Cinéma

Voir pleinement surgir le monde – sur EO de Jerzy Skolimowski

Critique

Si avec son nouveau film, Jerzy Skolimowski rend hommage au Robert Bresson d’Au hasard Balthazar, il s’en écarte bien vite pour laisser libre cours à des expérimentations visuelles et narratives faisant voisiner Eo avec la fable, le mélodrame et même la science-fiction. Et livre un film sur le cinéma lui-même, dont la lumière guide autant qu’elle fourvoie.

Comme nous, Jerzy Skolimowski se souvient probablement, avec un pincement au cœur, des dernières tribulations d’un âne à la fin de l’un des films les plus bouleversants de Robert Bresson, Au hasard Balthazar, sorti en 1966. En pleine nuit, dans les Pyrénées, on y entendait les balles des chasseurs fuser de tous les côtés. Le lendemain matin, du sang coulait sur la cuisse de l’âne Balthazar qui, au bout de son calvaire, n’avait plus qu’à s’allonger là, sur le flanc de la montagne. Un troupeau de brebis venait ensuite encercler la bête agonisante, avant que la sonate pour piano n° 20 de Schubert, leitmotiv du film, ne soit rejouée une dernière fois, juste avant le carton final.

publicité

D’Au hasard Balthazar, Skolimowski a repris le dispositif – suivre un âne passer de propriétaires en propriétaires le long d’un chemin de croix – en plus de quelques éléments de scénario pour constituer la trame de son nouveau film EO, qui raconte la fuite de l’âne du même nom dans la Pologne d’aujourd’hui (et de demain). Auréolé du prix du Jury ex-æquo au dernier Festival de Cannes, le film a su se démarquer du tout-venant en s’affirmant comme un long-métrage particulièrement surprenant et remuant, entretenant in fine des liens assez distendus avec celui de Bresson.

D’un âne à un autre, à près de soixante ans d’écart, des situations et des figures familières reviennent pourtant, en plus du souvenir vivace d’un film qui a marqué le cinéma moderne européen dont Skolimowski, à l’époque, faisait lui-même partie. On y retrouve une jeune maîtresse aimée (Anne « Marie » Wiazemsky chez Bresson, ici Kasandra, interprétée par Sandra Drzymalska), un cirque chaotique, une route à travers les montages, des loubards malveillants et surtout une même dimension métaphysique, où l’âne apparaît comme une créature contrainte d’absorber la perdition existentielle de ses maîtres.

Sans jamais se revendiquer comme un remake à proprement parler du film de Bresson, EO lui rend ainsi hommage sous la forme d’une relecture bouillonnante et anarchisante. Mais au-delà de sa forme, bien plus tumultueuse que le trait inflexible du cinéaste français, le film de Skolimowski s’en démarque sur un point, décisif : là où, chez Bresson, les tribulations de l’âne Balthazar permettaient de dresser le portrait d’une galerie de personnages pris dans les rets de la fatalité, l’âne Eo est chez Skolimowski au centre du tableau. Il en est le modèle, la muse et l’égérie, avec le poil filmé de (très) très près et les courbes superbement mises en valeur par la caméra.

Le cinéaste polonais rejoue donc moins la partition d’Au hasard Balthazar qu’il ne s’empare de l’une des nombreuses propositions théoriques de Bresson, lui qui n’a cessé, en plus de ses films, d’écrire sur ce qu’il appelait le « cinématographe » : « La vue du mouvement donne du bonheur : cheval, athlète, oiseau[1]. » Adage auquel on pourrait rajouter la mention de l’âne, cet animal qui, à sa manière, « donne du mouvement » autant que « du bonheur », trottant comme ses cousins équidés ou renversant, par maladresse, tout ce qui se trouve autour de lui.

Cela explique aussi pourquoi Skolimowski, au-delà de son amour pour le film de Bresson, a jeté son dévolu sur un âne : voilà un corps mobile et entêté, incarnation idéale d’un film à la fois joueur et tapageur, ludique et tonitruant – à l’image de son cinéma, qui n’hésite désormais pas à emprunter d’étonnants sentiers, qu’il s’agisse du film de survie minimaliste avec Essential Killing ou du film-concept avec le déroutant 11 minutes. Après une retraite provisoire qui aura duré dix-sept ans, résultat d’un dégoût pour le cinéma survenu à la suite de la sortie de Ferdydurke en 1991, Skolimowski laisse aujourd’hui libre cours, avec fougue et entêtement, à des expérimentations qui en ont déstabilisé plus d’un. EO en est comme l’accomplissement.

« De tous ses yeux la créature voit l’Ouvert. Seuls nos yeux sont comme retournés et posés autour d’elle tels des pièges pour encercler sa libre issue. Ce qui est au-dehors nous ne le connaissons que par les yeux de l’animal. Car dès l’enfance on nous retourne et nous contraint à voir l’envers, les apparences, non l’ouvert, qui dans la vue de l’animal est si profond[2]. » Dans Adieu au langage, sorti en 2014, Jean-Luc Godard citait une partie du poème de Rilke pour évoquer, avec son chien Roxy, un regard capable de « voir pleinement surgir le monde ». On pourrait dire qu’en plus de s’inscrire dans la lignée de Bresson, Skolimowski marche dans les pas du maître de Rolle.

