce n’est pas un hasard si Monument national emprunte la voix d’une fillette de sept ans, ce ton sérieux et ingénu qu’on ne rencontre que chez les enfants (ou chez les visionnaires, ou chez les fous). Joséphine a l’air, du haut de son jeune âge, d’en savoir plus que tout le monde, et d’être la seule rescapée de cette fresque grotesque qu’est le monde des adultes et d’aujourd’hui. À travers sa voix se met en place une sorte d’écriture de surface, refusant de livrer au lecteur la profondeur psychique des personnages (dont on ne doute jamais cependant). Il en résulte une ambiguïté schrödingerienne, l’impression quantique, par cette pudeur stylistique, que leur héroïsme, superposable à leur médiocrité, reste possible.
Qu’elles obsèdent ou déçoivent, les images – les apparences en général – ont un point commun : elles ne suffisent jamais, on veut toujours voir à travers.
Cette sensation que produit le texte – d’être maintenu sur un seuil, en dehors de la psyché des protagonistes, tenus au régime des faits – rappelle le statut des personnages eux-mêmes, que leur obsession des images maintient, à leur tour, dans une extériorité vis-à-vis du réel. Julia Deck produit alors une habile homologie entre son style et son propos. Chaque personnage manipule des faux-semblants, ignorant semble-t-il la réciprocité du geste, tour à tour dupant et dupé. Ambre interdit la lecture à sa fille – on lit plutôt des magazines People au château. Celle-ci orchestre ses photos comme un décor, vit dans le souci de ne pas décevoir ses abonnés. Cendrine falsifie des bulletins de salaire sur Photoshop ; Madame Eva collectionne les faits divers. Brahim visite des sites de djihadistes radicalisés ; notre vieil acteur dissimule une maladie, des opérations de chirurgie esthétique, Cendrine est une « évaporée » qui a changé d’identité.
Qu’elles obsèdent ou déçoivent, les images – les apparences en général – ont un point commun : elles ne suffisent jamais, on veut toujours voir à travers. Il en est ainsi de la maison, que des « curieux (..) visitent encore de loin en loin ». À travers l’homme lui-même ; des mannequins avec lesquels Serge Langlois a des relations sexuelles, Julia Deck nous dit sans détour : « elles étaient surtout désireuses de savoir comment jouissait, sous leurs assauts, un monument national. »
Avec une satisfaction ambiguë, les personnages de Monument national manipulent un lexique de la vie éco-techno-contemporaine. Ambre parle de « se reconnecter », ferme des « fenêtres de navigation ». Ventriloques d’une modernité qui pullule de signes, ils parlent un langage cuit, sans singularité, absorbé par une langue elle-même dévorée par les marques, qui semblent suffire à faire expérience. Julia Deck excelle à cette peinture d’un hédonisme industrialisé, celui de la France des aires commerciales, où l’on mange Tex Mex sur des parkings, où on écoute non pas de la musique mais Youtube, où l’on mange des Granola tout en mesurant leur Nutriscore.
Julia Deck a une acuité redoutable. Certains télescopages témoignent d’un présent qui a désormais agglutiné des signifiants dans l’inconscient, sans même qu’on s’en étonne. « Notre mère adorait Marie-Antoinette. Elle adorait Sofia Coppola, Marc Jacobs, qui avait donné une seconde jeunesse à la marque Louis Vuitton. » Un régime de correspondances qui manifeste, là encore, l’effondrement d’une certaine verticalité des récits historiques, remplacée par l’avènement postmoderne d’une horizontalité des références, où tout est juxtaposable.
Par moments, Monument national prend des atours de réalisme magique : quand dans la voix de Madame Eva, la gouvernante, se font entendre pluie de grenouilles et invasion de sauterelles. Quand des pattes de lapin apparaissent dans le jardin, que des doubles de soi se fantasment. Dès le début, on aura compris que quelque chose va se terminer. Ce ne sera pas l’explosion magnifique des derniers plans du Zabriskie Point d’Antonioni, Big Bang de particules flottantes. Ce sera un délitement sordide, où l’on se bat pour un héritage, on tente de voler ou de dissimuler des fortunes, où l’on finit par cacher les cadavres dans la piscine.
Le roman de Julia Deck est à la fois une enquête domestico-policière, un conte allégorique, une satire sociale sur les rapports de classe, dépeinte avec la nonchalance caustique de celui qui sait que tout est condamné. Pourtant Monument national a quelque chose d’absolument salvateur – cette intuition que mieux vaut la foisonnante rencontre des communautés, fût-elle à l’origine d’incessants malaises – plutôt que leur délétère repli.
Julia Deck, Monument national, Éditions de Minuit, janvier 2022, 208 pages.