Cinéma

Cris et châtiments – sur Frère et sœur d’Arnaud Desplechin

Critique

Avec Frère et sœur, Arnaud Desplechin fait l’archéologie de l’inimitié ancienne de Louis (Melvil Poupaud) et Alice (Marion Cotillard). Construit sur des oppositions morales – le bien, le mal, la haine, l’amour, le courage, la lâcheté – le récit les redouble presque toutes, offrant ainsi aux personnages de surprendre le spectateur. Et, en restreignant son film aux trois unités théâtrales imposées par une situation de deuil, le réalisateur d’Un Conte de Noël l’ouvre à l’immensité de sa cinémathèque intime.

Dans la première séquence de Tromperie, Denis Podalydès qui joue le rôle de l’écrivain Philip Roth demande à sa jeune maîtresse interprétée par Léa Seydoux de fermer les yeux pour décrire le bureau où elle se trouve. Sa mémoire et son imagination se mêlent pour reconstruire avec des mots ce bureau que nous voyons sous nos yeux, reconstitution de cinéma d’un espace ayant existé. Dans un exercice de style virtuose, Arnaud Desplechin fait passer par la joute oratoire et émotionnelle de ses deux acteurs géniaux une réflexion théorique sur la mutation du réel en autofiction. Ce brillant échauffement ne manquait pas de rouerie dans l’exercice du palimpseste entre création littéraire et inspiration biographique.

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Avec Frère et sœur, le réalisateur d’Un conte de Noël (2008) s’attaque à un matériau plus personnel et fait l’archéologie de l’inimitié ancienne d’un frère et d’une sœur. « C’est une malédiction pour une famille d’avoir un enfant artiste », confiait récemment le cinéaste dans un entretien aux Cahiers du cinéma. Leurs parents plongés dans le coma après un grave accident de voiture, Louis (Melvil Poupaud) et Alice (Marion Cotillard) ne vont avoir d’autre choix que de se revoir après vingt ans de guerre froide. Lorsque le fils prodigue arrive à Lille, il s’arrête devant une affiche qui annonce la saison du théâtre dont sa sœur est la vedette. Le visage géant sur l’affiche fait de lui une frêle silhouette. Plus qu’un rapport de force en défaveur du cadet, cette disproportion acte un passage à la projection du réel en fiction. Cette sœur sera bigger than life et sa haine se polira et se haussera à celle d’une tragédie antique. Dans sa loge avant la représentation, elle est en larmes d’avoir lu le récent roman où son frère fait de la matière de leur vie un livre.

Au pays des morts

Le tunnel qu’emprunte le métro qui conduit Louis au centre de la ville a tout du chemin vers le royaume des morts. De façon prophétique, la pièce dans laquelle joue Alice est justement The Dead de James Joyce. Une cohorte de défunts surgit dans le récit, comme la jeune femme tuée dans l’accident de voiture du début ou le bébé perdu par Alice lors d’une fausse couche. Mais surtout, le fils de Louis, décédé brusquement dans sa septième année. Cette tragédie qui inaugure le récit frappe d’un déséquilibre fatal le couple que forment le frère supplicié et sa sœur au regard du spectateur qui ne les connaît pas encore. Elle fait aussi débuter la relation à nos yeux par un paroxysme de colère et de confrontation qui va continuer de les caractériser tout au long du film, mais en se grisant d’une gamme de nuances d’émotions. À Louis la douleur profonde et véritable, à Alice et son mari Borkman, venus présenter leurs condoléances, un respect de la convention bourgeoise.

On peut pourtant voir dans le personnage d’absent une dimension plus métaphorique que la simple expression d’une explosion doloriste. Lorsque Alice, à la mort de sa mère, découvre dans le médaillon qu’elle portait au cou le portrait de son neveu Jacob qu’elle n’a jamais connu, la photo ancienne n’évoque pas un petit garçon de 2020 et suggère que le mort qui hante le film pourrait être Louis petit. Autour du chevet de leurs parents, la fratrie revisite ce qui reste dans leurs corps adultes de part d’enfance. « Je suis orphelin », dira Fidèle, le benjamin de la fratrie, à la mort de ses parents, projetant dans ce mot un sentiment de l’enfance perdue.

Parce qu’elle veut venir en aide à la jeune admiratrice qu’elle a rencontrée devant le théâtre, Alice va faire des courses. Pour cette grande comédienne qui ne s’occupe plus des tâches domestiques depuis longtemps, la visite au supermarché dans un quartier populaire sous une averse de grêle prend des airs de traversée des bois par le petit Chaperon rouge. Le trajet baigne dans une esthétique de conte pour mieux préparer la rencontre inopinée du frère et de la sœur. Au contact l’un de l’autre, ils trébuchent, s’étalent, contraints de jouer à terre et malhabiles le dialogue de leurs retrouvailles qui déjoue nos attentes de grandiloquence. Les funérailles que le film célèbre tristement sont celles de la résignation de voir l’enfant qu’on était mourir, et avec lui, la tendre violence des primes amours : les passions familiales.