EO relève de fait d’une double ambition, au fond davantage godardienne que bressonienne : exhiber par tous les moyens la cinégénie de l’animal et en épouser le point de vue dans l’espoir de toucher à une forme de virginité du regard (on se souvient, d’ailleurs, des quelques plans de 11 minutes montrant le point de vue d’un chien). Dans Le Corps du cinéma, Raymond Bellour rappelait déjà, convoquant Bergson puis Deleuze, à quel point le dispositif de captation et de projection du cinéma pouvait justement révéler l’animalité enfouie en nous, à savoir notre capacité à s’ouvrir pleinement – et instinctivement – au monde qui nous entoure[3].

Du chien d’Adieu au langage à l’âne d’EO, il semblerait que la figure animale incarne à merveille cet idéal de sensibilité in media res. L’ouverture du film l’illustre bien. Lors d’un spectacle son et lumière, des flashs percent l’obscurité et révèlent une chorégraphie entre l’âne Eo et sa dresseuse Kasandra. Dans cette sorte d’Eden rouge et noir, les deux corps, dont on ne sait encore rien, sont simplement des silhouettes arrachées à la pénombre par le troublant miracle de la projection lumineuse – comme du cinéma à l’état brut.

Tout est donc déjà là, contenu sous une forme synthétique : la relation ambivalente que l’âne entretient avec la lumière, son attachement quasi amoureux à sa dresseuse, la célébration de sa cinégénie ou encore le motif fondamental du regard, qui trouve un bel écho dans la forme circulaire de la piste – qui ressemble à s’y méprendre à un œil géant. Animal à tout faire dans son cirque polonais, Eo n’est toutefois pas encore libre, et observe, attentivement, l’univers carnavalesque dans lequel il évolue.

Cette première partie d’EO est sans doute celle qui résonne le plus avec Au hasard Balthazar, dans la mesure où, précisément, l’âne y est, comme celui de Bresson, maintenu prisonnier. En plus de participer à quelques spectacles, l’animal transporte des déchets, tire une charrette : il travaille comme Balthazar en son temps. Poussé dehors à la suite d’un arrêté interdisant la maltraitance animale dans les cirques européens, l’âne est ensuite ballotté d’un ranch rempli de gracieuses juments à un refuge où, bien qu’entouré d’autres ânes comme lui, il ne semble toujours pas à sa place. C’est que, précisément, Eo ne tient pas en place.

Véritable agent perturbateur, l’âne prend la fuite après que Kasandra soit venue le voir en pleine nuit pour lui dire ses adieux. C’est à ce moment précis que le film de Skolimowski s’émancipe également du legs de Bresson, en proposant à partir de là une sorte de récit dérivé d’Au hasard Balthazar, sous forme d’hypothèse : que serait-il arrivé à l’âne bressonien s’il avait pu, à un moment, s’extraire de sa servitude dans l’espoir de rejoindre son amour perdu ?

Skolimowski signe avec EO un film sur le cinéma lui-même : ses formes lumineuses, ses figures spectaculaires, ses puissances vitalistes ou mortifères.

La suite de cette séquence est peut-être ce que l’on a vu de plus beau cette année au cinéma : le long d’une route perçant la forêt polonaise, l’âne s’élance et entame une course folle, guidé par une lumière nocturne qui fend diagonalement l’image en deux. Touché par la grâce, Eo n’en reste pas moins toujours vulnérable puisqu’une autre source lumineuse – les phares d’une voiture arrivant à pleine vitesse sur la route – le pousse sur le bas-côté et le contraint à sortir littéralement des sentiers battus pour pénétrer une forêt enchantée.

Donnant le la à ce que le film aura ensuite de meilleur, cette escapade sylvestre est aussi féerique que cauchemardesque. La caméra de Skolimowski filme avec émerveillement les rebonds de la lumière sur les vaguelettes d’un ruisseau, le regard surplombant d’une chouette ou le dos d’un carpeau tout droit venu d’un conte, puis enregistre, au rythme d’une musique techno, la détresse de l’âne visé par les lasers des fusils des chasseurs qui, dans les fourrés, menacent d’abattre l’animal.

Un petit traité formel sur l’attraction malsaine de la lumière se cacherait-il derrière le « film à dispositif » ? Le drame d’Eo est de suivre, parfois aveuglément, l’appel des rayons lumineux – lens flares, flashs et autres halos – à la recherche de son ancienne dresseuse. Sa malédiction est de rester, malgré tout, une bête de scène : certes, son corps mobile regarde, avec attention, le monde surgir autour de lui, mais le monde (en particulier celui des Hommes) ne cesse de lui renvoyer son regard et de le ramener à son état, initial, de corps à observer.

