Une myopie stratégique, un roman hors du temps – sur M. d’Antonio Scurati
Sortir un roman en trois volumes sur Mussolini pour le centenaire de l’arrivée au pouvoir du fascisme en Italie est une énorme responsabilité. D’autant plus qu’il était fort probable que ce roman, plus que tout autre livre d’histoire, devienne un best-seller, traduit en plusieurs langues presque immédiatement après sa publication. La responsabilité est d’autant plus grande qu’il s’agit, pour Antonio Scurati, de « ramener le fascisme sur terre, de l’appréhender réellement comme seule la littérature peut le faire lorsqu’elle s’attache aux détails de la vie matérielle[1]». L’auteur n’a donc pas eu l’intention d’écrire un roman mais un « roman documentaire », jouant délibérément sur la frontière floue entre histoire et fiction, ou plutôt sur « l’imbrication » des deux genres dans une époque qui, selon lui, invite « plutôt à une coopération entre la rigueur de la science historique et l’art du récit fictionnel[2]».
Ce faisant, Antonio Scurati puise à la source de Temps et récit de Paul Ricœur, lorsque ce dernier insiste, notamment, sur le fait que la fiction implique davantage le lecteur, « lui fait baisser sa garde » et concède à l’auteur le « droit exorbitant de connaître les âmes[3]».
Après tout, l’écriture historique n’imite-t-elle pas la fiction lorsqu’elle comble le manque de traces par l’intelligence sensible du récit, par l’imagination et la sympathie curieuse ? L’appréhension du passé, « wie es eigentlich gewesen ist », ne présuppose-t-elle pas la capacité de l’historien à s’immerger dans d’autres mondes, à les faire sien et à les transmettre ? Le face-à-face du Même à l’Autre permet à la fiction d’imiter l’histoire et à l’histoire d’emprunter à la fiction. Quant aux historiens « professionnels », ils se révèlent souvent incapables de s’adresser à un public plus large et maladroits lorsqu’ils tentent d’utiliser l’art littéraire, d’autant plus indispensable lorsqu’il s’agit d’une biographie ou d’une biographie collective, comme l’a privilégiée Scurati.
De ce point de vue, M. L’Enfant du siècle (vol. 1 ; Les Arènes, 2020) et M. L’Homme de la providence (vol. 2 ; Les Arènes, 2021) sont un chef-d’œuvre[4]. Antonio Scurati construit avec force un récit nerveux et séduisant inspiré de sources de première main qu’il fait revivre. Il n’a pas peur de s’attaquer à des mythes solidement ancrés, comme celui qui veut que les Italiens soient de braves personnes. À cet égard, la description de la politique génocidaire que le fascisme a mise en œuvre en Libye, à laquelle le deuxième volume consacre de nombreuses pages et qui reste encore un impensé de l’histoire du pays[5], est particulièrement remarquable.
L’auteur de M. a voulu « donner la parole à ceux qui, par leurs actions, ont contribué à écrire cette histoire[6]». Pour ce faire, il était nécessaire, selon lui, d’agir sans « préjugés idéologiques[7]». Une précision lourde de sens dans un pays où, depuis des décennies, le révisionnisme historiographique a trouvé sa force précisément dans la prétention de produire une histoire « désidéologisée », « sereine » et « désintéressée », loin des « grandes passions politiques » du bref XXe siècle. Et Scurati ne fait pas exception à la règle, attribuant aux « préjugés antifascistes » l’impossibilité d’analyser le fascisme, une « forme d’aveuglement » qui aurait empêché de « connaître toute la terrible vérité[8]», feignant d’oublier au passage les centaines d’études produites dans le feu de la lutte antifasciste, encore essentielles aujourd’hui pour approcher le phénomène, comme Naissance du fascisme d’Angelo Tasca, publié à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dont Scurati s’inspire pourtant largement[9].
Cela est d’autant plus surprenant que l’auteur de M., qui se définit comme un « démocrate, libertaire et progressiste », voit dans son roman sa « contribution la plus importante à la refondation de l’antifascisme », un antifascisme capable de résister aux temps nouveaux[10]. Nous n’avons entre les mains que les deux premiers volumes de cette fresque, mais les lignes de force de ce roman nous incitent à interroger ses objectifs affichés, à la lumière des interprétations qu’il donne d’une période cardinale de l’histoire de l’Italie et du monde.
