Art contemporain

Le merveilleux colonial – à propos de la 59e Biennale d’art de Venise

Philosophe

Après la Seconde Guerre mondiale, les mouvements décoloniaux ont réécrit la géographie politique et esthétique de la planète. Aux touristes du zoo artistique de la 59e Biennale de Venise est demandé à l’inverse de participer à la ménagerie de créatures d’art qui confondent archaïsmes, écocides, mythologies personnelles occidentales et utopies techno-écologiques. Dans le labyrinthe de la Biennale peuvent néanmoins survenir des rencontres aussi inattendues que salutaires avec des œuvres qui dépassent l’horizon de l’exposition centrale.

J’ai visité avec ma fille la 59e Biennale de Venise durant les jours de juin les plus étouffants. La pandémie n’a pu reporter cet événement disproportionné et mégalomane, qui se répète depuis 1895, que d’un an seulement. Au fil des ans, la Biennale a abandonné le modèle des salons et, avec l’adjonction des pavillons nationaux, s’est transformée en une exposition artistique universelle à proprement parler.

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À l’exemple des Great Exhibitions de l’ère victorienne, les pavillons nationaux des puissances coloniales européennes – d’abord la Belgique (1907), puis la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la Hongrie depuis 1909, la France et la Suisse depuis 1912 – se bravaient dans les jardins de Venise à coups d’innovations esthétiques et d’universalismes culturels. Aujourd’hui encore la Biennale ne sort pas du champ de l’internationalisme et du nationalisme ; elle s’articule à travers une exposition internationale centrale et des représentations diplomatiques et étatiques autonomes de l’art national.

Tous les deux ans, la mission assignée aux curateurs est de capturer et de mettre en scène, dans cette putrescente et sublime ville-musée, rien de moins que l’esprit du temps, de le canaliser dans les divers lieux d’exposition de la Biennale, démontrant autant la vitalité sauvage de l’art que la capacité de domestication exercée à l’échelle mondiale par cette institution. Pour autant que les artistes cherchent à se soustraire aux présupposés idéologiques de cette exposition universelle, la Biennale reste un zoo de l’art contemporain, un freak show d’étranges créatures esthétiques arrachées à leur contexte culturel, transportées d’un continent à l’autre et enfermées dans les Pavillons. Comme un visiteur de jardins zoologiques, j’ai erré entre les artefacts de la Biennale, étranges objets tantôt féroces et terrifiants tantôt dociles et émouvants. Les pages qui suivent sont un compte rendu de cette expérience déconcertante.

Hybrides et métamorphoses

Cecilia Alemani, première femme italienne à diriger la Biennale d’art de Venise, a saisi l’occasion et sélectionné pour cette édition une large majorité de femmes artistes. Les contenus de l’exposition eux-mêmes, laquelle comprend 1 433 œuvres provenant de 61 pays, sont organisés autour d’une relecture du genre – au moins sur le plan thématique – de l’art contemporain.

Comme en témoignent le titre, « Le lait des rêves », emprunté à un livre de contes de la surréaliste anglo-mexicaine Leonora Carrington, et les cinq « micro-expositions » sur des thématiques historiques (les « time capsule »), ce qui domine est une constellation transversale de motifs tirés de l’univers merveilleux surréaliste et post-surréaliste : personnages fantastiques, corps mutants, mythologies matriarcales, entités spirituelles, hybrides techno-sexuels, natures mystérieuses, savoirs indigènes et oniriques, écritures-images poétiques, écologies du soin et allégories utérines.

Dans le Pavillon central, le fil conducteur est le rapport métamorphique entre les corps, le langage et les technologies (un exemple parmi d’autres : Predators ’R Us d’Andrea Ursuta), tandis que les grands espaces de l’Arsenal sont peuplés de travaux d’inspiration écologique, comme l’installation immersive de terre et d’odeurs de Delcy Morelos (Earthly Paradise) et la forêt inquiétante de Precious Okoyomon (To See the Earth before the End of the World).

