La maison cinéma et le monde – sur Vortex de Gaspar Noé
Une femme est une femme transformait la relation de Jean-Luc Godard et Anna Karina en une comédie conjugale où la fiction faisait des disputes des joutes par titres de livres interposés, du désir d’enfant non partagé un joyeux ménage à trois boulevardier et où le cinéma transformait le petit appartement coloré en décor de comédie musicale du quotidien.
Au détour des longs couloirs du foyer de Vortex, une affiche du film de 1961 apparaît de temps en temps, comme une réminiscence de la jeunesse du couple qui l’occupe et de l’époque où les deux époux ont pu se rencontrer. La femme jouée par Françoise Lebrun ouvre les volets pour inviter son mari, interprété par Dario Argento, à prendre l’apéritif sur la terrasse. Il ouvre les siens, en vis-à-vis, et emprunte pour la rejoindre une coursive dont les roses grimpantes donnent des teintes vives à ce décor théâtral. Le bonheur de ce prologue à ciel ouvert va bien vite se perdre dans les méandres de leur appartement.
Aussitôt après son évocation, la simplicité du bonheur de couple se fane : une rose en noir et blanc remplace les espèces colorées du balcon et Françoise Hardy, exacte contemporaine de la comédienne, chante la fuite du temps avec Mon Amie la rose, annonçant de sa voix juvénile la vieillesse qui la touche déjà et donc la mort qui la guette. Ce prologue en forme de rendez-vous galant au balcon laisse vite place à un quotidien ocre et brun où les corridors étroits du vieil appartement se traversent pour accomplir des gestes prosaïques : aller aux toilettes, s’habiller, faire du café.
La présence de Françoise Lebrun fait planer sur Vortex le souvenir de La Maman et la putain (1973), qui s’insérait dans une idée de la révolution sexuelle en même temps que dans une façon neuve de faire du cinéma pour Jean Eustache. Mais le film d’appartement est gagné par la maladie d’Alzheimer qui contamine rapidement le cerveau de la femme. Les couloirs deviennent un labyrinthe, peuplé des marmonnements de celle qui prononça jadis le plus beau et le plus long monologue du cinéma sur le désir, la jeunesse et le refus du couple bourgeois. Privée de parole, privée de pensée, Françoise Lebrun erre chez elle comme dans l’antichambre de la mort, bredouillant des propos incompréhensibles.
Mauvais rêve
« La vie est un rêve dans un rêve », lui dit son mari avant de trinquer. On aurait bien tort de prendre au pied de la lettre la citation du maître du fantastique, Edgar Allan Poe, qui aime à glisser dans le quotidien la terreur du surnaturel et du Mal. Prononcée qui plus est par Dario Argento, le père du giallo, la phrase ne peut s’entendre que comme la menace d’un mauvais rêve et non comme la promesse d’un doux songe romantique.
La présence d’Argento neutralise le naturalisme eustachien et le laisse gagner par la peur du vieillissement du corps et de l’esprit, horreur qui par quintessence guette tout organisme. L’état de terreur absolue, c’est celui de la perte des facultés cognitives, de cet égarement de l’esprit pourtant autrefois brillant de l’ancienne psychiatre, ce que Freud appelait le Unheimliche, soit la négation de ce qui était familier (que l’on a traduit par inquiétante étrangeté en écartant à tort le terme de Heim, foyer).
L’aliénation du jugement de la femme se voit dans l’accumulation de ses gestes compulsifs, dans des trajectoires répétitives et désordonnées qui vont jusqu’à jeter aux toilettes le manuscrit du livre que prépare son mari. « Je ne pas qui c’est, il me fait peur », avoue-t-elle en désignant son mari à son fils venu lui rendre visite. Le vieillissement extrême transforme l’intimité en menace. Ce qui s’était ouvert comme la chronique quotidienne mute en film de peur. Vortex s’attache à ces quelques semaines qui voient son état s’aggraver au point qu’elle ne reconnaît plus celui avec lequel elle a partagé toute sa vie et dont elle avoue à leur fils qu’elle ne sait pas qui il est et que sa présence la terrifie.
Quand Gaspar Noé sort du huis clos, c’est pour filmer des rues de Paris désertées, où la menace semble rôder à chaque coin de rue autour du métro Stalingrad. Profitant du confinement, Noé documente l’inquiétude de rues fantomatiques. Le mari quitte l’appartement pour rejoindre le comité de rédaction de la revue où il est critique de cinéma, il presse le pas et rase le murs, comme Simone Simon dans La Féline, à l’écoute du moindre danger : avec le très grand âge, les hommes se voient aussi menacés que les jeunes femmes.
Contrainte formelle, liberté du cinéma
Après le prologue, une fois le couple couché pour la nuit, l’écran au format carré s’étire progressivement avant de se scinder en deux, chaque époux occupant l’un des cadres de ce split screen. Vortex est habité par un enjeu formel contraignant et signifiant à la fois. L’écran partagé morcelle l’espace des époux, les enserre chacun dans un tunnel autonome, reconstruisant l’espace pourtant vaste de leur logis en boyaux labyrinthiques dont on ne peut s’échapper. Le cinéma prend en charge l’altération de perception du réel dont est responsable la maladie de la femme.