Une ignorance culturellement produite
Une œuvre, qu’elle soit littéraire ou non, s’inscrit, comme toute chose, dans la période qui l’a vu naître, dans le contexte socio-historique dans lequel elle s’est élaborée et qui a laissé son empreinte. D’ailleurs, quel intérêt aurait une œuvre qui s’extrairait du monde dans lequel elle a été conçue ? L’historien français Marc Bloch, fusillé par les nazis en 1944, ne soutenait-il pas qu’il est impossible de comprendre le passé sans se pencher sur le présent[11] ? La sortie du livre de Scurati coïncide avec le centenaire de la montée au pouvoir du fascisme, un passé qui ne semble pas vouloir passer, où le souvenir de Mussolini plane encore comme une ombre menaçante, un « fantôme » qu’il s’agirait de traverser[12].
Le roman sort en Italie également à un moment où le retour du fascisme est sur toutes les lèvres ; les politiques agressives du leader de la Lega, Matteo Salvini, alors ministre de l’Intérieur, et ses liens ouverts avec des groupes néofascistes ne cessent d’alerter l’opinion publique nationale et internationale. « Le capitaine est-il un Mussolini en devenir ? » [13], s’interrogeait The Economist. Le 28 mai 2019, le magazine The Week dépeignait Matteo Salvini sous les traits d’un « Mussolini du XXIe siècle », et le romancier Andrea Camilleri lui faisait écho en soulignant le « lien anthropologique entre le fascisme d’hier » et ce que représentait le leader de la Lega[14]. Matteo Salvini devenait l’exemple idéal-typique des liens de la droite nationaliste avec les regroupements ouvertement néofascistes au cœur de l’Europe occidentale[15]. Appelés à intervenir, les spécialistes du fascisme se sont tous donné rendez-vous afin d’étudier les caractéristiques de ce possible retour du fascisme.
Emilio Gentile a même consacré un petit volume à cette question en mars 2019, exactement cent ans après la création des faisceaux de combat à Milan[16]. Interviewé à l’occasion de la sortie de son livre, l’historien italien a souligné qu’il était absurde de parler d’un retour du fascisme puisque celui-ci n’avait jamais disparu de la péninsule[17]. La publication de M. relance le débat sur la place de Mussolini dans la mémoire collective et sur le rôle et la fonction du fascisme dans la construction de l’identité nationale. Et c’est précisément pour faire face à ce passé que Scurati dit avoir commencé son roman à une époque où, selon lui, « Mussolini exerce un grand attrait car sa figure incarne l’archétype du populisme »[18]. L’auteur assume d’ailleurs ouvertement le rôle de dévoilement du présent par et à travers la lecture de son livre, évoquant certaines « analogies surprenantes et glaçantes avec [le monde] d’aujourd’hui »[19].
Le passé éclairé par le présent s’inscrit dans tout processus de création littéraire de nature historique, attentif, comme l’écrivait Hegel, à la « vérité historique » et en même temps « aux coutumes et à la culture intellectuelle de son temps »[20]. Scurati insiste sur le fait qu’« aucune personne, aucun événement, aucun discours, aucune phrase racontée dans le livre n’est librement inventée », une attention particulière à la recherche des sources propre au travail de l’historien.[21] L’effet de réel qui résulte de l’inclusion d’extraits de documents d’archives à la fin de chaque chapitre accompagne et renforce cette intention ; une forte concession à l’histoire positive, les sources apparaissant pour dire le vrai. Pourtant, leur exposition, souvent tronquée, ne peut aller au-delà de l’illusion d’une matérialité du passé. Son roman, dit Scurati, « complète, peut-être, le travail analytique de la recherche historique par la force synthétique du récit » et ne cherche pas à le remplacer[22].