Les références théoriques principales du volumineux catalogue qui accompagne et fait partie de l’exposition appartiennent elles aussi au panthéon euro-atlantique et éco-féministe de matrice cybernétique. S’inspirant de Rosi Braidotti, Donna H. Haraway et Ursula K. Le Guin, Cecilia Alemani embrasse une méthode curatoriale poétique-analogique : l’exposition procède par fabulations qui célèbrent « des mondes faits de nouvelles alliances entre espèces diverses, habités d’êtres perméables, hybrides et multiples, comme les créatures fantastiques inventées par Carrington ». Dans cette ontologie de la métamorphose, la vieille esthétique du cyborg joue elle aussi un rôle central, que Cecilia Alemani récupère à travers Donna Haraway comme « avatar d’une identité hybride qui signale le début d’un nouveau futur post-humain et post-gender[1] ».

Le résultat de ces choix curatoriaux, surtout en ce qui concerne le Pavillon central, est une fantasmagorie primitiviste et indigène plus apparentée aux mythologies comparées de James Frazer et Mircea Eliade qu’à l’exotisme critique du Collège de Sociologie ou aux ontologies politiques indigènes décoloniales[2]. L’absence de perspectives décoloniales transforme « Le lait des rêves » en une célébration occidentale de l’animisme et des métamorphoses[3], en un culte de l’hybridation technologique et du pouvoir de l’imagination. L’affabulation posthumaniste fait imploser les distinctions politiques et esthétiques qui existent entre l’« écologie des pauvres » du Sud global et celle des riches du Nord global[4]. « Le lait des rêves » ne semble pas avoir pris acte du changement politique et culturel actuel introduit par la décolonisation, lequel nous sépare sans possibilité de retour de l’expérience des avant-gardes historiques et des Expositions universelles. Après la Deuxième Guerre mondiale, les mouvements décoloniaux ont réécrit la géographie politique et esthétique de la planète. Aux touristes du zoo artistique de cette Biennale est demandé à l’inverse de participer à la ménagerie d’universaux poétiques post-surréalistes qui confondent archaïsmes, écocides, mythologies personnelles occidentales et utopies techno-écologiques.

L’inconscient colonial de cette approche curatoriale apparaît évident quand on la compare aux choix du Nigérian Okwui Enwezor pour la 56e édition de la Biennale en 2015.

À cette occasion, Enwezor a rejeté une narration centralisatrice homogène, en dénonçant l’internationalisme eurocentriste de toute « vision unifiée du visible » et le modèle de monstration anachronique de la Biennale. Ce qui faisait unité dans l’exposition était un paysage fait de ruines et de révoltes, la situation d’une planète pillée par les régimes coloniaux et traversée par beaucoup de résistance désespérée.

L’éléphant dans la pièce

Nous vivons une époque de violence extrême et d’injustice, que les écologies néolibérales et l’extractivisme planétaire ne font qu’aggraver. Reste ainsi ouverte la question de savoir quels langages peuvent révéler les secrets du monde actuel et préfigurer d’autres paradigmes. Dans le labyrinthe de la Biennale, surtout à l’Arsenal et dans les Pavillons nationaux, peuvent survenir des rencontres inattendues avec des œuvres qui dépassent l’horizon de l’exposition centrale.

Katarina Fritsch expose un insolite moulage en polyester grandeur nature de l’éléphant Bibi du musée d’histoire naturelle Alexandre-Koening de Bonn (Elefant/Elephant). La référence ne concerne pas seulement Toni, l’éléphant prisonnier des Jardins de la Biennale à la fin du XIXe siècle, mais également la construction muséale de la nature. Simone Leigh est la première femme afro-américaine à représenter les États-Unis à la Biennale de Venise. Sovereignty est une œuvre totale, et pas seulement par sa détermination à dénoncer et resymboliser l’esthétique, l’architecture et l’histoire de la représentation esclavagiste du corps des femmes africaines. Par un geste provocateur, ironique et catégorique, la façade du pavillon néoclassique des États-Unis est transformée par l’artiste en une copie de l’architecture vernaculaire de bois et de paille de l’Exposition coloniale de Paris en 1931. À l’intérieur, nous sommes précipités dans un univers panafricain, une archive inversée du regard colonial, avec au centre le buste en bronze monumental de Brick house.

