L’enfer des chiens – sur Bowling Saturne de Patricia Mazuy
Le bowling Saturne ne ressemble pas tout à fait aux autres bowlings. Nul container froid en zone commerciale, posé à la bifurcation d’un rond-point, mais un lieu dissimulé. Pour y entrer, il faut descendre, longer une piste vide qui permet d’accéder à un parking souterrain. Les dés sont jetés : Guillaume et Armand, demi-frères qui héritent du business à la mort de leur père, ne vont pas connaître une longue descente aux enfers, ils y sont déjà.
Se rejoue ici la tragédie des frères dévorés par le legs de Saturne, astre bicolore qui ne cesse d’alterner entre spots rouges et bleus. Malgré ce roulement coloré, Bowling Saturne est un film obscur et moite, travaillé par la ruine.
En plus de ce bowling caverneux et du chien qui va avec, l’héritage comprend un appartement qui communique directement, par un ascenseur, avec l’établissement. Ce temple qui scintille de ses exploits passés, aux relents coloniaux, de braconnier (bêtes empaillées, armes guerrières, photos de parties de chasse), se situe dans un immeuble en travaux, voire en voie de destruction.
Cette masculinité qui s’effrite tout en bandant les muscles, on la retrouvait il y a quelques mois au cœur de La Nuit du 12. Dans celui-ci, Dominik Moll relatait sur un mode réaliste, et avec réussite, un féminicide irrésolu. L’enquête, même si elle ne permettait pas de découvrir le coupable, faisait remonter à la surface les comportements toxiques des hommes ayant couché ou non avec la victime. Si Patricia Mazuy radiographie elle aussi ces maux et ces mœurs qui convergent vers un crime, elle décortique différemment les mécanismes de domination masculine, sans recourir au réalisme (c’est à peine si on aperçoit un strike) ou à l’explication psychologique. La cinéaste, dans un jusqu’au boutisme salutaire, plonge la fratrie dans les eaux ténébreuses du film noir et de sa mythologie (flic dans une impasse, femme fatale, cadavres qui s’amoncellent) pour mieux rendre visible le réel. Ce parti pris tragique et sensoriel, qui prend soin de ne pas tomber dans le délire outrancier (comme ce repas de chasseurs qui pourrait virer à l’exercice de sorcellerie occulte), fait toute la force du film.
Guillaume (Arih Wortalter), flic modèle et fils légitime, a probablement trop conscience de ce poids pour s’éterniser dans ce bowling, et le transmet donc immédiatement à son cadet. Armand (Simon Reggiani) ressemble à un animal déboussolé, incapable de comprendre le fonctionnement des interactions humaines. Il communique la mâchoire serrée, comme prêt à bondir, les yeux exorbités et ahuris, mais avec une certaine candeur dans le sourire. Videur dans une boîte de nuit, il ne sait comment nouer un échange avec les clientes, ni comment les séduire (il s’endort dans la voiture de l’une d’elles, obtient des pourboires plutôt que des regards). Lors d’une séquence où, frustré, il finit par se masturber sur le parking, ses mains sous la pluie et les lampadaires paraissent couvertes de sang. Ce plan rend perceptible le projet de Mazuy : non pas explorer une sexualité glauque mais s’intéresser à la menace qui plane, à Armand tel un taureau prêt à débouler. Ce chien fou mis à l’écart, Guillaume lui offre une seconde chance en lui confiant la gestion de l’établissement. Il le fait passer de l’extérieur de la boîte de nuit à l’intérieur du bowling, et par ricochet lui permet de laisser ses pulsions s’exprimer.
Armand, le fils bâtard, porte le prénom de son père. Mais il ne s’agit pas d’un geste d’orgueil car, précise-t-il, c’est à sa mère qu’il doit celui-ci. Cette logique de réparation patronymique, pour conjurer le mal(e), est contredite par l’entrée du fils dans l’antre paternelle. Armand ne reprend pas uniquement l’entreprise, il récupère aussi l’appartement et le chien qui vont avec. Pas de déménagement ou de refonte de la décoration, le fils ne touche à rien, se calque sur la routine et les habitudes du patriarche. Il revêt les habits du prédateur et acte sa mue en enfilant une veste en python. Cette peau virile le replace au centre du jeu, en patron d’un royaume maudit.