De ce point de vue, M. jouerait le rôle d’une synthèse narrative des analyses produites par les historiens. Cependant, et ce sera a fortiori le cas lors de la sortie du film tiré de son roman, ce que Scurati appelle le fictual (mélange de fictionnel et de factuel)[23] élabore une nouvelle forme de pensée historique qui se détache de l’histoire savante, largement inconnue du plus grand nombre. Cette nouvelle pensée historique est appelée à la remplacer, appuyant, interrogeant, et parfois contredisant les divers sens communs historiques associés au fascisme italien. Et le fictionnel risque d’imposer son récit, d’imprégner la mémoire et l’histoire du fascisme à un moment particulièrement important de sa réélaboration analytique, en construisant un nouveau sens commun, ce qu’Antonio Gramsci appelait la « “philosophie des non-philosophes” c’est-à-dire une conception du monde absorbée de manière acritique par les divers environnements sociaux et culturels dans lesquels se développe l’individualité de l’homme moyen[24]».
Il est difficile d’ignorer l’environnement culturel, social et politique dans lequel ce livre est né, dans un pays où il est encore possible d’entendre que « Mussolini a aussi fait de bonnes choses[25]» ; un pays où l’ignorance du passé est coutumière, soit parce que sa population n’en a pas « connaissance », soit parce qu’elle ne veut pas savoir[26]. Une « ignorance », au sens fort du terme, teintée d’indifférence, culturellement produite depuis la Seconde Guerre mondiale par la presse grand public et surtout la télévision, extraordinaire vecteur d’ « identité » et de « mémoire »[27].
Un pays dans lequel, au cours des trente dernières années d’hégémonie culturelle de la droite plurielle, l’antifascisme a été dépeint comme « l’infâme », pour son soi-disant caractère « antidémocratique » et la prétendue « cruauté » de la « violence communiste »[28]. Il ne s’agit pas du tout de relever toutes les erreurs du roman depuis la tour d’ivoire imprenable des historiens « professionnels », et de réserver à ces derniers la production de la connaissance historique. Il s’agit bien plutôt de questionner le rapport entre les formes de production narrative que Scurati privilégie et la conscience de soi de la société italienne. C’est « l’avenir du passé » qui est en jeu et pas seulement son présent[29].
Raconter l’histoire du fascisme, de l’intérieur, jour après jour
Dans le premier volume, intitulé M. il figlio del secolo (M. L’Enfant du siècle), Antonio Scurati a décidé de nous raconter la montée du fascisme du point de vue de Mussolini lui-même. Un choix narratif qui a suscité de nombreuses questions, perplexités et critiques, parfois injustifiées, de « proximité » avec son « personnage » ou de « réhabilitation » larvée de Mussolini. En adoptant le regard du leader fasciste, son objectif est de raconter cette histoire de l’intérieur. Ce faisant, Scurati s’appuie sur les travaux des historiens Renzo de Felice, Georges L. Mosse, Zeev Sternhell et Emilio Gentile, qui ont promu et défendu la nécessité d’une analyse du fascisme « du dedans », en prenant au sérieux son langage et ses mythes. Antonio Scurati affirme que le fait d’appartenir à une génération « née juste après la fin de tout cela et juste avant le début de tout le reste » lui permettrait de « se réapproprier le matériel narratif explosif du vingtième siècle à partir de la non-appartenance à celui-ci ». Né en 1969, il serait l’une des incarnations de ce qu’il appelle la « littérature de l’inexpérience » de ce « roman de la post-histoire » dont M. constituerait sans doute aujourd’hui le sommet.
Face à l’histoire, il serait enfin libéré de tout dogmatisme idéologique par rapport à la génération qui l’a précédé, libre de trouver la vérité, ou du moins d’en élaborer une : « L’équidistance (certainement pas l’équivalence) de l’auteur post-historique, écrit-il, par rapport au point de vue des victimes et des bourreaux, donc son libre choix de la focalisation narrative, provient directement de l’aspect transcendantal de l’inexpérience.[30]» Son approche de la littérature de l’inexpérience semble caractéristique de ce qu’Eric J. Hobsbawm avait appelé « la destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux qui relient l’expérience contemporaine à celle des générations précédentes », déliant de fait les jeunes générations de l’impératif catégorique de remémorer les vaincus, c’est-à-dire de prendre avec soi leurs défaites et d’en faire une force « révolutionnaire » au présent[31].
La distinction, certes importante, que l’auteur de M. établit entre « équidistance » et « équivalence » ne peut à elle seule résoudre les questions du rapport de l’auteur avec ses personnages, et du lecteur auquel il s’adresse ou que son texte « postule » à ceux-ci[32]. En outre, la frontière floue entre l’auteur Scurati et le narrateur Mussolini n’est-elle pas de nature à entraver la « coopération textuelle » non seulement dans le premier mais aussi dans le second volume dans lequel « Mussolini n’est plus raconté de l’intérieur » ?