Ça va prendre feu

Derrière le voile mortuaire qui nimbe Frère et sœur, Desplechin propage partout l’inceste latent, déjà présent dans Un conte de Noël ou encore dans Trois souvenirs de ma jeunesse (2015), lorsque Pénélope, assise sur le bord du lit de son père, l’écoutait avec une légère gêne lui parler avec impudeur de sa beauté. Comme elle, Alice se souvient à la mort de ses parents que son père, à l’adolescence, l’appelait sa jeune épousée. En se réveillant de son coma, Abel s’est étonné que sa femme ne soit pas dans sa chambre d’hôpital. Il suffit que les parents soient séparés de corps pour que le désir intrafamilial ne se propage partout. Littéralement planant au-dessus de Roubaix après avoir fumé de l’opium, Louis rejoint sa mère dans sa chambre et s’allonge contre elle dans son lit. Le couple conjugal est partout rejeté par l’attraction aussi irrésistible que taboue. Un soir, Alice, en rentrant du théâtre, trouve son fils Joseph endormi dans son lit non défait, alors que Borkman, quelques nuits plus tard, l’attend endormi sur un fauteuil dans le hall de son hôtel.

« J’aimais être l’héroïne de mon frère », confiera Alice avec un sourire doucement pervers. Pour ces personnages qui carburent aux médicaments, à l’alcool et à la drogue, l’héroïne est évidemment un stupéfiant puissant et addictif. Mais l’héroïsme est aussi ce qui lie les personnages entre eux : Fidèle évoque avec fierté la bravoure dont ont fait preuve ses parents dans l’accident.

Le récit se construit sur ces oppositions morales : le bien, le mal, la haine, l’amour, le courage, la lâcheté, qualités qui voyagent d’un personnage à un autre selon les situations. Elles se redoublent presque toutes, offrant ainsi aux personnages de surprendre le spectateur en étant autre qu’il ne l’avait imaginé plus tôt : Alice quitte l’interview où un journaliste lui pose une question personnelle, mais déroule tout le récit de son intimité dans un bar à l’oreille d’une jeune inconnue. À la mort des parents, Louis, malade et frigorifié, rejoint sa sœur couchée dans le lit parental et s’allonge nu près d’elle. Scène d’amour qui n’en est pas une, et qui renvoie au moment juste avant leur rupture, où Louis, à genoux devant le lit de sa sœur étendue, l’implorait de le protéger de la haine de son mari. « Ça va prendre feu », prévient Abel juste avant l’accident de la route qui va leur être fatal. Dans cette scène d’action (si rare dans le cinéma de Desplechin et d’une efficacité stupéfiante), la matérialité de la situation – la flaque d’essence prête à la combustion – désigne le feu de la colère mais aussi le désir erratique qui va embraser le film à leur séparation. Dans des lits de mort ou des lits d’amour, lieux de l’intime et de la transgression, Frère et sœur aime à allonger ses personnages pour dire physiquement leurs sentiments.

Sans abri

Pourtant, les personnages ne se couchent pas chez eux, mais à l’hôpital, à l’hôtel. Les parents devenus des morts-vivants, l’appartement de jeunesse se fait triste et ne rassemble plus personne. La Vie des morts (1991), premier film du cinéaste, s’ouvrait sur la branche qu’on scie d’un arbre aussi réel que généalogique, tandis que la famille accourait au chevet du blessé. Le presque huis clos prenait des couleurs de western de siège à la Rio Bravo. Louis, le fils paria exilé dans une ferme à laquelle aucune route carrossable ne conduit, transfigure l’histoire de la famille lilloise en western du retour du réprouvé.

En empruntant le chemin du genre historique américain, Desplechin questionne le mythe primitif de la fondation d’une communauté et de comment habiter ensemble. C’est ce que pointe le surgissement de l’admiratrice roumaine, dotée d’une fratrie si pléthorique qu’elle évoque celle d’un conte, mais qui a fui famille et patrie. Le cinéaste remonte le temps bien plus lointainement que la conquête de l’Ouest américain. Louis, visitant la grotte préhistorique restaurée par Faunia, est si galvanisé par les peintures rupestres de « petite femme » et de vulve de ce foyer primitif qu’il offre à la jeune femme tout récemment rencontrée de lui faire un enfant. La soudaineté de la proposition tranche avec le récit de la demande en mariage de Borkman à Alice dont l’amour traduit là encore la raison bourgeoise plus que l’émotion. Comme son personnage d’écrivain, Desplechin aspire à transformer le quotidien en mythe.

