Le théâtre clinique de Lars Norén – sur Kliniken mis en scène par Julie Duclos
Kliniken est une pièce à part. Longue, dense, drôle, violente, tragique, réaliste, polyphonique, poétique, sans commencement ni terme, d’une multiplicité irréductible, elle occupe dans l’histoire du théâtre contemporain, mais aussi dans l’œuvre de Lars Norén, une place singulière. Son titre, qui a été traduit, étrangement, par Crises, est Cliniques, au pluriel, ce qui désigne évidemment l’institution médicale comme ensemble de normes et de pratiques mais aussi, plus simplement, les lieux où les patients sont soignés et hébergés. Et si la pièce de Lars Norén interroge la clinique au premier sens, ce qu’elle met en scène est un espace, une salle de repos, où les patients se retrouvent, passent, fument, discutent, ne font rien, monologuent ou regardent la télévision[1].
L’hôpital est dans Kliniken un cadre, où se déroule l’action, où les paroles sont dites, un cadre qui permet à Lars Norén de laisser hors de la scène les médecins et les infirmier.ère.s, ainsi que tout ce qui, plus généralement, relève de l’administration hospitalière. Demeurent sur scène les patientes et les patients, plus une personne en visite (la mère de Roger) et deux hommes de ménage, dont un (Tomas) joue à l’animateur et à l’infirmier – lors d’une scène assez violente, il contraint une patiente récalcitrante (Sofia) à prendre un médicament qu’il dit avoir été prescrit par un médecin.
En repoussant l’hôpital hors champ, Lars Norén peut rendre visible et audible celles et ceux qu’il accueille : onze patients aux pathologies variables, la salle en question ne faisant pas partie de l’unité réservée aux cas les plus graves, certaines sont mentionnées, d’autres se devinent, schizophrénie (Markus), anorexie (Sofia), dépression (Maud), sociopathie (Roger), etc.
Onze personnages aux situations les plus diverses, terribles et banales : Martin est séropositif – dans la Suède des années 1990, il arrivait que des malades du SIDA se retrouvent en hôpital psychiatrique (la pièce a été écrite en 1994) –, Roger est un skinhead raciste et violent, Sofia rumine des pensées suicidaires, Markus est schizophrène, Mohamed est un homme originaire de Bosnie dont toute la famille a été tuée pendant la guerre, Birgit a été enfant violée par son père, etc. Kliniken a une dimension documentaire. Lars Norén a connu l’hôpital psychiatrique à la fin de l’adolescence (il y fut interné pour schizophrénie) et les paroles qu’il rapporte, les situations qu’il décrit, ont l’étrangeté et la banalité du souvenir.
À force de se dire en vain et à personne, la parole finissait par donner consistance à des « je » et à des « tu » éphémères, quelque chose qui ressemble à des sujets.
Il y a peu d’événements dans cette pièce et ceux qui surviennent ne le font pas sur le registre de l’exception : on force une patiente à prendre un médicament, on se bat brièvement pour une histoire de télécommande, une jeune femme meurt, Markus pousse quelques cris, évènements mineurs, la mort autant que les autres, pris dans le flot incessant des paroles et des mouvements, un flux collectif de conscience où l’on parle beaucoup, où l’on s’écoute peu et où l’adresse est fluctuante et incertaine. Les vrais dialogues sont rares et toujours interrompus, l’adresse souvent violente, les monologues abondants et l’indifférence omniprésente.
Kliniken est une pièce chorale mais cette choralité est dialogique et non responsoriale, chacun et chacune parle depuis la perspective de sa maladie ou de son trauma, s’adressant à tous et à personne. Il est cependant un mouvement de crète dans ce tissu de mots qui se répondent si peu les uns aux autres, celui d’une parole qui tend vers la confession et donc vers l’adresse, qui cherche à faire exister pour l’autre, n’importe lequel, le mal ou le trauma, et par là même à lui donner une forme. Birgit raconte son viol, Mohamed parle de la guerre, Martin dit la maladie qui le ronge, Anders confesse sa zoophilie, etc., comme si, à force de se dire en vain et à personne, la parole finissait par donner consistance à des « je » et à des « tu » éphémères, quelque chose qui ressemble à des sujets.
Certains, Markus, Sofia, Mattias (qui prononce un mot au tout début de la pièce, « Salut », puis disparaît), demeurent en deçà de cette puissance des mots, ils les traversent sans qu’ils puissent en faire usage ; d’autres, Roger, Tomas, sont au-delà, pour qui elle est le vecteur d’une violence ou l’outil d’une domination. Kliniken raconterait cela : l’histoire d’une parole cherchant à constituer les pôles d’une adresse, je-tu, le tu répondant au je et le je prenant forme pour un tu ; une histoire où des corps qui parlent et se déplacent sans cesse tentent de (re)devenir des sujets face à des spectateurs à qui l’on demande de se prêter à ce jeu sans fin, de ne pas se lasser, de recueillir sans les juger ces paroles qui ne dessinent aucun récit, mais des sujets possibles ; allégorie d’un théâtre qui n’en finit pas de se faire.
Julie Duclos construit la scène de cette choralité. Le plateau du théâtre de l’Odéon est un espace de plain-pied où s’autonomisent des zones : deux tables et des chaises devant l’écran de télévision fixé sur une saillie, un canapé et une table-basse faisant salon devant une baie vitrée donnant sur un jardin, deux chaises et un cendrier à l’avant-scène côté cour. Chacune est un lieu relatif, dessine un cadre d’interaction que certains personnages occupent et par lequel d’autres passent. Maud fume, elle est près du cendrier, c’est son espace, de la même manière que le salon est celui d’Anders et la table devant l’écran le lieu privilégié de Markus. En contrepoint de ces personnages relativement sédentaires, il y a les mobiles, Roger, Tomas, Erika, qui circulent, entrent et sortent en coup de vent, s’emparent du plateau, parlent fort et à la cantonade.
