Cinéma

La chute de l’empire – sur Pacifiction d’Albert Serra

Critique

Du scénario au montage, Albert Serra chemine du documentaire vers le mythologique, faisant jouer les étapes de fabrication de Pacifiction les unes contre les autres pour donner à voir la déchéance d’un homme et de ce qu’il représente – comme dans un thriller américain, mais dont tous les éléments politiques auraient été retirés pour faire ressembler le récit à un drame shakespearien.

On entre dans Pacifiction par un long travelling qui dévoile lentement un coucher de soleil tombant sur des montagnes bleutées devant lesquelles se dresse une foule de containers bleus et rouge, témoins des multitudes d’échanges et trafics qui se jouent dans ce carrefour du monde.

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La plasticité d’un décor édénique recouvert par la réalité marchande de l’occupation des hommes, c’est aussi le récit de négociations ininterrompues : les tractations politiques de De Roller, Haut-commissaire de Tahiti, (l’équivalent du préfet), dont la particule suffit à souligner l’aristocratie. Loin de son bureau, il occupe son temps à des négociations portant sur la religion, le divertissement, le tourisme, la culture, le sport, deale avec les barons politiques locaux. Il opère surtout un jeu de billard à trois bandes avec les indépendantistes qui lui annoncent que plane la persistante rumeur d’une reprise des essais nucléaires dans la région.

Pour un observateur lointain

Pacifiction est né de la volonté d’Albert Serra de faire un film en France qui pourtant ne se situe pas à Paris. Ce désir de regarder d’autres paysages que la capitale à la filmographie pléthorique devient le sujet même du film (on devrait dire plutôt l’un de ses sujets, tant le film est un monde d’histoires qui se complètent et se recouvrent) : qu’est-ce que ce pays ultra centralisé vu depuis le point le plus éloigné de son cœur historique et tout puissant ?

On ne peut pas s’étonner que le cinéaste catalan, qui nous a habitués depuis Don Quichotte, en 2006, à détourner les épisodes et figures historiques (Louis XIV, Don Juan, Les Rois Mages ou Dracula), bâtisse son projet sur une contradiction profonde : filmer Tahiti, l’endroit dont se désintéresse totalement le cinéma français, lieu quasi vierge d’images de fiction. Mais justement pour y projeter l’acteur le plus employé de ces dernières années, celui qui fait le grand écart entre les rôles comiques chez Éric et Ramzy ou Quentin Dupieux, collectionne les récompenses et éloges dans des rôles tragiques comme chez Emmanuelle Bercot ou Alice Winocour, celui qui ne cesse de réinventer son propre paysage cinématographique : Benoît Magimel.

L’acteur, au centre du jeu et pourtant marginal, serré dans un unique costume blanc dont il répète le geste chaque fois inabouti d’en fermer le bouton, donne sa silhouette d’ogre à cette figure étatique de la déconcentration, plus haut représentant de l’État dans le département d’outremer. Loin de son pouvoir central muet et invisible, il y règne en maître. Regard métropolitain sur le folklore de cet Eden, il se voudrait metteur en scène de la préparation du combat de coqs obéissant aux traditions locales mais transformé en spectacle pour touristes.

Dans les dernières séquences, il deviendra lui-même ce volatile sans tête qui s’agite sans comprendre ce qui lui arrive. Sa maîtrise de la situation n’était peut-être qu’apparente ; en tout cas, elle est poussée au vacillement par des forces contraires qui le bousculent. En observant l’outremer, Albert Serra raconte incontestablement la provincialisation d’une ancienne grande puissance, qui, gorgée de sa gloire déclinante, ne se sait pas soumise à la mondialisation.

La fiction du Pacifique, un palimpseste raturé

Lorsque le cinéaste se livre à l’exercice du débat sur son film suite à une projection, il explique que sa démarche consiste à placer les acteurs dans des états particuliers, dans des situations propices à jouer hors de tout contrôle. Mais de volonté de formuler un discours sur les enjeux coloniaux, sur la politique actuelle, il n’y aurait point. On peut évidemment penser qu’il s’agit d’une pose d’auteur que de prétendre que Pacifiction n’est pas un film politique, mais on entend dans ce pieux mensonge que le cinéaste ne souhaite pas voir son œuvre réduite à son sujet.

Ce serait ne pas voir sa grande force plastique, sa joie manifeste à saturer la sensualité du décor, son plaisir à regarder les acteurs vivre pour la caméra. Comme un peintre habité par le souvenir de ce que le coloriste Gauguin tira des lumières insulaires, Serra sature à fond les couchers de soleil du lagon et les tenues fleuries des jeunes femmes, et les fait voisiner avec les néons fluos d’un club triste, le mal nommé Paradise Night.

