Une myopie stratégique, un roman hors du temps – sur M. d’Antonio Scurati
Sortir un roman en trois volumes sur Mussolini pour le centenaire de l’arrivée au pouvoir du fascisme en Italie est une énorme responsabilité. D’autant plus qu’il était fort probable que ce roman, plus que tout autre livre d’histoire, devienne un best-seller, traduit en plusieurs langues presque immédiatement après sa publication. La responsabilité est d’autant plus grande qu’il s’agit, pour Antonio Scurati, de « ramener le fascisme sur terre, de l’appréhender réellement comme seule la littérature peut le faire lorsqu’elle s’attache aux détails de la vie matérielle[1]». L’auteur n’a donc pas eu l’intention d’écrire un roman mais un « roman documentaire », jouant délibérément sur la frontière floue entre histoire et fiction, ou plutôt sur « l’imbrication » des deux genres dans une époque qui, selon lui, invite « plutôt à une coopération entre la rigueur de la science historique et l’art du récit fictionnel[2]».

Ce faisant, Antonio Scurati puise à la source de Temps et récit de Paul Ricœur, lorsque ce dernier insiste, notamment, sur le fait que la fiction implique davantage le lecteur, « lui fait baisser sa garde » et concède à l’auteur le « droit exorbitant de connaître les âmes[3]».
Après tout, l’écriture historique n’imite-t-elle pas la fiction lorsqu’elle comble le manque de traces par l’intelligence sensible du récit, par l’imagination et la sympathie curieuse ? L’appréhension du passé, « wie es eigentlich gewesen ist », ne présuppose-t-elle pas la capacité de l’historien à s’immerger dans d’autres mondes, à les faire sien et à les transmettre ? Le face-à-face du Même à l’Autre permet à la fiction d’imiter l’histoire et à l’histoire d’emprunter à la fiction. Quant aux historiens « professionnels », ils se révèlent souvent incapables de s’adresser à un public plus large et maladroits lorsqu’ils tentent d’utiliser l’art littéraire, d’autant plus indispensable lorsqu’il s’agit d’une biographie ou d’une biographie collective, comme l’a privilégiée Scurati.