Ce nouveau statut, même s’il est obligé de préciser qu’il est le gérant et pas un dragueur lourdingue, ne l’avance pas plus dans sa façon de séduire et d’être à l’aise. Mais cette légitimité offerte par son frère lui permet progressivement de se délester des tensions propres aux rencontres. Celle qu’il fait avec une dénommée Gloria (Leïla Muse) est assez parlante sur ce plan. Au premier abord, deux corps droits et figés, deux quilles dont les visages évoluent au gré des couleurs de la salle. Armand, dont les précédentes approches se sont réduites à des sourires bêtas, s’essaye cette fois-ci au mouvement en expliquant à Gloria comment lancer une boule. Cette complicité emporte Gloria et Armand dans l’ascenseur, montée du désir qui atteste de la réussite, conjointe, de cette rencontre.
La scène d’amour est à l’image d’Armand, tâtonnante et disruptive, avec des airs enfantins, telle sa découverte du sexe de Gloria, à la manière d’une première fois. Les corps se soulèvent, jouissent, fusionnent, forment une bête à deux têtes, dessinant ainsi une forme d’égalité dans les rapports de force. Gloria ne se contente pas de se faire écraser le visage, elle assène aussi, entre rire et lâcher prise, des gifles à Armand. Et c’est à partir de cette équité qu’un schisme s’opère. Dès lors, le geste amoureux d’Armand n’est plus que pure brutalité, coups de boxeur assénés au visage, jeu morbide que le refus de Gloria ne peut stopper. Cette séquence d’assassinat met à nu les déséquilibres internes d’Armand, son incapacité à percevoir et à lire les signaux du plaisir. Il reproduit les mises à mort qu’ont subi les animaux accrochés autour du lit. Cette impasse affective qui s’incarne à travers une violence insoutenable, est inscrite en amont.
Bowling Saturne traite de la façon qu’ont les hommes de gérer leur affaire, et comment la fierté, l’orgueil et la violence prennent le pas au moment où celle-ci leur glisse entre les doigts.
Lorsque Armand rapproche vers lui Gloria, allongée, il n’y a plus que la tête de celle-ci de visible dans le plan. Elle est comme déjà décapitée, malgré le plaisir qui se lit sur ses lèvres. Gloria, empaquetée dans une bâche avant d’être descendue grâce à une chute de déchets, s’inscrit dans la lignée de Laura Palmer, dans un plan qui évoque la découverte du cadavre de l’héroïne lynchienne. Cette montée puis cette descente immédiate, propre à la logique érectile, Armand la répétera avec d’autres. Voilà ce qu’il reste des rapports entre les hommes et les femmes : des Alice inanimées renvoyées à leur terrier, se fracassant contre le bitume du parking au lieu de finir dans une benne à ordure. Ces héroïnes échappées d’on ne sait quel polar finissent dans un même caveau, qui n’a d’autre horizon que de déborder. Lorsque la police découvre une des victimes enterrée près d’une tombe, elle discerne après coup la dépouille de Gloria cachée dessous. La mort n’empêche pas Patricia Mazuy d’assembler ces destins tragiques, de les réunir pour mieux les pleurer.
Bowling Saturne traite de la façon qu’ont les hommes de gérer leur affaire, et comment la fierté, l’orgueil et la violence prennent le pas au moment où celle-ci leur glisse entre les doigts. Bien que Armand empile les cadavres comme son père les trophées de chasse, Guillaume n’oppose que très peu de résistance à cette entreprise pourrie qu’il ne soupçonne pas et sur laquelle il enquête pourtant. Il s’assure avant tout que son frère fasse les choses comme il l’entend. Que cela soit dehors ou à l’intérieur du bowling, il est inconsciemment le gardien de rites virilistes et primitifs. Quand Armand s’oppose aux chasseurs, qui pensent pouvoir garder leurs habitudes dans leur repère, Guillaume joue les gros bras, rappelle qu’il reste le propriétaire. Tandis que son cadet est prêt à leur faire payer leur traditionnel dîner privé, il s’y oppose fermement et refuse que ces « amis de la famille » soient mis à la marge. Cette manière de gonfler le torse n’est pas uniquement circonscrite à Saturne, dont les couleurs rouges et bleus ne cessent de le poursuivre à travers son gyrophare.
