Littérature

Chacun dans sa nuit – sur La Multiplication des feux follets de Raquel Taranilla

Écrivaine

Raquel Taranilla et son alter ego Beatriz Silva, protagoniste de son premier roman La Multiplication des feux follets, approchent la déflagration académique. L’écriture nerveuse et charpentée de ce roman ne tente pas de faire l’apologie de la recherche. Pour elles, le savoir est créateur de chaos, et donc de fiction.

Un livre peut-il se tramer comme une vengeance ? Dans La Multiplication des feux follets, l’écrivaine catalane Raquel Taranilla, flanquée de son personnage Beatriz Silva, semble ourdir la preuve. Oscillant entre crise de nerfs et dépression, intertextualité et goût de l’essai, réel et fiction, autrice et protagoniste révèlent ce que l’écriture doit, l’humour aidant, à un peu de colère.

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Solitude de la recherche

En 2020, à la réception du prix Biblioteca Breve pour son premier roman, Taranilla affirmait que celui-ci avait été écrit contre Enrique Vila-Matas. De fait, dans Air de Dylan (2012), l’immense auteur espagnol, né en 1948, campe une génération – celle de Taranilla, née en 1981 – oisive, « ultralégère », constituée d’avatars pâles d’Oblomov. C’est à ces nihilistes désenchantés de la bourgeoisie catalane que la romancière oppose donc Bea, élève brillante et intellectuelle précaire, souffrant de multiples angoisses et de dépit amoureux à la veille de son trente-deuxième anniversaire. L’écumante universitaire catalane, spécialiste, par accident, de la sociologie des loisirs et du tourisme de masse, se livre en un monologue lucide, déjanté, truffé de références et notes de bas de page qui frisent l’obsession.

Or l’écriture nerveuse et charpentée de ce roman ne tente pas de faire l’apologie de la recherche. Voyageuse immobile et surdiplômée, surinformée, Beatriz Silva tangue entre un état maniaque et l’immobilité totale au fond d’un placard. La déflagration académique du personnage alter ego – Taranilla écrivant à la veille de ses trente-deux ans, enseignant elle-même à l’université – révèle un fruit malsain de la société de l’information. N’est-elle pas le contre-effet de son propre sujet d’études ? Car de toutes les connaissances qu’elle peut brasser depuis son bureau, surgit uniquement une vacuité, l’excès de données inutiles. Elle ne peut rien contre la voracité de citer « torrentiellement livres et films, tout en ressentant la liberté illusoire de la légèreté : il n’y a pas de culture, le matin n’existe pas plus que la nuit, il n’y a que le plaisir anxieux de dévorer, de consommer, de vomir, de triturer, d’emmêler des idées, des concepts, des problèmes, des références ».

Dans ce magma d’érudition, elle privilégie tout de même la figure de Georg Lukács, le marxiste tragique. Le philosophe hongrois l’éclaire sur la déliquescence de la société à travers sa forme agonisante et angoissante : le tourisme de masse. Dévouée, elle se croit parfois le témoin privilégié de la désintégration civilisationnelle.

Mais en convoquant la malédiction du Faust, les malheurs de Rabbi Loew (inventeur du Golem), ou les échecs du cabinet du docteur Caligari (personnage éponyme du film), elle s’identifie à la triade fondamentale de l’expressionnisme allemand pour dire à quel point le savoir est créateur de chaos et donc de fiction. Car la part de fantasme, d’humour, reste malgré tout une ultime voie de sauvetage.

Ne jamais parier sa tête au diable

Le livre s’ouvre comme une confession pour le moins étonnante : la narratrice affirme connaître le nom du voleur du crâne du réalisateur Friedrich Wilhelm Murnau. De fait, après avoir secoué les tabloïds durant quelques semaines, le mystère demeure : en 2015, le tombeau du célèbre réalisateur allemand avait été profané, sa dépouille décapitée et les autorités berlinoises demeurent à ce jour dans l’incapacité d’identifier le coupable. Rituel sataniste, nécrophilie ? Il suffit de consulter Google pour connaître l’étendue de ce macabre contemporain.

Alors Beatriz Silva entre en scène, rivée à son écran, afin de résoudre l’affaire Murnau en livrant Quirós, cinéaste poseur dont elle est peut-être encore amoureuse et qu’elle compte bien faire arrêter. Le volage Quirós était venu squatter, comme elle, une vieille maison désordonnée de Barcelone, avant de disparaître sans laisser de trace. D’où l’intérêt que suscite en elle le vol du crâne du réalisateur mythique, tentée de déchiffrer les indices laissés à son intention par Quirós dans les médias. Cette forme de mantique audiovisuelle devient la spécialité de notre tête chercheuse, assistée dans son enquête par un unique allié : son cœur brisé.

Comment nier que le dandy en question présente les traits du coupable parfait ? Adorateur de l’œuvre de Murnau, il apparaît d’abord comme une énigme fascinante, le créateur en quête de l’œuvre d’art totale. Et comment une modeste chercheuse en sociologie de la culture de masse ne succomberait-elle pas au génie incompris ? Répandant le désir autour de lui, celui-ci s’intéresse particulièrement au dernier film de Murnau, le légendaire et maudit Tabou (1931) tourné dans les îles du Pacifique. Ne délaissant jamais sa rigueur académique, Silva explique le projet fou dans lequel Murnau, ainsi que son acolyte et frère ennemi Robert Flaherty, sillonnent les Antipodes. Sont-ils les précurseurs de cette société des loisirs qui recherche avant tout l’exotisme ? Y a-t-il eu malédiction ? Et accessoirement, l’homme qui aimait Murnau, était-il mystérieux ou juste indifférent ?

C’est ici que Raquel Taranilla montre la grâce d’une écriture qui s’acharne de manière habile.

La narratrice esseulée se retourne, s’enfouit, disparaît sous ses références puis ressurgit pour asséner la complainte d’une femme lucide. Bea s’inscrit dans la lignée de l’humour métaphysique des premiers de la classe pour qui l’accès au monde concret reste une question fondamentalement angoissante. Alors, elle gobe la présence de l’homme à ses côtés pour en faire un objet d’études. Vraiment pas douée pour la séduction, elle fait l’herméneutique de son fantasme. La Multiplication des feux follets est un livre sur les tours et détours de la pensée critique contemporaine, l’agonie de la communication, le désert absolu des rapports humains, le néant de l’affect et, par-dessus tout, la jouissance de l’écriture. Le démembrement de la forme romanesque, mise à nu par la recherche même, est le seul remède au mal d’amour. On y clame avec brio le peu que la connaissance nous éclaire sur nos mirages.

Raquel Taranilla, La Multiplication des feux follets, traduit de l’espagnol par François Gaudry, Éditions Métailié, avril 2022, 288 pages.


Gabriela Trujillo

Écrivaine, Directrice de la Cinémathèque de Grenoble

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