Exposition

Les nerfs et la couleur – sur « Oskar Kokoschka – un fauve à Vienne  »

Critique

Oskar Kokoschka s’est vécu comme un martyr, sacrifié pour un peuple conservateur viennois et aveugle qui ne voit rien à son avant-garde. L’exposition qui lui est consacrée au Musée d’Art Moderne de Paris donne à voir plus de 150 œuvres qui parcourent 70 années de création où le plus saisissant se tient dans le rapport du peintre à la couleur, les teintes ne cessant d’évoluer, du sombre au presque criard, en passant par, à l’apogée, sa période fauve, où la couleur brute explose.

Il signe « OK » dans le coin de ses toiles, comme un poinçon ironique ; par instants, c’est une vision absurde : l’enthousiasme léger de ces deux lettres qui nargue les faces inquiètes, déformées par un tourment manifeste, des portraits de Kokoschka. Surnageant à la surface de toiles aux couleurs brutales, de silhouettes aux grouillements incertains, proches de la décomposition, sa signature-locution sonne comme une pleine approbation, malgré tout.

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Né en Autriche-Hongrie en 1886, « OK » a vécu presque cent ans ; il traverse le siècle en ogre-peintre, mais aussi dramaturge, écrivain, soldat ; la société viennoise le surnomme oberwildlingle (« le plus sauvage d’entre tous ») ; en réponse à ce sobriquet, l’artiste de 25 ans se rase la tête ; il établit sa réputation d’effronté.

L’archiduc François-Ferdinand, après avoir vu ses œuvres à l’exposition du Hagendbund de 1911, aurait dit : « cet homme mérite qu’on lui rompe tous les os jusqu’au dernier »[1]. En 1933, les Nazis le qualifient d’artiste « dégénéré ». Le peintre réplique en 1937 par un tableau intitulé « Autoportrait d’un artiste dégénéré » où, yeux fixes et bras croisés, il arbore une calme défiance, celle de l’inébranlable foi en son art, riposte et protection contre l’hostilité du monde.

La rétrospective du Musée d’Art Moderne, après celles de 1974 et 1983, est la première d’une telle ampleur. Elle donne à voir plus de 150 œuvres qui parcourent 70 années de création où le plus saisissant se tient dans le rapport du peintre à la couleur, les teintes ne cessant d’évoluer, du sombre au presque criard, en passant par, à l’apogée, sa période fauve, où la couleur brute explose.

Les premières toiles de Kokoschka, entre 1909 et 1913, sont essentiellement des portraits. On les dirait sortis d’une boue souterraine, encore couverts des scories des sous-sols ; bien que colorées, ses toiles sont dominées par des tonalités ombreuses, saturniennes ; la touche y est à la fois tremblante et vigoureuse, le désordre du monde n’est jamais loin. Kokoschka va au plus intime de ses sujets ; il n’y a que l’âme qui l’intéresse, et le pinceau ne suffit pas pour en saisir tous les tumultes : l’artiste utilise ses doigts, ses ongles, des chiffons pour griffer ou empâter sa toile et ainsi rendre le poids de l’âme.

Ses modèles l’accusent de les défigurer. Il allonge les membres à la manière du Greco, exagère des détails macabres, imagine des anomalies. Les critiques pleuvent. Le soutien de l’architecte viennois Adolf Loos d’abord, puis du galeriste Cassirer lui permettront de ne pas trahir sa conviction d’une vérité expressionniste. En 1909, Moritz Hirsch, homme d’affaire hongrois, est recouvert par l’artiste d’un masque de mort : Kokoschka lui a peint une rangée de dents sur le point de se déchausser, l’homme, qui n’est pas sans ressembler à Van Gogh, est dépeint au bord de la sénilité.

Du peintre à l’oreille coupée, on aperçoit d’ailleurs certaines influences dans l’expressionisme de Kokoschka ; des « Oliviers avec les Alpilles à l’arrière-plan » (1889) du hollandais, au « Paysages de dolomites, du viennois » (1913), c’est une même continuité de montagnes démentes, de ciels solides, blocs insistants d’amas bleutés ou verdâtres et d’arbres déformés, qui court d’une toile à l’autre.