Le lecteur de M. exposé sans médiation au récit de Mussolini (vol. 1), est amené à vivre au présent la montée du fascisme dans le ventre de la bête immonde. La force indéniable de l’écriture de Scurati réside dans sa description « au ras du sol » des années qui suivent la Première Guerre mondiale ; une période particulièrement intense qu’il faut analyser heure par heure, région par région, ville par ville, quartier par quartier pour tenter de « surprendre » le fascisme dans ses « évolutions »[33]. Le récit est incontestablement efficace. En utilisant les artifices de l’esthétique de l’ « horreur », qui est allée de pair ces dernières décennies avec la perte de conscience historique de nos sociétés, Scurati suscite le repentir et non la responsabilité. Il réussit à captiver un large lectorat en le plongeant dans le quotidien du fascisme.
Cependant, le récit de la montée du fascisme vers le pouvoir laisse peu de place à la prise de hauteur nécessaire à l’appréhension d’un phénomène complexe et brûlant dans la mémoire collective italienne, européenne et mondiale. Ce n’est pas tant la fragmentation du récit en une infinité de petits détails qui est en cause ici, bien qu’elle présuppose la participation active d’un lecteur « informé » pour collecter et donner un sens aux traces, mais bien l’interprétation du fascisme qui est esquissée dans le roman.
Ses développements quotidiens vus à travers le prisme nécessairement myope d’une « fascination pour la catastrophe » réduisent la définition du fascisme au plan contingent et éphémère des circonstances et au binôme d’actions réciproques de la violence et de la peur. Qu’est-ce que le fascisme? La réponse, selon Scurati, se trouve dans sa caractérisation morale et psychologique, qui ne peut être séparée des « humeurs » des bas-fonds. Les fascistes sont constamment renvoyés à leurs origines sociales plébéiennes ; Roberto Farinacci, « fils de cheminot » (p. 105, tome 2), Mussolini, « fils de forgeron », répétés avec obstination, comme si ces indications étaient la meilleure façon de saisir le phénomène. La nature plébéienne des « fascistes » renforce l’idée d’un fascisme « révolutionnaire »: « la révolution ne sera pas faite par les communistes, elle sera faite par les propriétaires de deux pièces et d’une cuisine dans un immeuble de banlieue » (p. 302-303, vol. 1). Un point de vue du dedans qui n’est jamais remis en question dans les deux volumes du roman.
Dans une perspective crocienne, le fascisme est également considéré comme une maladie morale dégénérative. Le deuxième volume, qui s’ouvre sur un Mussolini plié en deux de douleurs au milieu de son sang et de sa merde en représente l’exemple le plus idéal-typique. L’image du virus apparaît à plusieurs reprises, un virus qui « infecte des milliers de postiers prêts à mettre le feu aux Bourses du travail » (p. 302, tome 1). La terreur qu’inspire ce peuple armé de bâtons n’est donc pas seulement liée à la violence qu’il produit, mais à ce qu’il représente en termes de pathologie physique et psychique située dans les profondeurs de la société, dans ses bas-fonds, dans ses plus bas instincts. La peur de la « foule » qui « avance instinctivement » (p. 22, tome 1) se combine avec l’image d’un Benito Mussolini présenté comme un « surhomme issu du ventre du peuple et non d’une caste de privilégiés » (p. 142, vol. 2).
Un Mussolini qui « méprise et craint ses propres troupes, sentiment largement réciproque » (p. 454, vol. 1). Un Mussolini qui présente les militants fascistes comme des « mendiants enrichis, des assaillants devenus fonctionnaires » (p. 389, vol. 1). Un Mussolini qui hésite à faire marche arrière (« mais à présent, le cercle de la haine se resserre de tous les côtés. Peut-être, s’il le pouvait, ferait-il demi-tour. Mais il est trop tard » (p. 454, vol. 1)). Un Mussolini qui « est protégé du spectacle humiliant de la misère humaine par une étrange sorte d’hypermétropie : il ne voit pas le proche, le voisin, le petit, ou, s’il le voit, il lui apparaît flou, indistinct, insignifiant » (p. 340, vol. 2). Un Mussolini qui aurait regretté la mort de Michele Schirru ou celle de Giacomo Matteotti. Un homme seul face à la folie qu’il a déclenchée : « Il devrait raconter l’histoire d’un chef d’État, idolâtré par les foules, qui glisse jour après jour vers le sort peu enviable de la méfiance la plus radicale à l’égard de quiconque, condamné, perspective encore plus effrayante, à devoir cultiver une confiance en soi toujours plus grande, absolue, anormale » (p. 488, vol. 2).