Lors de l’intervention de Guillaume au siège d’une ONG de défense des félins, une anthropologue, Xan (Y-Lan Lucas), est tenue en joue par Jean-Luc (Frédéric Van Den Driessche), ami de son père. Après avoir évacué l’individu, bien amoché par l’alcool, Guillaume insiste pour que la victime ne porte pas plainte. Ce besoin plus ou moins affiché de préserver l’institution, de ne pas faire de vagues, n’efface en rien les fondements macabres de cet héritage, tout comme dans Saint-Cyr la construction de l’école sur un marais la prédestinait à son destin funeste.
Que se passe-t-il lorsque son affaire (l’enquête criminelle, la tambouille policière) lui échappe ? Il se retrouve face à son propre abîme et s’y engouffre, à l’image de cette séquence où il retourne sur la tombe de son père, et finit par se contorsionner dans tous les sens pour arracher une jeune pousse qui s’est infiltrée sur la stèle. Du tombeau au berceau paternel il n’y a qu’un pas. Pour se donner l’impression de sauver son commerce, il retourne au bowling et vire Armand, avant de finir ivre auprès des mâles en rut. Et c’est une femme, Xan, véritable résistante à travers ses actions coup de poing, qui devra venir le chercher, tel un enfant. Cette perte de contrôle et cette logique d’impunité, qui entre en résonance avec les affaires Me too de ces dernières années, sont amplifiées par un événement parallèle aux meurtres.
Dans son commissariat en travaux (écho de l’appartement), qui ressemble plus à un immense cabinet d’avocats, Guillaume vit sa routine policière (plutôt éloignée de celle des gendarmes pieds nickelés de Paul Sanchez est revenu !) et s’autorise quelques écarts érotiques (scène de baiser, indécente, sur le bureau avec Xan). Il y reçoit la visite d’une mère paniquée par sa fille isolée et possiblement harcelée, qu’il renvoie vers psychologues et psychiatres, s’intéressant à peine à son histoire. Mais il est trop tard, l’adolescente s’est défenestrée, tête éclatée qui résonne avec les crânes fracassés par Armand. Le regard perçant de la mère, qui se trouve à quelques mètres du corps, renvoie Guillaume à son inertie et donne une voix à la victime, empêchant Bowling Saturne de se fourvoyer dans le délire meurtrier ou le pastiche ironique.
Les hommes sont des bêtes, la métaphore est limpide. Ils forment une meute qui se galvanise et s’étourdit de ses propres dispositifs : Armand et ses assassinats routiniers (séduire au bord des pistes, monter faire l’amour, balancer le corps par le conduit), les chasseurs et leur repas (films de vacances qui relatent leurs exploits en Afrique, chants guerriers à l’unisson). Quand on lui demande à qui est le chien (berger au pelage noir, peut-être un autre bâtard), Guillaume répond qu’il est au bowling. Mais le chien n’a pas l’air de consentir à ces glorifications putrides et à ces démonstrations de force.
Lors du meurtre de Gloria, il se met à aboyer au moment où la bestialité laisse la place à la barbarie, tout comme c’est lui qui met Guillaume sur la piste des cadavres, ne pouvant plus se taire. Jean-Luc Godard expliquait il y a un an à Médiapart que « les chiens si vous les regardez, ils ont tout dans le regard. Nous, on n’a rien dans le regard. […] Vous me regardez, je vous regarde mais on n’exprime rien ». Comme l’œil bovin inaugural de Peaux de vaches, dans lequel se reflétait l’incendie provoqué par deux frères ivres, le canidé est témoin de comportements qu’il répudie. Face à ce dégommage permanent, palpite ce contre-point animal, ainsi que celui des victimes, à travers le visage de Gloria qui vit jusqu’au bout (« la vie vivante », comme le dit Mazuy en reprenant Dostoïevski). Cette vie qui s’accroche, en dépit des coups qui pleuvent et des cadavres qui chutent, est l’antidote aux combats de cornes qui se sont établis dans le ventre de Saturne.
Bowling Saturne de Patricia Mazuy, en salle le 26 octobre 2022.