Il suffit qu’un doigt manque pour que toute la face d’un homme en soit changée. En 1907, Kokoschka peint « Le joueur de transe », portrait du comédien Ernst Reinhold, acteur dans la pièce à scandale dont le OK est l’auteur, « Meurtrier, espoir des femmes ». L’homme a beau se tenir droit, cravate bien mise sur fond de vapeur rose et bleue, ses yeux semblent venir de pleurer ; surtout, sa main bouffie et grimaçante ne compte que quatre doigts, et cette disparition de transformer sa main en patte de crustacé et de faire exploser une poisseuse unheimliche à la surface de la toile, fracassant son harmonie de façade.

Rapportées au reste du corps, les mains des sujets de Kokoschka sont souvent démesurées, comme si la personne tout entière s’y ramassait. Mais leur lourdeur gourde, leurs phalanges cassantes ou leurs doigts amputés les rend incertaines, agitée d’une puissance sur le point de se briser.

L’œil braqué sur elles, on ne peut s’empêcher de penser à l’autre maitre des mains de l’époque, celui qui les ébauche sans fin, d’apparences plus agiles quoique décharnées : Schiele, avec qui Kokoschka entretient des relations complexes, empoisonnées par la permanente comparaison que subissent les deux « fils spirituels » de Klimt, et autour duquel ils forment, parmi d’autres, le groupe des radicaux de la Sécession viennoise.

Il n’y a pas d’air dans les toiles de peintre autrichien, aucune échappatoire possible malgré des fenêtres.

En 1915, mobilisé par les combats de la première guerre mondiale, OK vend son tableau, « La fiancée du vent » – figuration crépusculaire de son amour avec Alma Mahler, œuvre laquelle Georg Trakl composera un poème – afin d’acheter un cheval, dans le cadre de l’effort de guerre. Est-ce celui, prémonitoire, qui broute calmement au premier plan du paysage tortueux des vallons dolomites ? Grièvement blessé, le cervelet abimé, Kokoschka ne perd rien de son infatigable mobilité européenne, que celle-ci soit le fait de la fuite (en Angleterre, plus tard pour fuir la guerre), ou de la curiosité de l’œil (il découvre l’Orient, l’Égypte, l’Inde).

Les toiles de Kokoschka sont traversées du même battement vital, celui de sa touche, grouillante et innervée. Pourtant il n’y a pas d’air dans les toiles de peintre autrichien, aucune échappatoire possible malgré des fenêtres – qui n’ouvrent sur rien – en dépit d’arrière-plans donnant sur des extérieurs vaporeux. Les regards sont anormalement fixes, les bouches entrouvertes paraissent attendre quelque chose. En 1913, la toile « Portrait d’une jeune femme » a quelque chose d’asphyxié. Est-ce sa peau grise, son air grave et attentif d’enfant déjà adulte, son allure cadavérique dans sa robe bleu nuit ?

Cette jeune femme, on imagine que c’est Virginia. Dans « Mirages du passé » (1966), ensemble de courts textes écrits par Kokoschka, on découvre l’étrange paternité fictive que lui et son ami, un acteur à moitié aveugle participant à la revue expressionniste Der Sturm (l’Orage), ont endossé en donnant « naissance » à Virginia, petite fille imaginaire issue de leur amitié berlinoise. D’elle, Kokoschka dit : « Elle grandissait à vue d’œil tandis que nous l’observions, et nous prîmes l’habitude de nous raconter tour à tour maints et maints petits incidents de son enfance, comme si celle-ci était déjà lointaine. Par exemple, comment celle-ci s’amusait avec une tortue – et, encore toute petite fille, elle devait sûrement se tenir debout sur sa carapace, en maintenant son équilibre avec ses bras de bébés, tendus, comme un acrobate sur une boule roulante ».

On ne s’étonnera pas que ce soit le même homme qui fasse fabriquer une poupée à l’effigie de la femme aimée, Alma Mahler. Il la rencontre en 1912, l’aime passionnément, jalousement, lui compose des éventails, voyage avec elle, en fait sa muse, lui écrit les lettres d’un amour fou.