La critique fondamentale du fascisme apparaît alors abstraitement morale parce que seule la violence domine. Dans le récit de la montée au pouvoir du fascisme, comme dans celui de la consolidation de son régime, Scurati accorde peu de place aux conditions économiques, politiques, sociales et culturelles qui ont constitué son terrain d’élection, à son programme politique et à son idéologie, ainsi qu’au régime qu’il a instauré[34]. L’historienne Giulia Albanese a raison de souligner que « les pages sur la Marche sur Rome montrent que l’événement était réversible »[35]. Scurati suggère que le fascisme a été l’aboutissement possible du conflit social et que, par conséquent, la convergence entre la classe dominante et la contre-révolution, essentielle pour son arrivée au pouvoir, n’était ni automatique ni acquise.
Pourtant, ce n’est pas, selon les termes de l’historien Charles S. Maier, « le capitalisme de crise armé d’une matraque » qui fait l’objet de l’attention de l’écrivain, mais plutôt, et seulement par moments, l’inadéquation de la classe dirigeante traditionnelle, des « gens de musée », « personnes malades de la littérature » (p. 90, tome 2) face à la nouvelle situation qui s’ouvre en mars 1919. La description du roi comme « prisonnier de guerre » (p. 788 tome 1) et de Giolitti comme l’incarnation de « l’État libéral » et de sa « tentative partielle, laborieuse et contradictoire de transformer un pays ancien et archaïque en une démocratie moderne » (p. 294, tome 2) semblent dédouaner l’État libéral, du moins en partie.
Refonder l’antifascisme ?
Antonio Scurati a déclaré dans de nombreuses interviews que « le roman génère de l’intérieur un jugement historique, moral et civil précis et ferme de condamnation du fascisme. Et il le fait précisément parce qu’il ne part pas d’un préjugé idéologique ».[36] Toute la question qui s’ouvre alors est celle de la définition de cet antifascisme qui surgirait de cette exposition « tierce » mais non « neutre » réalisée par le romancier. Que veut nous dire Scurati sur l’antifascisme du passé et, peut-être plus important pour lui, sur son adaptation aux temps nouveaux ? Cette question nous ramène au rôle politique du roman « historique ».
Au milieu des années 1930, Georges Lukács y consacre des pages éclairantes, notamment sur le roman antifasciste, une littérature qui, selon lui pour part, marque la « rupture entre l’écrivain et la vie du peuple[37]» : « Ce sont surtout les préjugés qui vivent dans le peuple », écrit-il, « dans la masse, le principe de l’irrationalité, de ce qui est purement instinctif, vis-à-vis de la raison. Avec une telle conception du peuple, l’humanisme détruit ses meilleures armes antifascistes ». Le philosophe hongrois appelle à « démasquer l’hostilité du fascisme » envers les opprimés afin de « protéger les forces créatrices du peuple », car « les grandes idées et les grandes actions que l’humanité a produites jusqu’à présent ont pris naissance dans la vie populaire »[38].
Après avoir lu les deux volumes de M., il n’y a pas de doutes possibles sur la condamnation morale du fascisme, malgré les quelques limites et glissements soulignés ci-dessus, on ne peut pas en dire autant en ce qui concerne le sens à donner à la bataille antifasciste, qui pour Scurati est essentiellement une lutte entre la raison et l’irrationalité brutale et barbare : « Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins : nous devons choisir entre la culture, la démocratie et le progrès, ou nous jeter dans les bras du despotisme, de l’aveuglement et de l’obéissance ».[39] En réduisant la bataille antifasciste, cette lutte pour l’éternité (Carlo Rosselli), à une lutte entre le progrès et la réaction, entre la démocratie (mais laquelle ?) et le despotisme, Scurati ne laisse aucun espace réel à la force créatrice des opprimés. Car c’est le peuple en tant que réalité vivante et mouvante qui doit nécessairement constituer le lien entre l’actualité du présent et son substrat concret.
