L’architecture a-t-elle un genre ? – à propos de la Biennale du Frac-Centre-Val de Loire
Avec cette troisième édition, la Biennale d’Art et d’Architecture du Frac Centre-Val de Loire, intitulée Infinie Liberté et sous-titrée Un Monde pour une démocratie féministe, ses commissaires[1] initient, jusqu’à la fin de l’année 2022, une forte dynamique artistique et architecturale, au surplus urbaine en ce qui regarde l’énergie esthétique insufflée à la ville de Vierzon.
Le Frac Centre-Val-de-Loire peut ainsi s’honorer d’avoir mis en scène et en œuvre le thème très actuel et pertinent de la démocratie féministe exploré aussi à l’INA, à Arles ou à Saint-Ouen[2], etc., mais dans le cadre de la vivification de friches et lieux urbains. L’articulation de ces deux dimensions s’y opère au profit d’un espace public à redéployer autour de questions centrales des démocraties contemporaines, grâce à 60 œuvres disposées dans la ville impliquant les habitantes et les habitants.
La ville choisie pour cette Biennale s’accorde à la fois aux missions de maillage territorial des Frac et aux souhaits de rénovation urbaine promus par la ville de Vierzon, représentée par Corinne Ollivier, sa première femme maire. Néanmoins, ce choix a requis de surmonter le Vierzon bashing (le dénigrement collectif de l’objet, par ignorance ou défoulement) aussitôt propagé, une fois le nom de la ville arrêté pour cette Biennale, par quelques critiques, lequel ne vaut guère mieux que les fake news qui surchargent la société. Les thèmes favoris de ce bashing : pourquoi une telle Biennale à Vierzon, pourquoi déplacer la Biennale à laquelle on était habitué (Orléans) vers une autre ville, pourquoi dépouiller Paris de ses prérogatives imposées par la domination de l’État centralisé, etc. ? En un mot, en début de projet, l’idée de cette Biennale, quant à son organisation et sa localisation, s’est heurtée à un concentré de préjugés formatés aux villes des années 1950 et à leur déclin par fait de désindustrialisation et de « montée » du chômage.
Or, du point de vue urbain, la Biennale s’est au contraire installée dans l’actualité de cette ville à partir d’un Frac agissant en sa qualité d’institution de diffusion et de sensibilisation à l’art contemporain à l’échelle régionale. Ce qui ne nous rassure pourtant pas, c’est que ce genre de déni a déjà été constaté lors d’autres projets de même type, à Decazeville, Nevers ou Saint-Étienne suite à des appréciations plus ou moins caricaturales. À Saint-Étienne, par exemple, un article du Monde de décembre 2014 a heureusement provoqué de nombreuses réactions des édiles, universitaires et acteurs économiques pointant le même regard biaisé, évocateur d’ambiances qui renvoyaient plus aux villes industrielles du XIXème siècle qu’au Saint-Étienne contemporain et à ses efforts pour se transformer.
Vierzon n’est pas plus une ville de la désolation et de la dégradation de ses bâtiments, même si elle se trouve en butte à de nombreux problèmes sociaux et industriels. Du moins la Biennale y met-elle au jour des forces qui se retournent contre ces préjugés, déplacent les envies de dark tourism dans les friches industrielles et réactualisent la conception de la « beauté » d’une ville en expérimentation permanente.
Du point de vue thématique, l’initiative de conduire, dans cette ville, une Biennale féminine et féministe déployée par des œuvres pensées avec les associations locales et les habitantes et habitants de la Communauté de communes Vierzon-Sologne-Berry, a pris de l’ampleur au fur et à mesure de sa réalisation. Des conférences préalables, au Frac Centre-Val de Loire (Orléans), ont brossé l’envergure d’un thème désormais incontournable. La sociologue Marie-Cécile Naves[3] a été invitée à en délimiter les enjeux, comme la réalisatrice Ovidie[4] est venue parler de féminisme et sexualité, et la journaliste Rokhaya Diallo[5] d’égalité raciale. Ces deux dernières sont à nouveau incluses dans la Biennale pour des projections et des conférences, aux côtés de nombreuses autres autrices, réalisatrices ou praticiennes de l’architecture (Shab), danseuses (Habibitch), mais aussi réalisateurs locaux (Dorian Degoutte) propageant les discussions sur la normativité des corps dans l’hétéro-patriarcat blanc ou sur un territoire en transition.
Cela étant, outre les œuvres individuellement approchables, ce qui est central dans une telle Biennale, c’est le parcours d’un lieu d’exposition et de débat à un autre. Ce parcours est sans obstacle au cœur d’une ville qui rassemble un château, une église, un jardin de mairie Art nouveau et un canal, une friche industrielle qui mérite attention et rénovation (construite selon le procédé Hennebique avec armature à la manière d’Eiffel) et des places réaménagées offrant de nombreux lieux d’exposition, au-delà même de l’événement. Grâce à lui, ce thème féminin et féministe, qui communique son élan à la Biennale, s’éclaire puisqu’on peut prendre le temps de réfléchir aux propositions au fur et à mesure de la visite de ses trois lieux forts – L’utopie des territoires (œuvres d’artistes et architectes), Le monde bâti des femmes (des productions d’architectes femmes) et Le Tiers féminisme (forum de discussion et de réflexion). Et en réfléchissant, il est possible de réfracter, au contact des œuvres successives, les interrogations, les promesses et les règles du jeu ouvertes ainsi sur notre avenir.