Dans Paradise Camp de Yuki Kihara, le Pavillon de la Nouvelle-Zélande déconstruit l’exotisme polynésien de Paul Gauguin en le soumettant aux corps médiatisés et aux commentaires ironiques d’un groupe de Fa’afafine, un genre non binaire des îles Samoa.

Les zoos constituent l’espace de confinement et d’imagination de Am I the Ageless Object at the Museum ?. Grâce à une narration à la fois cosmique et intimiste, cette vidéo de l’artiste palestinienne Noor Abuarafeh relie la critique décoloniale des dispositifs de visibilité à l’immensité non humaine vers laquelle porte un regard d’enfant. Et, avec Les rêves n’ont pas de titre, Zineb Sedira soustrait le Pavillon français à la sémantique muséale, en le reconfigurant comme un plateau de tournage cinéma autoréflexif, qui examine les côtés obscurs des processus de subjectivation postcoloniaux.

Plusieurs installations vidéo extraordinaires nous rappellent comment, au temps de l’écologie-monde néolibérale et de ses frontières de matières premières dans le Sud global, colonialisme et écocides n’ont produit ni cyborgs ni symbioses émancipateurs. Les hommes de la boue, les enfants et les monstres poly-espèces de Ali Cherri (Of Men and Gods and Mud), Francis Alÿs (The Nature of the Game) et Naomi Rincón Gallardo (Vermin Sonnet) survivent de manière créative dans des niches écologiques. Dans l’argile aux environs du barrage de Merowe sur le Nil, sur la colline de déchets de la mine de cobalt de Lubumbashi, dans une post-nature hallucinée et cruelle, la signification de la subjectivité et de l’action est perdue, et elle doit être réinventée continuellement dans des formes encore indéchiffrables, au moyen du travail manuel, du jeu et de la révolte queer.

D’autres œuvres témoignent de l’épuisement des catégories culturelles du passé moderniste – y compris les symboles œdipiens surréalistes, la technophilie et la centralité du corps humain – et de l’urgence qu’il y a à repartir d’états affectifs et de préoccupations écopolitiques différents. Même la terreur de l’extinction de l’espèce humaine, caractéristique de l’Anthropocène et des mouvements contre le changement climatique (comme Extinction Rebellion), est déconstruite de façon à la soustraire des finalités du management néolibéral des écosystèmes. Avec son installation environnementale spectaculaire à échelle hyperréaliste, We Walked the Earth, Uffe Isolotto dénonce l’illusion du passé agro-pastoral et nous invite à assister à l’âge de l’extermination des centaures. Nous sommes dans une ferme danoise du siècle dernier, contraints à nous mouvoir entre les corps martyrisés d’une famille de centaures, dans le cadre d’une scène de crime aux proportions mythologiques dont nous devons tenter de comprendre l’intrigue. À la sortie de cette salle, on n’est plus sûr de ce en quoi consiste l’humanité que nous devrions veiller à protéger de la sixième extinction de masse[5].

L’installation stupéfiante de Gian Maria Tosatti pour le Pavillon italien, History of Night and Destiny of Comets, contribue elle aussi à déconstruire la rhétorique du collapsus écologique et de l’extinction[6]. Après avoir traversé un ready-made d’usines abandonnées, dépourvues d’ouvriers, de la province italienne, nous accueille une nature obscure et informe, laquelle est en même temps l’utopie d’un monde où l’absence de l’espèce humaine permet aux lucioles de revenir briller.

Sans doute l’expérience la plus intense de la distance à l’égard du merveilleux colonial et des impératifs culturels de la globalisation de la nature est-elle celle de Once upon a time…, de Füsun Onur. Des petites figurines en fil de fer et balles de ping-pong composent 21 scènes d’une histoire onirique d’exode et de libération, un arte povera qui reflète la détermination de l’écologie des pauvres. Fuyant les désastres environnementaux, parmi les ruines du monde, la souris Cingöz entreprend un voyage de renaissance qui la conduit au Pavillon de la Turquie, précisément là où nous aussi nous rencontrons One upon a time… Pour l’observateur patient de cette œuvre complexe et modeste, le présent de l’art se marie à un mouvement joyeux d’émancipation à l’égard des dystopies écologiques et des rituels du marché transational de l’art.