Ses sources d’inspiration puisent dans le motif biblique, traité principalement sous forme d’allusions. En 1911, le peintre détourne, par sa liberté chromatique, une anonciation : un ange Gabriel, au corps rose et aux bras immenses ressemble trait pour trait à Marie, à laquelle il fait face. En confondant les deux figures, c’est moins le motif religieux que l’exploration de l’âme – sa dualité – que scrute ici Kokoschka, en écho à la psychanalyse naissante. La dimension christique de Kokoschka concerne surtout sa propre personne : l’artiste se vit comme un martyr, miroir du rejet du public viennois, sacrifié pour ce peuple conservateur et aveugle qui ne voit rien à l’avant-garde.

Alors installé à Dresde, OK voit sa relation avec Alma s’effriter. Il commande à la costumière de théâtre Hermine Moos une poupée à l’effigie d’Alma – un fait d’arme de plus qui scandalise la société autrichienne. Lorsqu’il reçoit la poupée, Kokoschka est déçu : il reproche à sa créatrice d’avoir fabriqué un être monstrueux. Obsessionnelle, cathartique, une série de toiles explosives est consacrée à la poupée.

Cette période qui conjugue l’incandescence de la couleur et la représentation, par le peintre, de sa poupée est palpitante. Picturalement, les teintes se réchauffent, les couleurs sortent du tube ; elles envahissent la toile par aplats, sans édulcorer la violence ; le fauve sort de sa cage, gratte sa couche de terre crayeuse et libère sa puissance chromatique.

Sur ces toiles peintes dans les années 1920, on peut voir la poupée dévisager son maitre avec une mystérieuse autorité. La vallée de l’étrange est proche. Kokoschka se dépeint le visage démesurément long, l’air hagard. Dans « Peintre à la poupée » de 1922, il pose à côté d’elle, la main pointée en direction de son sexe, dans un mélange de défiance et de scepticisme. La représentation du lien qu’il entretient avec l’effigie n’en épuise pas l’énigme. Celle-ci finit mal, saccagée, tête tranchée dans une fontaine à l’occasion d’une soirée mondaine, extinction à laquelle le tableau « La Source » remédie, quelques années plus tard, en lui offrant un tombeau symbolique.

L’autre temps fort de l’exposition réside dans la nouvelle compagnie – et – qu’OK trouve chez les bêtes. Dans les années 20, le peintre est à Londres. Il va au Zoo de Regent’s Park, contemple des animaux dont il convertit le cri et le mouvement en peinture. Il apporte des bananes à un grand mandrill qu’il dépeint avec un sourire carnassier et ironique. Face à un tigron dressé sur ses pattes, il saisit l’instant qui précède son bondissement. Qui du tigron ou de Kokoschka transmet sa sauvagerie à l’autre ?

À partir des années 1930-40, sa technique évolue. Les coups de pinceaux paraissent plus agités, les aplats moins intensément posés. Les couleurs se chargent d’une légèreté, explorent des tons presque kitsch. Les thèmes, aussi, se renouvellent : Kokoschka peinte une série de tableau politiques, dont, en 1939-41, « L’œuf rouge », vision onirique déraillante où se chevauchent un œuf rouge, Hitler, Mussolini dépeint avec un goitre, un chapeau bicorne napoléonien. Sous la table, un chat regarde la scène avec flegme. Dans ce tableau désabusé et prophétique, les couleurs ont perdu leur éclat ; elles sont plus anecdotiques, plus ternes, à l’image du funeste sort européen à venir. Il ne reste plus que l’animal pour contempler ce carnaval de bizarreries humaines aux couleurs criardes.

« Un fauve à Vienne »,  au Musée d’Art moderne, jusqu’au 12 février 2023.


[1] Rapporté par Serge Sabarsky, dans Vienne 1880-1939 L’apocalypse joyeuse, sous la direction de Jean Clair.

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Notes

[1] Rapporté par Serge Sabarsky, dans Vienne 1880-1939 L’apocalypse joyeuse, sous la direction de Jean Clair.