Littérature

Retour à la nuit – sur Guerre de Louis-Ferdinand Céline

Historienne

Récupérés, et non volés comme l’affirme l’avocat et ayant-droit François Gibault, les feuillets de Guerre furent conservés, puis transmis au journaliste Jean-Pierre Thibaudat, qui les conserva jusqu’à la disparition fin 2019 de la veuve et héritière de Céline, Lucette Destouches, dans le but d’empêcher toute exploitation commerciale potentielle. La parution de ces feuillets aujourd’hui chez Gallimard pose d’innombrables questions auxquelles l’édition proposée ne permet guère de répondre. L’historienne Odile Roynette s’y attelle pour AOC.

La parution, ce 5 mai, des feuillets de Guerre de Louis-Ferdinand Céline est-elle un événement littéraire ? Elle pose, en tout cas, d’innombrables questions auxquelles l’édition proposée ne permet guère de répondre. La première a trait à l’histoire de ce texte que l’écrivain lui-même avait évoqué dans sa correspondance. Depuis Chicago, et dans le contexte de sa rupture avec Elisabeth Craig, Céline écrivait le 14 juillet 1934 : « […] Je vais faire paraître un premier livre dans un an c’est décidé – Enfance – la guerre – Londres ».

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Quelques jours plus tard, le 23, probablement devant l’ampleur prise par le projet, il avait décidé de découper l’œuvre en une trilogie. Le premier volume, consacré à l’enfance et baptisé Mort à crédit, serait publié par son éditeur, Robert Denoël, aux conditions dictées par Céline : « Sinon pas plus de Mort à crédit que de beurre au cul ».

La rédaction des pages qui nous occupent fut donc vraisemblablement antérieure à l’été 1934, l’écrivain s’absorbant ensuite entièrement dans l’écriture de Mort à crédit, publié en mai 1936. Il s’agit aussi d’un premier jet, probablement jamais retravaillé, que ses éditeurs ont choisi d’intituler Guerre.

On peut s’interroger sur les premiers mots tracés par Céline (« Pas tout à fait ») en haut du premier feuillet manuscrit, numéroté « 10 », qui ne figurent plus dans le volume imprimé. Pourquoi ? N’aurait-il pas fallu préciser cet écart, respecter scrupuleusement ce commencement et poser la question du sens à lui donner plutôt que de procéder à cette coupe sauvage ?

Les feuillets de Guerre, Céline, devenu entretemps l’une des figures centrales de l’antisémitisme de plume, les avait abandonnés en juin 1944 en fuyant son appartement parisien de la rue Girardon par crainte des représailles de la Résistance. Il avait aussi laissé derrière lui les manuscrits dont Gallimard annonce la parution prochaine, Londres et La Volonté du roi Krogold à l’automne 2022, puis la version complète de Casse-pipe en 2023.

Tous furent alors récupérés, et non volés comme l’affirme toujours l’avocat et ayant-droit François Gibault dans la préface de Guerre. Ils furent ensuite conservés, puis transmis au journaliste Jean-Pierre Thibaudat, dont le nom est occulté dans l’avant-propos comme dans l’appendice.

Celui-ci garda le silence jusqu’à la disparition fin 2019 de la veuve et héritière de Céline, Lucette Destouches, dans le but d’empêcher toute exploitation commerciale potentielle, conformément aux souhaits des donataires. Nous en saurons bientôt davantage sur la véritable histoire de ces manuscrits, de la Libération à aujourd’hui. Soulignons, pour l’instant, la force – et la beauté – du paradoxe qui la sous-tend : ceux-là mêmes que Céline exécrait furent conduits à protéger ses brouillons de la destruction, parce qu’ils étaient parfaitement conscients de leur valeur patrimoniale et ne pouvaient envisager de commettre un autodafé.

Retour sur le champ de bataille ?