Des préjugés de classe clairement antipopulaires alimentent la fresque de Scurati : les paysans sans terre sont décrits comme des « bœufs gris idiots » (p. 317, tome 1) ; la « foule » est vue comme « docile, primitive » (p. 457, vol. 1) ; le peuple semble être guidé par ses instincts, son estomac, ses « humeurs », dont Mussolini aurait une « formidable intelligence » ; un peuple au mieux absent, au pire consentant par paresse : « Oui, la majorité des Italiens », écrit Scurati pour rendre compte de l’atmosphère qui suit l’assassinat du leader socialiste Giacomo Matteotti, « horrifiés par le crime, souhaiteraient la chute du régime […] mais, ensuite, vers l’heure du dîner, la vie reprend ses droits. La moralité n’en fait pas partie. Le pays est opaque, son sens de la justice est faible, trouble. » (p. 788, vol. 1)
Dans ce roman, les militants antifascistes de base apparaissent presque exclusivement dans leur rôle de victimes, tuées, battues, humiliées, comme les « deux pauvres hères » condamnés pour avoir vilipendé le Duce et qui sont présentés comme des « animaux doux et inoffensifs » (p. 206, vol. 2) ; ou encore les cercles d’émigration antifascistes de Nice dans lesquels évoluait Gino Lucetti, qui a tenté de tuer Mussolini, présenté comme : « une cour des miracles de l’émigration pauvre, des communistes, des anarchistes, des révolutionnaires, des parias, des expulsés, des hommes qui trompaient la faim attablés dans des tavernes modestes, parmi les invertis, les voleurs et les prostituées, dans un mélange laid et, en même temps, sublime d’ivresse, d’ambitions rédemptrices, d’idéaux désespérés et de dénuement chronique, féroce… » (p. 160, vol. 2). 160, vol. 2).
Tout se passe comme si les opprimés ne pouvaient jouer aucun rôle actif dans la lutte contre un mouvement et un régime qui s’est pourtant construit contre leurs luttes. Scurati ignore les opprimés, peut-être en fonction de cette double peur du peuple, celle qu’il décrit (le peuple qui a peur) et celle dont il semble être affligé (la peur de cette « masse informe, stupide et apathique[40]»). Pourtant, comment penser la lutte antifasciste sans les subalternes, et inversement, comment comprendre le fascisme sans prendre en compte sa dimension profondément contre-révolutionnaire ? Car le fascisme mène bel et bien une guerre contre les subalternes.
Sous la plume de Scurati, les luttes profondément émancipatrices du biennio rosso apparaissent comme des « délires révolutionnaires » qui « à force de grèves » ruinent l’Italie (p. 196, vol. 1), laissant entendre que les outrances « révolutionnaires » du mouvement ouvrier ont en quelque sorte mis le feu aux poudres. Scurati fait dire à Mussolini que ce ne sont pas les fascistes qui ont commencé cette « guerre civile » mais qu’ils la finiront (p. 355, vol. 1). L’espoir guidait pourtant les pas de ceux qui ont pris part aux vagues de grèves de l’immédiat après-guerre, pour réclamer des augmentations de salaire, la réduction du temps de travail et la fin des pénuries alimentaires, mais aussi pour changer le destin du monde, pour briser leurs chaînes. Tout semblait possible, alors qu’en Russie, la première révolution socialiste paraissait enfin ouvrir de nouveaux horizons. Scurati ne parle pas de cet enthousiasme mais s’attarde longuement sur les « millions d’Italiens [qui] avaient cessé d’espérer dans le changement et qui commençaient à se sentir menacés par lui. » (p. 309, vol. 2).
