Théâtre

Faire théâtre – à propos d’Iliade & Odyssée de Pauline Bayle

Philosophe et écrivain

Sept et cinq ans après leur création, Pauline Bayle reprend L’Iliade et L’Odyssée au Théâtre Public de Montreuil, dont elle est la nouvelle directrice. Leçon de théâtre et d’adaptation, ces deux spectacles réalisent l’impossible : condenser en trois heures et sans les trahir les vingt-sept mille vers les plus célèbres de la poésie occidentale.

Le spectacle commence dehors, devant le Théâtre public de Montreuil dont Pauline Bayle a pris la direction en janvier. On a dit aux gens d’attendre là, sur le parvis. C’est dimanche, il fait beau, ils croient faire la queue mais rien ne se passe. Quelqu’un dans la foule se met à parler fort. On n’y prête pas attention. Mais il continue. Peu à peu les conversations s’interrompent. Les gens écoutent. C’est Agamemnon qui harangue les Grecs. Ailleurs dans la foule, une femme lui répond. Elle grimpe sur une table pour dire sa colère. C’est Achille. Agamemnon s’est attribué d’autorité une part de son butin, une Troyenne faite prisonnière quelques jours plus tôt, Briséis. Les deux hommes s’invectivent.

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Une voix les coupe, les rappelant à leurs devoirs. C’est Ulysse. Il se présente puis énonce les noms de ceux qui sont venus combattre à leur côté. C’est le célèbre « catalogue des vaisseaux » qui clôt le chant II de L’Iliade. Tout en énumérant les noms des chefs grecs et le nombre de leurs navires, il fend la foule et regarde tour à tour les personnes qu’il croise comme si nous étions les Grecs assemblés sous les remparts de Troie, comme si nous avions notre mot à dire dans le conflit opposant Achille à Agamemnon.

Sylvie Perceau l’a montré dans un livre qui a fait date[1] : les catalogues chez Homère ne sont pas des listes objectives et anonymes mais des adresses, des modes de partage de la parole. Ils relèvent toujours d’une interaction située. Cette ouverture sur le parvis du théâtre est une manière de rejouer cette oralité première du poème, sa dimension interlocutoire que nos habitudes de lecture, silencieuse et introspective, ont fait disparaître.

Le catalogue terminé, nous entrons dans le théâtre. Ce dimanche, les deux pièces sont au programme. L’Odyssée succèdera à L’Iliade, reprenant l’ordre de leur création, en 2015 et en 2017. Malgré leurs différences, les deux spectacles forment clairement un diptyque. On y retrouve les mêmes principes de mise en scène, dont la finalité pourrait être résumée en ce grand impératif : faire de ces poèmes épiques mille fois traduits, adaptés et commentés une matière à théâtre. Ou, pour le dire autrement, comment transposer au plateau ce que l’on connaît, ou croit connaître, si bien qu’on ne prend plus même la peine d’en entreprendre la lecture.

Il faut d’abord condenser le texte. Faire tenir vingt-sept mille vers en trois heures de spectacle suppose quelques coupes, beaucoup de montage et un peu de réécriture. Les dieux de L’Iliade ont ainsi droit à des dialogues ad hoc à la limite du vaudeville. Et le récit de ses aventures qu’Ulysse fait aux Phéaciens dans L’Odyssée est réduit à ses derniers épisodes. Ce parti-pris qui serait aberrant si le texte était seulement déclamé se révèle théâtralement très efficace. Pauline Bayle parvient à faire de ces vastes poèmes épiques deux spectacles tour à tour drôles, trépidants et émouvants.

Les deux autres grands principes sont de mise en scène. Les scénographies sont minimales. Pour L’Iliade, deux panneaux, une bande de papier kraft et cinq chaises. Les panneaux énoncent les forces en présence, Troyens à cour, Grecs à jardin. La bande de papier kraft à l’avant-scène figure le champ de bataille et les cinq chaises accueillent les acteurs entre deux scènes. Le décor est encore plus simple dans L’Odyssée : un plancher entouré d’une quinzaine de chaises, autant qu’il y a de prétendants au trône d’Ulysse à Ithaque.