Leur auteur était en effet entré dans le champ littéraire depuis la publication, à l’automne 1932, de Voyage au bout de la nuit. Dans cette grande fresque picaresque, qui menait le narrateur, Ferdinand, des grands boulevards à la banlieue parisienne, en passant par les Flandres, l’Afrique et les États-Unis, les pages inaugurales consacrées à la Première Guerre mondiale, à « la monstrueuse entreprise », telle qu’il la qualifia alors, avaient emporté l’adhésion de la quasi-totalité de la critique et d’un lectorat soucieux, en ce début des années trente, de trouver dans la littérature une expression conforme au dégoût de la guerre et à l’immense besoin de paix qui traversaient toutes les strates de la société.

Les études littéraires et historiques ont bien montré le rôle décisif joué par ce contexte dans l’entrée de Céline au panthéon des « grands écrivains ». Enfin un auteur capable de dévoiler le vrai visage de la grande boucherie, de dire le traumatisme sans fin qui minait la société française depuis 1914. Qui plus est, Céline était aussi un ancien combattant blessé, décoré de la Médaille militaire et de la Croix de guerre, ce qui ne manque pas d’être rappelé en préface.

Au moment où Jean Norton Cru, dans Témoins (1929) dotait l’expérience combattante de la seule vraie légitimité pour parler de la guerre, le mutilé Céline disposait d’un a priori éminemment favorable, qui permit même de taire les réticences d’une partie de la critique devant le style cru, la langue argotique et vindicative que l’écrivain faisait alors entrer dans la littérature.

Dans Voyage au bout de la nuit, comme dans l’ensemble de son œuvre, l’écrivain évoquait sa propre expérience, entièrement transformée par la fiction. Il convient d’y revenir, puisque le paratexte continue de véhiculer complaisamment les légendes que Céline a lui-même forgées et qu’il a de surcroît utilisées à des fins multiples, particulièrement après 1944, lorsqu’il lui devint fort utile de brandir le drapeau de son patriotisme intransigeant face aux accusations de trahison et de collaboration dont il était l’objet.

Mobilisé au début du mois d’août 1914, le maréchal des logis Destouches fut blessé par balle au bras droit le 25 octobre 1914, sur le champ de bataille d’Ypres, à proximité de Poelkapelle. Il s’agit – faut-il le rappeler – de la seule blessure attestée à ce jour, même si l’écrivain n’a cessé, après-coup, d’attribuer les migraines, les bourdonnements et les sifflements d’oreille dont il s’est plaint toute sa vie à un choc reçu à la tête au même moment.

La balle fut extraite à l’hôpital d’Hazebrouck par le médecin Gabriel Sénellart. Transféré au Val-de-Grâce fin novembre, Destouches fut ensuite opéré à l’hôpital Paul Brousse de Villejuif par un des meilleurs chirurgiens de la place de Paris, Antonin Gosset, qui tenta de réduire la paralysie radiale de son bras.

Envoyé en convalescence, puis affecté au service des passeports du consulat français de Londres en mai 1915, il finit par obtenir, en décembre, une réforme de complaisance qui l’écarta définitivement du danger. La guerre du soldat Destouches était terminée, mais la trace laissée par la confrontation à la violence, à la mort de masse et à la blessure ne le quitta jamais, devenant la matière première de l’œuvre à venir.

Dans Voyage au bout de la nuit, Céline avait suspendu son récit au moment où son narrateur, Ferdinand, était blessé car « il s’est passé des choses et encore des choses, qu’il est pas facile de raconter à présent, à cause que ceux d’aujourd’hui ne les comprendraient déjà plus ». Était-il devenu plus facile de les raconter en 1934 ? Pas sûr, mais au moins l’écrivain avait-il acquis, après Voyage au bout de la nuit, une autorité en la matière, comme il le confie à son lecteur au début de Guerre : « J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais ».

Dans ces pages, il ramène son lecteur vers le champ de bataille. Ferdinand y gît au sol, blessé au bras, une balle au creux de la tête : « Toute l’oreille à gauche était collée par terre avec du sang, la bouche aussi ». Mais c’est bien un champ de bataille entièrement imaginaire qui se déploie ici, pour mieux mettre en scène l’idée, déjà présente dans Voyage au bout de la nuit, de l’anéantissement intime de l’homme dans la guerre. Une guerre qui le traverse et le détruit parce qu’elle parvient à prendre possession de lui. Désormais, « Je faisais du bruit dedans » fait-il dire à Ferdinand.