Voilà quelque part la confirmation – s’il en fallait encore une – que Skolimowski signe avec EO un film sur le cinéma lui-même : ses formes lumineuses, ses figures spectaculaires, ses puissances vitalistes ou mortifères. Parce que, comme le rappelait Bellour, l’animal « est pur mouvement, ligne de fuite, intensité et défi de tout sens[4] », le cinéaste polonais s’autorise, sans complexe, une myriade d’effets pour figurer le regard de l’animal et donner à la fugue de son âne des atours de voyage transcendantal.

L’âne qui passe dans un tunnel et paraît effectuer un saut dans le temps ; l’âne qui dévie la trajectoire d’une balle lors d’un match de foot et modifie le cours des événements ; ou encore l’âne qui s’arrête sur un pont et fait remonter l’eau d’un barrage dans le sens inverse de son écoulement : c’est peu dire qu’EO prend parfois les traits d’un film de science-fiction, mais un film de science-fiction qui serait tout entier dévolu aux puissances plastiques et fantasmatiques – quasi surnaturelles – des images, et non à une seule hypothèse anthropologique.

Avec 11 minutes en tête, on reconnaît ici la tendance laborantine du cinéma de Skolimowski, déformant tantôt l’âne par le recours à des lentilles anamorphiques ou figurant, à d’autres endroits, le regard de l’animal déboussolé en usant de filtres et en jouant avec différents degrés de flou et de netteté. Souvent imprévisible, le film a ainsi ceci de passionnant qu’il parvient avec brio à dresser un pont entre un absolu de cinéma disons minimaliste (celui de Bresson) et un champ expérimental plus proche du cabinet figuratif et du jeu optique (on pense au cinéma de Paul Clipson ou, de manière encore plus flagrante, à celui de Robert Todd).

Cette réussite compte comme l’une des raisons pour laquelle on peut légitimement regretter qu’EO dispose, çà et là, de scènes dialoguées beaucoup moins inspirées que ses séquences de course ou de fuite. Skolimowski entrecoupe le road-trip enfiévré de son âne par une poignée de parenthèses anthropocentrées (un camionneur, un prêtre, une comtesse jouée par Isabelle Huppert) et dévie parfois un peu trop de sa trajectoire initiale, quand bien même le cinéaste nous a habitué, dans ses derniers films, à ne pas changer de cap en cours de route.

À l’échelle de la filmographie protéiforme de Skolimowski, EO fait quoiqu’il en soit le lien entre le début et la fin de carrière du cinéaste. Aussi improbable que cela puisse paraître, l’âne évoque autant le jeune Marc qu’incarnait Jean-Pierre Léaud dans Le Départ, sorti en 1967, film d’improvisation sur la vitesse frénétique du monde moderne, que le taliban en fuite joué par Vincent Gallo dans Essential Killing, sorti en 2010 (plusieurs plans reviennent d’un film à l’autre, en plus d’un même corps mutique mais entêté qui, après une sortie de route, se perd dans la forêt).

Léaud, Gallo et maintenant Eo : il semblerait que ce que nous raconte le cinéma de Jerzy Skolimowski, depuis maintenant près de soixante ans, repose en partie sur ces figures d’agitateurs erratiques et intenables, dont les soubresauts semblent menacés par le spectre de l’enfermement ou, plus largement, par la fin tragique de l’innocence.

Dans Le Départ, Léaud finissait par se figer puis par se dissoudre dans la pellicule même du film. Dans EO, l’âne est témoin de la fin du monde (un plan d’éolienne dans un ciel écarlate, suivi de la chute d’un oiseau) puis marchera vers sa propre fin après s’être rappelé, lors d’une ultime vision déchirante, de son amour perdu Kassandra.

De quoi citer Rilke, une dernière fois : « Et pourtant dans l’animal chaud et vigilant sont le poids, le souci d’une immense tristesse. Car en lui comme en nous reste gravé sans cesse ce qui souvent nous écrase – le souvenir[5]. »

A-t-on dit qu’EO tenait, aussi, du mélodrame ?

EO, réalisé par Jerzy Skolimowski, en salles le 19 octobre 2022.


[1]Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975, p. 74

[2]Rainer Maria Rilke, Huitième Élégie de Duino, trad. François René Daillie, 1922.

[3]Raymond Bellour, Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités, P.O.L., 2009, pp. 426-433.

[4]Ibid., p. 444.

[5]Rainer Maria Rilke, op. cit.

Corentin Lê

Critique, Rédacteur en chef adjoint de Critikat

Rayonnages

CultureCinéma

Notes

[1]Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975, p. 74

[2]Rainer Maria Rilke, Huitième Élégie de Duino, trad. François René Daillie, 1922.

[3]Raymond Bellour, Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités, P.O.L., 2009, pp. 426-433.

[4]Ibid., p. 444.

[5]Rainer Maria Rilke, op. cit.