Plutôt que de donner à voir, Pauline Bayle indique et figure. La bande de papier kraft est le lieu de la bataille mais c’est aussi la scène où les dieux et les hommes paradent : les héros Grecs déclament la liste des hommes qu’ils assassinent et Poséidon, quand il se décide à mettre ses forces au service des Grecs, y performe un rap plutôt convaincant (dans la bouche inattendue de Viktoria Kozlova). Elle est enfin l’objet fragile de la fureur d’Achille après la mort de Patrocle, battue et déchirée comme le sera le corps d’Hector.

La bande de papier prend les sens que les actions lui donnent. Elle est comme tous les éléments scénographiques du spectacle un objet versatile et un support à l’imagination des spectateurs. Le procédé n’est pas nouveau mais l’intelligence de son usage impressionne. Ainsi le plancher de L’Odyssée est-il le navire d’Ulysse, puis le radeau sur lequel il erre après son naufrage, il est la pièce de son palais où banquettent les prétendants et la plage où il rencontre Nausicaa. Et il suffit de faire tomber du sable des cintres pour qu’il devienne Ithaque, la terre où Ulysse reprend pied après vingt ans d’absence.

Ulysse devient un personnage choral, ce qu’il est d’ailleurs d’une certaine manière dans le texte d’Homère.

Pauline Bayle laisse aux spectateurs le soin de mettre en images ce qu’elle se contente de signifier. Deux beaux exemples de ce travail de figuration sont les chaises et les seaux. Il suffit de déplacer les premières pour transformer le décor et faire surgir les prétendants. Et pour que ceux-ci meurent sous les flèches d’Ulysse et de Télémaque, il suffit de les renverser. Les seaux ont plusieurs usages. Achille et Patrocle y plongent leurs bras pour les enduire de paillettes dorées : elles sont l’armure dont ils se revêtent pour combattre. Plongeant ses bras, Patrocle devient Achille puisqu’il revêt son armure. Plongeant les siens avec rage, Achille venge déjà son ami mort au combat. Mais les seaux accueillent aussi les feux que font brûler les Troyens avant de partir à l’assaut des nefs grecs et celui avec lequel Ulysse purifie sa demeure après le massacre des prétendants.

Le second grand principe est l’interchangeabilité des rôles. Non seulement les femmes jouent-elles des hommes et les hommes des femmes – Achille, Poséidon, Hector et Diomède sont des femmes, Héra et Andromaque sont des hommes –, non seulement chaque acteur et actrice passe incessamment d’un rôle à l’autre – Zeus devient Patrocle et Andromaque, Achille devient Aphrodite et Héra Pâris – mais un même personnage peut être incarné par plusieurs corps – ainsi Ulysse dans L’Odyssée, dont les aventures quand il les conte aux Phéaciens sont interprétées par les deux acteurs et les trois actrices réunis en chœur.

Ulysse devient un personnage choral, ce qu’il est d’ailleurs d’une certaine manière dans le texte d’Homère. « Personne » (« Oudeis ») pour le Cyclope qui lui demande son nom, il est fils d’esclave pour Eumée le porcher, mendiant pour Télémaque, riche négociant déchu devant Antinoos le prétendant arrogant et, pour Pénélope quand elle l’interroge, un prince crétois abattu par le sort. L’histoire d’Ulysse se confond avec celle de ses masques : comment celui qui est devenu « personne » redeviendra lui-même, adhèrera à nouveau à son nom. Ce n’est qu’à la fin, quand Pénélope le reconnaîtra, à travers son regard à elle donc, qu’il finira par y parvenir.

Dans la mise en scène de Pauline Bayle, ce passage est marqué par la fin de la choralité. Arrivé à Ithaque, il passe progressivement de cinq corps à un seul. Mais il lui faudra attendre la reconnaissance de Pénélope, qui passe par le partage du secret de leur lit commun, pour que ce corps puisse incarner celui qu’il était quand il est parti.