Rôles inversés, temps fracturé

Dès lors, point de répit pour l’humanité défaite. Dans Guerre, ce qui reste des hommes vacille, titube, s’écroule, vomit et surtout, comme Ferdinand, « ne bande plus ». La guerre, selon l’écrivain, a provoqué l’effondrement du mythe militaro-viril, fondé, comme l’ont souligné les historiens, sur l’association entre le référent viril et les valeurs constitutives de l’identité guerrière.

Il convient de relier les pages de Guerre où Ferdinand se réfugie dans le voyeurisme et le plaisir par procuration à ce que Céline écrivait dès 1924, dans un résumé de sa thèse de médecine paru dans La Presse médicale et consacrée au chirurgien obstétricien d’origine hongroise, Philippe Ignace Semmelweis : « Avec elle [la brutalité] finira sans doute la suprématie dans les affaires du monde dont ils [les hommes] ont perdu la maîtrise. Temps farouches du passé, temps guerriers, temps fragiles au fond comme tout ce qui est masculin. Aussi longtemps que la force physique permit tous les exploits, tant que le muscle fut l’instrument même de la puissance, la virilité resta la base de nos sociétés mais, aujourd’hui, la force physique c’est peu de chose. Demain ce ne sera plus rien […] ».

Ainsi les temps virils seraient-ils morts, d’après Céline. Les femmes qu’il invente sont désormais puissantes, c’est-à-dire lubriques et sadiques comme l’infirmière, Mlle L’Espinasse, qui masturbe ses patients, les torture à coup de sonde urinaire et voudrait bien en abuser post mortem. La prostituée Angèle, « une travailleuse », inverse elle aussi le rapport de domination en réduisant à néant son mari et souteneur, Bébert, le voisin de lit de Ferdinand, qui évoque par certains traits le sergent Albert Milon, l’ami soigné avec Céline au Val-de-Grâce pendant la guerre.

Céline brosse ainsi le portrait du monde d’après, un univers cauchemardesque où les hommes ne seraient plus que des pantins habités par leur trauma. Car la guerre a fracturé le temps et séparé deux mondes et deux temporalités désormais irréconciliables, selon lui. Il y a le temps d’avant, « la partie du passé déjà qui cherchait, je m’en souviens bien, à s’accrocher au présent et qui pouvait plus – et puis alors l’avenir qui me faisait plus peur que tout le reste », fait-il dire à Ferdinand.

Et, restés dans le temps d’avant, il y a les civils, protégés des combats et qui demeurent accrochés à leurs petits soucis et à leur petit quotidien. Les parents de Ferdinand jouent ici le rôle vedette dans le bal des « cons » qui tourbillonnent autour de Ferdinand. La mère, pétrie de soumission et esclave du devoir d’un côté, le père muré dans ses certitudes de l’autre.

Cette disjonction, et ce point est évidemment essentiel dans le roman, Céline choisit de la situer dans la langue de son père : « De mon père des lettres parfaitement écrites en parfait style ». Et, quelques lignes plus loin : « D’où que je me trouvais, j’aurais bien voulu, question de crever, avoir pour y passer une musique plus à moi, plus vivante. Le plus cruel de toute cette dégueulasserie c’est que je l’aimais pas la musique des phrases de mon père ».

Guerre permet donc d’entrer un peu plus près des logiques qui ont structuré la fabrique de l’écriture célinienne entre Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Mais là où Voyage faisait en quelque sorte l’inventaire de la destruction, Guerre amorce un programme d’écriture beaucoup plus politique.