L’autre projet du film, c’est celui énoncé par son titre en forme de mot-valise : raconter les fictions du Pacifique. De Roller se mêle aussi de culture et, lorsqu’il rend hommage à une écrivaine venue écrire sur l’archipel, il lui livre lors d’un dîner en son honneur un discours qui, tout en semblant boursouflé de vide, raconte pourtant quelque chose de capital sur le rapport de la fiction au réel : « J’aime votre langue car elle est pleine de confusion, elle permet d’obscurcir les choses, de les mélanger. »

Pour arriver à cette représentation fictionnelle, Serra a tout à fait paradoxalement écrit un scénario très précis, aussi long et détaillé qu’un roman, qui s’appuie sur un récit documentaire : les mémoires de Tarita Tériipaia, intitulés Marlon Brando, mon amour, ma déchirure. La dernière femme de la star américaine y raconte comment le paradis terrestre de son enfance s’est vu transformé par l’arrivée d’un tournage hollywoodien, lorsqu’a débarqué l’équipe des Révoltés du Bounty (1962), récit romancé d’une mutinerie réelle.

Pacifiction pourrait se replier sur ce témoignage, récit d’un conflit du Nord contre le Sud, d’une vie traditionnelle proche de la nature contre le grand barnum hollywoodien, de la confrontation du corps massif du late Brando, star planétaire, à la beauté de la jeune Tarita qu’il a repérée dans l’hôtel où elle travaillait et associée au film, dans le rôle de l’indigène dont s’éprend son personnage, avant d’en faire sa troisième épouse.

La trame de leur rencontre se retrouve dans la relation que noue De Roller avec Shannah, qui passe d’une vassalité imposée par les positions sociales à une romance. L’homme politique comme le film sont envoutés par la présence troublante de Pahoa Mahagafanau, rencontrée lors d’un casting sauvage sur place. Un jeu de faux-semblants teinte les rapports de séduction qui sont plus et autre chose qu’une romance. De Roller voudrait que Shannah devienne ses yeux, son double, son alter ego. Le film entretient le mystère sur ce corps qui renvoie à la fois au motif queer qui peuple le cinéma contemporain et à la tradition régionale du RaeRae, un homme qu’en Polynésie on travestit pour le destiner à des emplois féminins. Mais c’est aussi que, dans ce monde gouverné par les hommes et pour les hommes, même les romances sont masculines.

Sur le théâtre de marionnettes

Les silhouettes de Shana et De Roller jouent donc d’une certaine manière le rôle de réincarnations contemporaines de Brando et Tarita. Les réduire à cela, ce serait pourtant oublier la méthode de tournage de Serra et son goût de chercher à amener ses acteurs à des automatismes proches de ce qu’écrivait Henrich von Kleist dans son court essai Sur le théâtre des marionnettes.

La figure incarnée par Magimel, acteur à l’intelligence intuitive, devient un double de Brando. Mais elle peut aussi rappeler un autre acteur ogre, Depardieu, qui comme l’interprète d’Apocalypse Now aime être dirigé à l’oreillette, comme Serra y contraint ses acteurs. Sur le personnage fort et omniprésent de De Roller vient se superposer la vision de Depardieu au même âge, en prêtre torturé dans Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat.

Par-dessus l’histoire particulière vient se lire une histoire critique des corps d’acteurs. Serra a en effet mis en place une méthode de travail singulière qui s’emploie à semer du trouble afin de recouvrir la réalité documentaire du scénario d’une autre réalité, celle du tournage. Les prises, longues jusqu’à 45 minutes, tournées à trois petites caméras, empêchent les acteurs de se concentrer sur un seul axe, selon les usages habituels. Les comédiens découvrent leur scénario la veille, sauf concernant Magimel, isolé sur le tournage, qui lui découvre son texte pendant la prise, dicté dans une oreillette en même temps que les indications d’intonation soufflées, souvent trop vite pour être retenus.

Serra cherche ainsi un lâcher-prise du corps de ces marionnettes qui agissent mécaniquement pendant que leur cerveau est concentré sur la voix qui les commande ou, oxymore assumé là encore, de façon hyperréaliste. Malédiction ou aubaine, le confinement total qui a frappé l’île comme le reste du monde au milieu du tournage transforme les décors en lieux fantômes. De ce trouble dont sont baignées les prises résulte une sensation d’hypnose : dans le décalage entre les mouvements du corps et le débit de la parole, le sens des dialogues se vide pour devenir une mélodie lénifiante. Dans la boîte de nuit, un militaire susurre à son voisin à propos d’un serveur du club : « C’est une brebis égarée, plutôt bien gaulée », livrant le sens de l’échange au rythme de l’allitération.

