Cinéma

Les corps étrangers – sur The Crimes Of The Future de David Cronenberg

Critique

David Cronenberg brise huit ans de silence avec The Crimes Of The Future, un film en écho à une œuvre de jeunesse où se mêlent ses obsessions de la chair à nu et son goût de la parole et du romanesque. Dans ce futur où toute douleur physique a disparu, le plaisir cherche à se redéfinir dans la recherche d’intensité.

Il y avait huit ans que David Cronenberg n’avait donné de ses nouvelles sur grand écran. Depuis la projection à Cannes de Maps To The Stars en 2014, il a, selon ses propres mots, « pris du temps pour vivre » et publié un roman, Consumés, en 2016 qui ramasse les thèmes qui lui sont chers – technologie, sexe, couple, corps, mutation – en actant que la littérature peut pousser leurs curseurs bien plus loin que le cinéma. Le projet d’adaptation du roman en mini-série produite par Netflix abandonné, c’est avec un film-somme que revient Cronenberg.

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Sur les conseils de Robert Lantos, fidèle producteur depuis Crash (1996), le réalisateur canadien s’est repenché sur un scénario écrit en 2000 et qui reprend le titre de son deuxième long métrage, sans pour autant en revisiter l’intrigue. Dans ce film d’études de 1970, le jeune Cronenberg adaptait son propos à son manque de moyens : peu d’acteurs pour un futur dystopique décimé par des épidémies, et le choix de tourner en 35mm qui le contraignait à l’absence de son direct pour des raisons de budget se détourne en opportunité : en place des dialogues, une voix off délirante qui nous plonge dans le monologue du Docteur Tripod qui vient d’hériter d’une clinique dont seul un patient a survécu à une violente épidémie.

L’humanité clairsemée se voyait perdue dans le gigantisme de l’architecture de Toronto et dans les couloirs vides de l’hôpital où la voix du docteur résonnait de plus en plus comme un esprit en perte de contrôle. Dans son délire, il se met à faire le récit d’un chirurgien faisant pousser dans le corps de ses patients des organes pour mieux les leur retirer ensuite, provoquant en eux, par cette ablation, une inexplicable mélancolie. C’est cet argument que David Cronenberg reprise et brode dans ses « crimes » de 2022, davantage comme une variation sur un thème que comme un remake. Ce réemploi du beau titre ancien sonne comme un avertissement à l’intention du spectateur à faire un retour en arrière et s’offre comme une visite guidée à travers le musée personnel du demi-siècle de carrière du cinéaste. 

Pas de futur à Athènes

Dans un futur dystopique, Caprice (Léa Seydoux), ancienne chirurgienne, opère en public son compagnon, le célèbre body artist Saul Tenser (Viggo Mortensen), lui retirant des organes superflus qu’ils ont fait pousser et tatoué à l’intérieur de son corps à l’aide d’un lit organique, invention surréaliste chère à l’univers cronenbregien. Que ce soit en 1970, en 2000 ou en 2022, son intérêt pour le corps et ses mutations, pour la technologie, pour l’évolution du monde sont inchangées chez ce cinéaste d’obsessions.

Décaler la figure de la chirurgie et de l’autopsie dans le milieu du body art plutôt que dans celui de la médecine de la période de Faux semblants (1988) confère à The Crimes of The Future un air de mise en abyme autant qu’une référence aux leçons d’anatomie de la peinture classique. Pour des raisons de financement, les rues de Toronto sont remplacées par celles d’Athènes, dans un réjouissant paradoxe : le futur déclinant prend place dans une Europe délabrée qui fut le berceau de la civilisation occidentale, de la philosophie et de la démocratie. Lieu idéal pour y ausculter le post-humanisme, donc.

Et c’est ici un couple qui tient la vedette, et non un médecin esseulé. La beauté intérieure prend un sens littéral, se faisant beauté interne, et étendant à des zones invisibles l’esthétique dans une société naufragée. C’est l’affirmation sans ambiguïté du premier plan ce que pose d’emblée : un enfant joue sur la plage devant l’épave d’un gigantesque paquebot échoué dans la Méditerranée.

Enfant d’un couple nécessairement désuni, il cristallise la scission qui sévit dans l’humanité raréfiée par une catastrophe passée dont on ne saura jamais rien : son apparence classiquement humaine cache un système digestif mutant qui lui permet de digérer le plastique, signe de suradaptation d’une société contaminée par les déchets. Après sa toilette du soir, il s’accroupit dans la salle de bain et se met à grignoter la corbeille en PVC. Il doit cette hérédité à son père qui a mystérieusement réussi à lui transmettre génétiquement une caractéristique qu’il s’était attribuée par la chirurgie.

L’humanité aurait donc basculé dans une mystérieuse étape de l’Evolution darwinienne propre à créer artificiellement des mutations héréditaires. Sa mère, elle, ne supporte pas d’élever celui qu’elle considère comme un monstre et se sert d’un oreiller pour pratiquer un infanticide vengeur qui place le film, des sa première séquence, sous le signe d’une société dégénérée inapte à assurer sa propre perpétuation. Cronenberg, chez qui l’enfant a toujours été une question monstrueuse (de Chromosome 3 à Spider), préfère ausculter le couple. 

Le roman du mariage 

Dans ce futur où toute douleur physique a disparu, le plaisir cherche à se redéfinir dans la recherche d’intensité. Représentante timide, avec son acolyte Wippet du Bureau du Registre national des organes, Kristen Stewart en a la révélation qu’elle exprime avec un rictus d’envie : les opérations auxquelles se livrent Caprice et Tensel sont le « nouveau sexe ». Les vieilles relations impliquant organes externes, fluides corporels et toucher de l’épiderme ont effectivement quasiment disparu. Se laissant arracher un baiser par sa nouvelle groupie, l’artiste avouera, gêné : « Je ne suis pas très doué pour l’ancien sexe ».