Cette instabilité de l’incarnation est essentielle au spectacle. Elle nous rappelle que ces rôles ne sont que des figures, des mythes plus que des personnages, que presque tous les corps leur conviennent, chacun venant ajouter sa ligne au palimpseste des représentations qu’on s’est faites d’eux.

Le changement de genre confirme ce trope mais il a aussi une autre fonction, celle de modifier notre regard sur les personnages : qu’Achille soit une femme nous oblige à penser différemment la relation qu’il entretient avec Patrocle (joué par un homme) et son combat avec Hector (joué par une femme) n’a plus tout à fait la même portée. Sans parler de la comédie vaudevillesque que jouent Zeus, Héra (jouée par un homme portant un haut de bikini rouge), Thétis et Aphrodite (jouée par celle qui incarne Achille plus une perruque blonde).

C’est la grande différence qui sépare les deux spectacles, créés à deux ans d’intervalle. La variété des registres qui caractérise la mise en scène de L’Iliade, qui oscille entre farce et épopée, la comédie des dieux et le sérieux des humains, laisse place à l’histoire d’un homme. La variété n’est plus dans les registres de langue et de jeu, mais dans les moyens mis en œuvre pour raconter cette histoire, dans les manières qu’ont les cinq actrices et acteurs d’incarner l’homme et ses actions, d’occuper la scène, de se multiplier et de se singulariser.

Les deux plans de L’Iliade, l’avant et l’arrière-scène, la bande de papier et les cinq chaises, deviennent un, le plancher. Tout se passe au même endroit, sur un seul plan, mer et terre, humains et dieux, récits d’aventure et dialogues amoureux. La réussite de L’Odyssée doit beaucoup à ses lumières (que signe Pascal Noël). L’espace de jeu est cerné de projecteurs. Ils sont les murs absents de la scène. Ce sont les lumières qui organisent cet espace, discriminent les zones, varient les ambiances, font passer d’un chant à l’autre, d’un lieu à l’autre, feuillettent le plateau des possibles que le texte recèle.

Une des scènes les plus frappantes est celle qui condense les quatre chants du récit que fait Ulysse aux Phéaciens. Rescapé d’une tempête après avoir été libéré par Calypso, il est recueilli par Nausicaa, fille d’Alkinoos, roi des Phéaciens. Devant la population assemblée, Ulysse se fait narrateur de ses propres aventures. L’aède qui l’a précédé lui laisse symboliquement la place, comme si l’on passait insensiblement de la chronique (ou catalogue) des actions valeureuses rapportée par le poète épique au récit de soi. Ce moment dans le spectacle est celui de la multiplication des voix. Ulysse devient un chœur.

Cette longue scène est des plus virtuoses, chacun et chacune prenant la suite des mots de l’autre tout en bougeant sur le plateau comme un seul corps. Le récit en devient formidable alors même que la mise en scène ne fait au fond que faire théâtre d’un long monologue. Mais il ne s’agit pas non plus que de cela, il s’agit aussi de dire cette chose simple et profonde : se raconter c’est se multiplier, c’est devenir plusieurs, plusieurs corps, plusieurs voix, c’est différer de soi, c’est mentir. Le drame d’Ulysse est là tout entier. Comment après avoir été tous ces personnages (re)devenir soi-même ? Comment être reconnu comme soi-même si tant est que ce soi existe ? C’est, parmi beaucoup d’autres, une des questions que pose le beau et puissant spectacle de Pauline Bayle.

 

Iliade & Odyssée, jusqu’au 9 octobre, Théâtre public de Montreuil


[1] Sylvie Perceau, La Parole vive. Communiquer en catalogue dans l’épopée homérique, Louvain/Paris, Peeters, 2002.

 

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Notes

[1] Sylvie Perceau, La Parole vive. Communiquer en catalogue dans l’épopée homérique, Louvain/Paris, Peeters, 2002.