Une écriture agonistique

Le narrateur, en effet, revient à la vie et avec elle il retrouve, outre le désir de déserter, déjà exprimé dans Voyage au bout de la nuit, celui de s’attaquer à celles et ceux qui, à ses yeux, seraient responsables du désastre ou qui en auraient profité. On ne peut s’empêcher, à cet égard, de relever l’allusion, écrite dans le contexte de la forte montée de l’antiparlementarisme pendant les années 1933-1934 – Céline était présent aux manifestations parisiennes du 6 février 1934 – à la démocratie parlementaire évoquée à travers une hallucination en ces termes : « des invités bien puissants et bien riches, des gens du parlement qui se saoulaient chez lui la gueule ».

L’armée a bien sûr une place de choix dans la vindicte célinienne. Elle est réduite à sa dimension répressive – le conseil de guerre – et à sa fonction de machine à produire du consentement. À cet égard, la scène de la citation qui motive la remise de la Médaille militaire au narrateur permet à Céline de dénoncer l’ensemble du discours qui a entouré la reconnaissance des faits d’armes des combattants, lavés en quelque sorte de toutes leurs aspérités.

C’est aussi la raison pour laquelle l’erreur commise dans l’édition de Guerre sur la date de la blessure réelle de Destouches, placée le 27 octobre 1914 alors qu’elle a eu lieu le 25, est fâcheuse. Cet écart de deux jours est en effet celui qui sépare l’évènement lui-même de sa reconstruction aseptisée dans les documents produits par l’institution militaire et que Céline, après Voyage au bout de la nuit, entend dénoncer.

Les femmes sont aussi transformées en cibles à abattre. De puissantes, elles deviennent en effet des instruments sur lesquels les personnages masculins vont pouvoir, dès qu’ils retrouvent des forces, assouvir leurs pulsions vengeresses.

De ce point de vue, il faut relever l’extrême violence de la scène de voyeurisme située à la fin du roman, lorsqu’un Écossais, client de la prostituée Angèle, s’acharne sur elle, tandis que Ferdinand contemple le spectacle du fond de son placard : « Voilà un homme qui n’avait pas baisé depuis des mois. Yop ! Il lui en foutait encore un temps de galop. Elle essayait de le dégager d’elle pour crier. Il l’étouffait avec sa bouche. Enfin il a joui encore un grand coup brutal à cause des pleurs en crispant les jambes loin comme si on l’avait planté d’un coup en plein dans le trou du cul. J’ai cru qu’il allait la tuer tellement il jouissait ». Il s’agit en réalité d’une scène de viol, décrite comme hautement jouissive par Céline.

La violence, enfin, l’écrivain la retourne contre les étrangers, figures menaçantes qui restent soit impuissantes, soit, au contraire, qui assouvissent ou voudraient assouvir leurs pulsions sur les blanches. « Qu’elle aille se faire tasser [sodomiser] par les nègres » soupire ainsi le souteneur Bébert, dépité de voir Angèle les fréquenter. Et un peu plus loin : « C’est les étrangers qui sont en train de la perdre ».

Il y a aussi les blessés des contingents coloniaux, les « bicots », les « sidis », englobés dans la masse des « cons », des « pisseux » qui vont y retourner, eux, au « gros pilon pour con », c’est-dire au front. Le discours xénophobe et raciste a beau être inscrit dans l’ordre de la fiction, il désigne et renforce l’exclusion de ceux que la guerre a appelés sur le continent européen bien malgré eux et qui forment une des figures de la menace de cet après-guerre, selon Céline.

On l’aura compris, le narrateur, lui, ne fait pas partie de ceux qui sont condamnés. Il s’échappe, tout comme l’écrivain lui-même, vers l’Angleterre car : « Y avait pas la guerre à Londres ». Il est sauvé, mais pas le lecteur de Guerre qui parcourt un monde en déréliction.

Sans doute le malaise le plus intense que produit aujourd’hui la lecture de ces feuillets tient-il dans cette intention, beaucoup plus marquée que dans Voyage au bout de la nuit, d’anéantir toute espérance chez le lecteur. Le texte tourne au pamphlet, et même à l’état d’ébauche, il constitue une étape sur le chemin d’une radicalité en construction. Retour à la nuit, donc.


Odile Roynette

Historienne, Professeure à l'université Bourgogne-Franche-Comté

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