Avant de parler, les uns et les autres se disent par leur manière d’occuper l’espace, le lieu où ils s’installent, leurs postures corporelles. La mise en scène de Julie Duclos s’intéresse beaucoup à ces corps, à ce qu’ils font, aux gestes, aux expressions, c’est sur eux que la parole reposera quand ils se feront entendre. Les didascalies de Lars Norén, abondantes, vont dans ce sens. Un personnage est un corps dans l’espace au moins autant qu’il est une parole qui s’articule. Son écriture fait pleinement droit à ces deux dimensions.
Par exemple, vers la fin du premier acte : « Markus rentre droit dans le mur, plusieurs fois. Tomas va finalement vers lui et le tourne dans une autre direction. Markus continue à marcher jusqu’à ce qu’il sorte dans le couloir et là il s’arrête, reste immobile, suce un bouton du poignet de sa chemise[2]. »
Ou bien, un peu plus tôt : « Il [Martin] a son micro-ordinateur ou son carnet de note sur ses genoux, il note les détails de son enterrement, même si, en cet instant, il ne pense pas qu’il va mourir ; ce sera très beau, comme un tableau de la dernière période de Malevitch, simple et droit comme une épée japonaise, qui ne révèle sa force et sa faiblesse qu’au moment où on la nettoie et la polit (…)[3]. »
Julie Duclos, cependant, va plus loin. Sa scène s’étend au-delà du plateau, à d’autres espaces, visibles et invisibles. Derrière la baie vitrée en fond de scène, elle a installé un jardin qu’un arbre vient figurer. C’est un premier dehors. Anders et Markus s’y retrouvent dans le second acte. C’est aussi un espace climatique. On y lit le temps qu’il fait, le soleil, la pluie battante, l’orage qui gronde.
C’est le rôle de la mise en scène : non seulement incarner les mots, mais aussi construire entre eux, à côté d’eux, une distance qui permette de les entendre, de les réfléchir, de les relier.
Et puis il y a les vidéos projetées de part et d’autre du canapé, à cour et à jardin. Elles sont de trois types : les plus fréquentes sont des images des personnages filmés depuis les coulisses, on les voit selon une perspective interne au plateau et inaccessible aux spectateurs, elles nous font rentrer un peu plus dans l’espace dialogique du théâtre de Norén où chaque personnage incarne un point de vue original et irréductible ; d’autres montrent des scènes que Julie Duclos a choisi de faire jouer hors du plateau, comme le dialogue entre Anders et Markus dans le jardin ou celui entre Fiona et Erika derrière la double porte qui mène aux autres espaces de l’hôpital, ce qui lui permet de construire des espaces d’intimité éphémère dans un lieu où tout se mélange et se superpose ; les dernières sont des images du dehors, paysage qui défile depuis la vitre d’un train, nuée d’oiseaux, incendie, ruines d’une ville détruite par les bombardements, elles accompagnent certains monologues comme si elles figuraient ce qu’ils ne pouvaient dire, le réel indicible où ils s’originent, ce dehors que l’hôpital ne pourra jamais réduire – même s’il arrive que la référence soit un peu appuyée, ainsi de ces images de ruines à la fin du monologue de Mohamed (dont Julie Duclos a fait un réfugié syrien).
Cette multiplication – dissémination ? – de l’espace scénique a une fonction articulatoire : elle permet à Julie Duclos de spatialiser le contrepoint des conversations qui, dans le texte de Norén, se superposent ou se chevauchent. Le défaut de ce parti pris est d’éloigner des lignes qui s’enchevêtrent au sein de l’écriture, de discrétiser le flux collectif, mais non collégial, des paroles. Elle sert aussi à souligner certains moments, à les détacher du flot : en isolant des scènes, en accompagnant les monologues d’images qui fonctionnent comme des référents pulsionnels, on montre ce qui ne peut se dire, l’inconscient du texte.
Dans la mise en scène de Jean-Louis Martinelli en 2007, les personnages chantaient et chacun de ces chants était un aparté et une échappée, hors de l’hôpital mais aussi hors du texte. C’est le rôle de la mise en scène : non seulement incarner les mots, leur donner des corps et des lieux, mais aussi construire entre eux, à côté d’eux, une distance qui permette de les entendre, de les réfléchir, de les relier. Pour Julie Duclos, cela passe ici par l’image, les images, et la multiplicité des décadrages et des recadrages qu’elles rendent possible. Peut-être a-t-elle pensé, en imaginant ce dispositif qui cadre et dissémine, à l’image qui clôt la pièce, que décrit la dernière didascalie après que tous à part Markus ont quitté le plateau, une image impossible à mettre en scène.
« Il ne reste plus que Markus. Soudainement, lentement, la schizophrénie fait exploser son corps, toutes ses cellules explosent et on le voit. Il explose en une infinité de petits morceaux qui s’éparpillent dans la chambre, comme un très beau verre sous une pression trop forte. »
L’explosion est psychique et physique, il la ressent et on la voit, elle pourrait décrire une crise, Lars Norén a été diagnostiqué schizophrène, mais elle est aussi ô combien une image de théâtre, l’hallucination d’une scène qui ne peut plus composer ses personnages, les retenir, les empêcher de s’éparpiller. L’écriture théâtrale fut peut-être cela pour Lars Norén, une manière de remédier à l’éparpillement ou, tout au moins, d’y faire face.
Kliniken de Lars Norén, mise en scène de Julie Duclos, Théâtre de l’Odéon, du 10 au 26 mai 2022.