Il en résulte de monstrueuses chimères : Françoise Lebrun pleure lorsque son fils, dans une discussion bouleversante, lui dit qu’il n’est pas capable de s’occuper d’elle. Elle penche la tête qui se dédouble en entrant dans le champ de son mari. Ce hasard du mouvement donne corps à la torsion de son cerveau, entre conscience et inconscience. Noé semble chercher la contrainte formelle pour mieux libérer son cinéma. Le réalisateur se targue de lancer le tournage de ses films avec seulement dix pages de scénario et de laisser ses acteurs improviser leurs dialogues. Le double écran est né de façon hasardeuse sur le plateau où il cadrait une caméra tandis que son chef opérateur s’occupait de l’autre. Déçu de l’effet d’une séquence, il a monté l’image des deux caméras et inventé son dispositif en cours de tournage.
S’il a choisi Benoît Debie, chef opérateur belge, depuis la réalisation d’Irréversible (2002), c’est pour sa faculté à se contenter d’éclairages naturels et ainsi offrir de la légèreté à la mise en scène. Seule l’absence de projecteurs peut permettre de tenir un dispositif à deux caméras en continu sur une telle durée dans un espace si petit et de façon improvisée.
Noé aime à s’astreindre à ce type de restrictions formelles pour se lâcher sur l’essentiel. Expérimenté sur Summer of ‘21 (2020) et Lux Aeterna (2020), courts métrages commandés par Saint Laurent, le split screen change de fonction au gré des films. En cela, on aurait tort de penser que Vortex s’éloigne de sa filmographie passée, où la contrainte technique est régulièrement porteuse de recherche formelle. Discours amoureux, ballet des corps dans un espace clos, altération des sens par la prise de psychotropes, terreur de l’enfermement, parties de récit indépendantes, partis pris formels radicaux : on pourrait même voir en Vortex, dans sa dimension programmatique, une forme de reflet déformant et ralenti de la frénésie de Climax (2018).
La jeunesse et ses excès n’ont par ailleurs pas toujours été le sujet de Gaspar Noé qui, ne l’oublions pas, a eu pour compagnon de route Philippe Nahon, l’acteur pour Carne (1992) et Seul contre tous (1998), récemment décédé du Covid. La mort au travail est depuis longtemps la grande affaire du cinéma de Noé.
Les maisons, c’est pour les vivants
À la radio, le psychiatre Boris Cyrulnik insiste sur l’importance des rites funéraires tandis que les époux se lèvent et se préparent chacun de leur côté. C’est l’appartement qui fait figure de monument funéraire, lui qui contient tous les souvenirs, livres, photos, vêtements, films et affiches que ses occupants ont choisis et accumulés les uns après les autres. Quand Françoise Lebrun appelle son mari au cri de « Tout est prêt », elle parle autant de l’apéritif servi sur la terrasse que du plateau, où tout attend l’acteur pour débuter le tournage.
Il faut évidemment lire dans le casting une intention de signification sous-jacente. Que vient faire l’excellent Alex Lutz, qu’on n’avait jamais vu si touchant, entre ces deux imposantes figures du cinéma moderne ? L’acteur passé par la scène du one man show, par la pastille d’humour Catherine et Liliane sur Canal+, par un cinéma de comédie populaire et récemment par la série télévisée parodique, vient incarner un renouvellement des images, qui peut flirter avec un mauvais goût semblable à celui de la garde-robe de son personnage. Intermittent qui fait ses heures sans conviction là où son père est habité par le cinéma, il est soumis à son penchant pour la drogue, qui pourrait renvoyer au caractère addictif de la série par rapport au cinéma.
Le fils, malgré sa tendresse et sa bonne volonté, est celui qui se montre incapable de devenir le parent de ses parents, inapte à maintenir leur héritage, à conserver ce qu’ils ont accumulé et construit au cours de leur vie. Il va laisser toutes les richesses de l’appartement, les affiches, les livres, toute cette pensée du cinéma, se disperser jusqu’à la mort du lieu. « Les maisons, c’est pour les vivants, mon chéri » répond le fils à son enfant qui lui demande si ses grands-parents morts ont une maison. La mort des vivants appelle celle des maisons et donc des objets.
Le mouvement général du film est bien celui d’un rétrécissement de la vie des personnages, de plus en plus étriquée par le ralentissement de leurs mouvements et de leur perception. Rétrécissement du cadre également qui se réduit comme celui de Vampyr que Dario Argento regarde en DVD. Le visage du mort du film de Dreyer est surcadré par le couvercle ajouré du cercueil qui le recouvre et qui laisse divaguer son regard dans les rues, donnant à la caméra le mouvement volatile de l’âme du mort qui s’élève et que Noé reproduit dans l’ultime plan de Vortex, âme de l’appartement et de ses occupants qui rejoignent le ciel. Le film est comme l’épitaphe de ses personnages, ce dont témoigne le générique de début qui inscrit la date de naissance de ses interprètes et de son réalisateur, inscrivant dès l’entame leur mortalité, mais est surtout un mausolée en hommage au cinéma.
Vortex, réalisé par Gaspar Noé, en salle le 13 avril 2022