Alice et Louis redoublent

Si les figures bibliques se voient également convoquées (ses personnages s’appellent Abel ou Joseph), c’est pour renforcer la dimension du tragique autant que pour opposer deux rapports à la spiritualité : la tradition chrétienne de la charité et celle du Grand Pardon au cœur du judaïsme. C’est Zwy, le vieux complice de Louis, qui l’amène à la synagogue pour Kippour. Acteur profondément exogène au cinéma de Desplechin, Patrick Timsit apporte à sa figure du psychiatre juif une dimension du cinéma comique et grand public que l’acteur de Pédale Douce a incarné par le passé. « Tu es au pied du mur, mon ami », dit-il à Louis devant l’affiche du théâtre. Conseil à prendre, une fois encore, au premier degré. La famille n’est plus un toit mais une cloison.

Zwy est un Sganarelle qui guide son ami, tout en représentant son double moins séduisant et plus pataud. C’est lui encore qui prescrit des antidépresseurs à Alice venue le consulter. Leur échange dans son cabinet est emblématique de la volonté du cinéaste de détourner les scènes de leur fonction première : la visite d’Alice à ce double de son frère ouvre la voie à la rencontre qu’elle a évitée vingt ans durant tout en injectant dans le récit la prescription des médicaments qui va pousser le jeu de Marion Cotillard dans un climax d’hystérie. Face au pharmacien soucieux de lui délivrer tant d’anxiolytiques, elle perd sa contenance. Comme si le simple fait de se savoir dans la même ville créait une réaction chimique chez l’un et l’autre, ce torrent de colère fait écho au déchaînement de Louis face au visage innocent de son neveu croisé par hasard dans une librairie. Les scènes redoublent presque toutes dans Frère et sœur, comparant les réactions de l’un à celles de l’autre.

Mais elles renvoient aussi à tout un hors champ de cinéma. En restreignant son film aux trois unités théâtrales imposées par la situation de deuil, Desplechin s’offre de l’ouvrir pourtant à l’immensité de sa cinémathèque intime. Tout comme les pages de l’album photo déclenchent des séquences de flash-back, le film convoque des souvenirs de spectateur. La crise de nerfs dans la pharmacie rejoue celle de Julianne Moore dans Magnolia (1999) de Paul Thomas Anderson, comme la rencontre de la comédienne avec une jeune admiratrice est une reprise de Opening Night (1977) de John Cassavetes ou encore l’envol de Louis reproduit celui de Mia Farrow dans Alice (1990) de Woody Allen.

Ces citations dépassent le jeu de piste de la reconnaissance. Tout entier consacré à cet exercice d’admiration, Trois souvenirs de ma jeunesse rejouait des séquences du Fight Club (1999) de David Fincher, des Derniers jours du disco de Whit Stillman, ou même Tex Avery, quand Paul tire une langue pendante pour rouler une « cigarette » au moment précis où Esther entre dans la pièce. Sous le récit du prequel de Paul Dédalus, personnage né dans Comment je me suis disputé … ma vie sexuelle (1996), les évocations du passé étaient prétextes à provoquer les réminiscences cinéphiliques du cinéaste se mesurant à ses maîtres ou à ses pairs. Cette obsession de rejouer, re-enacter comme on le dit pour le documentaire, a culminé avec Roubaix, une lumière (2017), reprise scrupuleuse du documentaire de Mosco Boucault, Roubaix, commissariat central, affaires courantes (2008) qui suivait l’enquête sur un crime sordide.

Le remake fictionnel fait passer aux aveux les actrices kechichiennes Léa Seydoux et Sara Forestier tissant dans l’enquête une mise en abyme des étapes de fabrication d’un film (scénario – répétitions – tournage). Faire entrer dans le corps des acteurs des mots, des gestes, des actes et sentiments qui ne sont pas les leurs est devenu le souci répété de Desplechin autant que d’observer la réaction, chimique là encore, qui fait passer de l’état de réel à l’état de fiction. La démarche d’utiliser le cinéma comme un répertoire de scènes à réinterpréter à l’infini irrigue désormais le travail de celui qui s’est ouvert récemment à la série (avec la deuxième saison d’En thérapie de Toledano et Nakache) et au théâtre avec la mise en scène pour la Comédie française de Angels in America de Tony Kushner, devenu depuis un film télé, Angels – Salle Escande.

La grande affiche qui annonce toute les pièces de la saison vaut prescription : elle liste les références et influences du cinéaste et incite à prendre le film comme la playlist d’un cinéaste DJ qui mixe avec bonheur ses doudous cinéphiliques, prenant un soin méticuleux à doser les volumes qui conduisent des larmes de honte d’Alice dans la première scène à ses larmes de joie dans le dernier plan où elle a suivi l’exhortation de son frère : « Carte / Compas / Par-dessus bord ».

Frère et sœur, réalisé par Arnaud Desplechin, en salle le 20 mai 2022.


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