Par moment, il assimile même la violence (pré)révolutionnaire à la contre-révolution ; la critique anhistorique et abstraitement éthique de la violence lui permet de confondre les camps opposés : « Les manifestations, les dévastations, les incendies reprennent partout. Des deux côtés. L’escalade culmine dans un tramway de Rome où, le 12 septembre, l’agent Giovanni Corvi assassine le syndicaliste fasciste Armando Casalini avec trois coups de revolver devant les yeux pétrifiés de sa fille. » (p. 804, vol. 1). La figure de Nicola Bombacci sert parfaitement cet objectif ; celui qu’il décrit comme « l’homme de Moscou » (p. 700, tome 1), le « mandataire italien » de Lénine (p. 700, vol. 1), on ne sait pas sur quelle base, et qui deviendra l’un des plus fidèles soutiens de Mussolini le suivant jusqu’à la mort, sert de trait d’union entre les deux violences d’une même « guerre civile européenne » (p. 362, tome 1), dont Scurati ne dit cependant rien.
Car la contre-révolution s’organise partout. L’anticommunisme n’est pas seulement associé à l’État soviétique nouvellement créé et sur lequel se focalise tous les fantasmes, mais aussi à une menace et à une hostilité à l’égard des dominés et à une conception élitiste de la démocratie, fruit de ce que Peter Gay appellera la culture de la haine. Les démocraties européennes issues du premier conflit mondial allaient alors soutenir des solutions réactionnaires pour faire face à ce qui était considéré comme un danger bien plus grand.
Quant aux partis antifascistes, seul l’ « aveuglement » de leurs dirigeants est clairement perceptible dans M. : « Les haines de faction », « les rivalités personnelles », « la surdité face au vacarme du monde (p. 310, vol. 1). Le Scurati du XXIe siècle oublie de dépeindre l’antifascisme de l’intérieur, jour après jour, comme un mouvement concret ancré dans son époque, avec ses erreurs mais aussi ses forces. Ce faisant, il limite considérablement la complexité de la situation dans une phase particulièrement intense de la lutte politique. Certes, l’opposition antifasciste s’est révélée incapable d’adapter sa lutte à la nouvelle configuration politique de l’après-guerre, une inadéquation liée au pire à une incompréhension radicale, au mieux à une conception étroite du phénomène fasciste.
Le socialisme italien a sans doute exprimé l’inadéquation la plus désastreuse face à la situation qui s’est présentée en Italie immédiatement après la guerre. Mais réduire la fondation du Parti communiste, fruit d’une réflexion sérieuse, d’une élaboration minutieuse et d’une action politique et sociale intense, à une « scission démentielle » ou ramener l’histoire du mouvement ouvrier italien peu avant l’arrivée au pouvoir de Mussolini à des « haines de factions » ne permet guère d’aller au-delà de jugements de valeurs peu utiles précisément à la refondation ou à la consolidation de l’antifascisme, ce qui est pourtant bien l’objectif affiché de Scurati. L’aveuglement dénoncé par l’auteur de M. ne nous aide pas à comprendre ce qui aurait dû être fait, ou mieux, ce qui dans une situation similaire (le fameux dévoilement du présent) devrait être fait. À moins de considérer que seul le sacrifice de quelques héros individuels (Giacomo Matteotti est la seule figure totalement positive de l’histoire) est capable de racheter l’Italie toute entière[41].
Les centenaires sont souvent l’occasion de renouveler, renforcer ou promouvoir un récit national débarrassé des aspérités de la lutte, où les subalternes, des porteurs d’émancipation, deviennent des « victimes » consentantes ou des héros sacrificiels ; le récent centenaire de la Première Guerre mondiale l’a particulièrement bien démontré un peu partout en Europe mais en particulier en France et en Italie[42]. La reconstruction d’un regard sur l’histoire par l’entremise de la fiction peut alors être considérée comme un adjuvant direct et structurant de l’entreprise monumentale de commémoration ; les deux premiers volumes de l’ouvrage de Scurati s’inscrivent dans cette tendance générale. De ce point de vue, et en dépit de son objectif déclaré, M. ne peut pas refonder l’antifascisme. Sa lecture « victimaire » de l’opposition ne peut servir au souvenir collectif et à la rédemption des victimes des luttes passées. En ignorant la dimension proprement révolutionnaire de l’antifascisme (et contre-révolutionnaire du fascisme), M. ne peut accomplir la critique révolutionnaire du présent, seule capable d’affronter le nouveau fascisme. M. s’efforce de poursuivre le monde qui était sans comprendre le monde qui est… [43]
Ndlr – Les premières pages de M. L’Enfant du siècle ont été prépubliées dans AOC en août 2020.