Traduit de l’italien par Cécile Moscovitz


[1] The Milk of Dreams / Il latte dei sogni, Cecilia Alemani éd., Catalogo Biennale Arte Venezia, 2022, p. 499.

[2] Voir Pluriverse. A Post-Development Dictionary, Ashish Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria, Alberto Acosta éd., New Delhi, Tulika Books, 2019.

[3] Un exemple du genre est le livre d’Emanuele Coccia, Métamorphoses, Payot et Rivages, 2020.

[4] Sur l’écologie des pauvres voir Joan Martinez-Alier, The Environmentalism of the Poor: A Study of Ecological Conflicts and Valuation, Northhampton, MA, Edward Elgar Publishing, 2002. Le catalogue de la Biennale inclut aussi des textes de Silvia Federici et Achille Mbembe, qui font partie des voix les plus significatives de la pensée féministe et postcoloniale. Mais de Federici est, appliquée au contexte posthumaniste, reprise seulement l’idée d’un « réanchantement » du monde, et non pas sa critique de la technologie et de son régime esthétique. De Mbembe semble utile pour l’exposition sa description de la phase animiste de la globalisation néolibérale, mais pas sa dénonciation du « brutalisme » colonial (The Milk of Dreams / Il latte dei sogni, p. 320).

[5] La vidéo de Janis Rafa (Lacerate) concerne une autre scène de crime : une bande de chiens féroces dévore des morceaux de viande, de meubles et d’objets dans une maison abandonnée. Un homme gît à terre, au milieu de l’indifférence des chiens.

[6] Parmi les diverses références littéraires présentes dans cette œuvre, on ne peut manquer la thèse de Pier Paolo Pasolini (« Corriere della Sera », 1er février 1975) sur le désastre écologique causé par la modernisation industrielle italienne et par la fin du « vieil univers agricole et paléocapitaliste » dont la « disparition des lucioles » est le symbole.

Federico Luisetti

Philosophe, Professeur d’études italiennes à l'Université de Saint-Gall

Notes

[1] The Milk of Dreams / Il latte dei sogni, Cecilia Alemani éd., Catalogo Biennale Arte Venezia, 2022, p. 499.

[2] Voir Pluriverse. A Post-Development Dictionary, Ashish Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria, Alberto Acosta éd., New Delhi, Tulika Books, 2019.

[3] Un exemple du genre est le livre d’Emanuele Coccia, Métamorphoses, Payot et Rivages, 2020.

[4] Sur l’écologie des pauvres voir Joan Martinez-Alier, The Environmentalism of the Poor: A Study of Ecological Conflicts and Valuation, Northhampton, MA, Edward Elgar Publishing, 2002. Le catalogue de la Biennale inclut aussi des textes de Silvia Federici et Achille Mbembe, qui font partie des voix les plus significatives de la pensée féministe et postcoloniale. Mais de Federici est, appliquée au contexte posthumaniste, reprise seulement l’idée d’un « réanchantement » du monde, et non pas sa critique de la technologie et de son régime esthétique. De Mbembe semble utile pour l’exposition sa description de la phase animiste de la globalisation néolibérale, mais pas sa dénonciation du « brutalisme » colonial (The Milk of Dreams / Il latte dei sogni, p. 320).

[5] La vidéo de Janis Rafa (Lacerate) concerne une autre scène de crime : une bande de chiens féroces dévore des morceaux de viande, de meubles et d’objets dans une maison abandonnée. Un homme gît à terre, au milieu de l’indifférence des chiens.

[6] Parmi les diverses références littéraires présentes dans cette œuvre, on ne peut manquer la thèse de Pier Paolo Pasolini (« Corriere della Sera », 1er février 1975) sur le désastre écologique causé par la modernisation industrielle italienne et par la fin du « vieil univers agricole et paléocapitaliste » dont la « disparition des lucioles » est le symbole.