La sensualité déborde des performances publiques, autant pour ses protagonistes que pour ses spectateurs, saisis de désir. Consumés construisait son récit sur opposition en miroir de deux couples : Nathan et Naomi, les trentenaires hyperactifs et connectés, qui utilisaient les nouvelles technologies pour compenser les séparations fréquentes occasionnées par leurs incessants voyages d’affaires. Face à eux, un couple âgé, intellectuels fougueux et fusionnels, dont on accuse le mari d’avoir dévoré des parties de sa femme lorsque celle-ci est découverte morte. Comme eux, Caprice et Tenser maintiennent la flamme du désir amoureux par l’activité intellectuelle et artistique commune et voient le couple comme l’interaction où le corps de l’autre peut être exploré à l’extrême.

Dans leurs shows, Tenser, allongé sur une table d’autopsie se fait découper par le scalpel manipulé à distance par sa compagne. Pénétrer l’autre devient l’enjeu d’une relation qui jouit de l’horreur de voir la peau tranchée et les intestins mis au grand jour, s’exposer totalement aux yeux amoureux. Un amour fusionnel qui fait penser à la figure de Genesis P Orridge, musicien et figure de l’underground new-yorkais si amoureux de sa femme Lady Jaye qu’il passa par la chirurgie esthétique des dizaines de fois afin de modeler son corps pour être aussi semblable que possible à celui de sa compagne.

Il est aussi question de domination dans ce jeu d’abandon à l’autre comme le suggère la télécommande attachée à l’abdomen de la jeune femme rappelle le pod fixé à la base du dos des joueurs de eXistenZ (1996). De Tenser ou de Caprice, on se demande lequel est le plus artiste. Tout comme on peut voir dans le désir démiurgique de l’un et de l’autre une projection du cinéaste qui aime à voir dans ses acteurs des marionnettes dociles et consentantes. 

Nouveau western 

Le roman du mariage n’est pourtant pas le seul fil narratif. L’intrigue se double d’un propos politique et éthique qui prend des airs de film d’espionnage. La modification des organismes fait de cette société un nouveau western : il convient de recréer des lois et des luttes de territoire pour un monde qui ne peut plus fonctionner selon des règles anciennes. Trois visions s’opposent, entre lesquelles balancent les deux amants d’un nouveau genre. L’une voudrait foncer dans la modernité et enregistrer les organes afin de pouvoir les léguer en héritage à sa descendance. C’est la mission de Wippet et Timlin. Kristen Stewart  joue la bureaucrate avec un hiératisme du corps, tandis que sa fausse timidité faite de murmures cache en fait un discours de séduction parfaitement explicite envers l’artiste. La seconde vision de cette société nouvelle et déclinante est la Brigade qui entend bien réguler ces fantaisies. Enfin, le groupuscule dissident emmené par le père de l’enfant martyr cherche à provoquer et généraliser la mutation de l’espèce. 

Les deux stars rencontrent les trois, plus ou moins clandestinement, et entendent les arguments de chacun. On aurait tort de dire que The Crimes Of The Future est le retour pur et simple de Cronenberg au genre du body horror. Il mêle plutôt ses obsessions de la chair à nu avec son goût de la parole et du romanesque développé depuis Cosmopolis. En dehors des performances scéniques, on rencontre moins d’action que de dialogues qui composent toutes les combinaisons de personnages envisageables, leur laissant à chacun dérouler les arguments qui rendent leur mode de vie préférable à tous les autres.

Plus le discours se démultiplie, plus le sens se complexifie et plus le film abandonne la splendide lumière crépusculaire qui baignait son prologue pour basculer dans l’obscurité de plus en plus prolongée. Sans être dans l’unité de temps des 24h de Cosmopolis, le film opère néanmoins un glissement du crépuscule à la nuit. C’est que l’on passe des rendez-vous clandestins nocturnes de Tensel avec la Brigade qui tente de le rallier à sa cause aux caves de body art qui évoque un monde d’avant garde des années 1980, à la bâtisse de époux, dont l’intérieur a tout d’une grotte, donnant le sentiment que ce futur consiste en un retour vers un âge des cavernes. 

Tensel, la star, cherche l’anonymat en se drapant dans une cape noire, se recroqueville et opère une métamorphose toute kafkaïenne en araignée. En regard de ce corps malade, qui peine  déglutir, montre ses maladresses, la silhouette de Léa Seydoux rayonne et s’offre nue, sur le lit d’autopsie, comme une grande odalisque qui évoque davantage la peinture française romantique que le cinéma d’horreur.

Une scène tranche dans le film : celle où Léa Seydoux mange un reste de repas assis sur le plan de travail de la cuisine à même la poêle. Pour banale qu’elle soit, le prosaïsme de cette séquence paraît étrange dans le monde que décrit David Cronenberg mais aussi dans le corpus de l’actrice française qui joue pour la première fois pour le réalisateur canadien. Même si Un beau matin, le film de Mia Hansen-Løve présenté à la Quinzaine des réalisateurs cette année lui a donné son premier rôle de femme « normale », comme elle disait elle-même lors du débat post-projection, on a peu l’habitude de voir l’actrice dans des rôles naturalistes où elle dînerait seule dans la cuisine. Accueillir ce corps étranger dans son cinéma, c’est bien là le grand souci de David Cronenberg. 


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