Les étapes de la fabrication du film se jouent les unes contre les autres chez le cinéaste catalan. Ses collaborateurs le racontent bien dans un passionnant entretien paru dans Critikat intitulé « Le Chaos et la méthode ». Baptiste Pinteaux, assistant à la mise en scène, crédité à la co-écriture des dialogues et comédien, et Artur Tort, chef opérateur et chef monteur, décrivent les phases de travail comme des « forces contradictoires ». Leurs fonctions multitâches avant, pendant et après le tournage suffisent à désigner combien le film est une expérimentation collective qui construit le tournage sur les ruines du scénario, et le montage sur les décombres du tournage. Dans le sillon de Tabou (1932), le chef d’œuvre de Murnau connu pour son tournage apocalyptique, Pacifiction se veut fantasme cinématographique né de la glaise d’une réalité sociale et cherche une manifestation contemporaine qui synthétise les rêves de cet Eden.

Monologue de la déchéance

Dans son désir assumé de contradictions, le cheminement du film va du documentaire au mythologique. La reprise des essais nucléaires redoutés par une population traumatisée par les conséquences des tirs menés sous la présidence de Jacques Chirac ne semble inquiéter De Roller que parce qu’elle signe qu’il est hors jeu et non informé des sujets cruciaux. La position souveraine qu’il se donnait au début du film chancelle face à cette information qui laisse entendre que le pouvoir militaire le devance, tout autant, certainement, qu’une puissance économique excitée par la manne du tourisme.

Des 450 heures de rushes, de nombreuses ramifications du récit ont disparu et laissent imaginer que le film vit sa propre existence, que des parts entière du récit sont restées en friche dans le matériau tourné. On devine par exemple que le personnage de l’Américain, double famélique de Magimel qui le file silencieusement (dont l’interprète pourrait avoir été choisi par Serra pour son simple patronyme, Mike Landscape, comme un pense-bête à faire un cinéma de paysage) tenait un rôle plus conséquent. Seule son aura demeure, et sa présence énigmatique suffit à incarner l’empire financier globalisé, réincarnation bien plus puissante du colonialisme politique face à laquelle De Roller devient une figure sacrificielle, un capitaine Kurz dans un territoire perdu. Cet Américain, c’est aussi le spectre d’une cinématographie, de la fiction politique paranoïaque qui a parcouru les années 1970 après le scandale du Watergate et l’assassinat de Kennedy.

Pacifiction fait le récit d’une menace qui grandit, comme dans un thriller américain, mais dont tous les éléments politiques auraient été retirés pour faire ressembler le récit à un drame shakespearien. L’activité nucléaire est peur ; le soulèvement des populations locales face à ce fléau en constitue une autre. De Roller se met également à fantasmer l’existence d’un sous marin qui accueillerait la nuit les filles de l’île pour les rejeter au matin sur les plages, maltraitées par les militaires ensauvagés. L’homme politique ne se soucie plus du bien commun mais, tel Achab, il passe ses nuits à scruter l’horizon pour y déceler l’ombre d’une invisible baleine, décidé à sauver du sacrifice l’innocence féminine.

Dans ce mouvement qui va du documentaire vers le mythologique, Pacifiction raconte la fin d’un rêve. La peur de De Roller est avant tout celle d’être lui-même déchu dans un monde dont il n’est plus le centre, ce qu’il n’a peut-être même jamais été. Dans un hallucinant monologue qui ne s’adresse pas réellement au chauffeur qui l’accompagne mais qui tient plus de la conversation entre l’acteur et son personnage, De Roller parle de la déchéance du politique, qui pourrait aussi être un discours sur le travail de l’acteur. Lui qui endormait toutes les populations de son discours lénifiant ne profère que pour lui-même ce discours d’apocalypse que personne n’entend.

De fait, la structure même du film vient nier l’importance de son protagoniste. Dans la première séquence, l’amiral et ses marins sortent de leur canot et, dans l’obscurité de l’île, se rendent au Paradise. Dans la dernière, ils quittent la boîte dans la nuit pour aller lancer les premiers missiles. Entre les deux, le pouvoir de De Roller n’était déjà plus, malgré son omniprésence et sa logorrhée. L’encadrement du récit ramène le pouvoir là où il s’est toujours réellement trouvé : à la volonté militaire qui vient de la métropole.

Le récit est celui des vainqueurs. C’est l’amiral, ivrogne vulgaire, qui clôt l’Histoire en racontant à ses hommes la réalité telle qu’il la fantasme. « Nous partons aujourd’hui pour les îles. Délestez vous de tout ce qui n’est pas indispensable. Les premiers tirs auront lieu demain, les Premiers tirs depuis vingt ans. Il faut du courage pour faire ce que vous allez faire. » Ainsi exhorte-il ses marins, figures mutiques dont les feux du bateau éclairent les visages dans l’obscurité, laissant derrière eux des lumières rougeoyantes comme les flammes de l’enfer.

Pacifiction : Tourment sur les îles d’Albert Serra, en salles le 9 novembre 2022.


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