Du point de vue esthétique, les visiteur(e)s ne sont pas renvoyé(e)s une nouvelle fois à l’idéologie de l’œuvre qui illumine soudain une Cause et convertit à une nouvelle dimension des existences qui serait cette fois et par miracle absente de domination et d’exclusion ! Ils sont propulsés plutôt au sein de démarches de protestation esthétique qui s’étagent dans la ville, en agençant, d’un lieu à un autre, des éléments qui, au terme du parcours, concrétisent les problèmes soulevés et les perspectives d’une délivrance objective des femmes et des hommes engendrée par la notion de démocratie féministe. Ils sont conduits à déployer une attention aiguë à la diversité des événements simultanés. Et sont conviés à en discuter, ne serait-ce qu’en s’installant dans l’œuvre de Sophie Berthelier et Véronique Descharrières, Le Lieu des savoirs, dressée au centre de la friche industrielle, sous forme d’hémicycle éphémère.
Produites à cette occasion par une cinquantaine de femmes artistes et architectes exclusivement, croisant des horizons internationaux (France, Espagne, Tunisie, Albanie, Luxembourg…), des liens intergénérationnels et multiculturels, voire par des étudiantes d’École d’art (Orléans, Bourges, École polytechnique de Valence) ou avec des membres d’association locales (La mémoire industrielle, Vierzon-cinéma), les œuvres présentées, dont certaines pensées au plus près des habitantes et habitants de Vierzon (par exemple, Foyer, ces aiguilles agrandies des ouvrières de la confection de Vierzon, conçues par Laure Tixier, devenue œuvre pérenne sur l’esplanade du musée), et quelques-unes, commandées en amont et entrées désormais dans la collection publique du Frac Centre-Val-de-Loire, ne se contentent pas de valoriser un simple rééquilibrage salvateur entre femmes et hommes, lequel maintiendrait les femmes entre exploitation et protection.
La question est revenue légitimement de savoir ce qu’il y a de féminin ou de masculin en architecture.
Dans la mesure où elles ne sont pas enrôlées dans le thème sans une nécessité inhérente à la ligne de travail des artistes, elles promeuvent un refus des hégémonies en célébrant la diversité, et en introduisant des fissures dans les rapports hommes-femmes, mais aussi dans les rapports à la nature, qui laissent place à de multiples façons d’être au monde, condition pour que la démocratie féministe ne se substitue pas symétriquement à la démocratie masculine, mais soit motrice dans l’invention de mondes différents sans que ses forces puissent être récupérées comme idéologie.
C’est l’architecte autrichienne Anna Heringer, marraine de la manifestation, qui a accrédité en public le ton voulu pour cette Biennale. Dans un débat d’ouverture, auquel assistaient des étudiants de l’école municipale d’art, et qui en amorçait plusieurs autres annoncés dans le programme diffusé, elle a souligné, en tant qu’architecte, qu’il est temps, dans ce domaine, de décevoir les attentes de beautés technologiques diffusées dans les Biennales High Tech.
Il est aisé de remarquer que dans les conquêtes techniques, si on construit des pièces pour toutes sortes de fins (travailler, se marier, apprendre, et ainsi de suite), le territoire proprement féminin de l’accouchement, par exemple, est resté un territoire inexploré du paysage architectural, quand il n’est pas envisagé uniquement par des hommes.
Partant de ce constat, après avoir intégré une équipe d’architecte, elle s’est vite assignée (et a vite assigné à ses collaborateurs) l’idée qu’il fallait désormais apprendre à « donner plus de place à l’élément féminin dans notre société », et cesser de laisser les lieux à la seule imagination des hommes. En ce sens, affirme-t-elle : « être femme est une façon de penser ». Cet aspect de l’architecture est d’autant plus négligé que les femmes architectes doivent s’imposer dans un milieu d’hommes et face à des clients qui s’attendent à rencontrer des hommes tout en adhérant à cette curieuse équation : architecture = construction = force = homme.
Se présenter en femme dans ce domaine n’est donc pas simple, mais en changer plus globalement les perspectives non plus. Encore aucune des artistes et architectes engagées dans la Biennale ne sont-elles atteintes de ressentiment. Plus elles donnent aux visiteurs, plus elles montrent qu’on en a fini avec les bons sentiments et qu’il est possible de cultiver autre chose, réclamant de leur part une attention qui pourrait susciter une attention plus grande encore à toute la société.
Ce premier débat autour de ces questions de démocratie féministe, via les arts et l’architecture, n’a cependant pas été sans ambiguïté. En dehors de l’évocation maladroite de l’origine de l’architecture dans l’utérus, cette vieille facilité pseudo-psychanalytique, la question est revenue légitimement de savoir ce qu’il y a de féminin ou de masculin en architecture. L’architecture a-t-elle un genre ? En tout cas, le travail architectural en a bien un lorsque les femmes en sont exclues, les équipes d’élaboration sont le plus souvent mâles, blanches et occidentales, à l’heure où l’on devrait au moins rechercher des coopérations, des diversités, et se frotter aux différentes cultures en frappant mortellement les unilatéralismes. Il n’est plus possible d’opposer non plus le féminin et le masculin, comme on opposait jadis le doux et le dur, le toucher et le visuel, le sensoriel et le réfléchi.
L’impulsion globale donnée à cette Biennale par Abdelkader Damani, le directeur du Frac Centre-Val-de-Loire, grâce à sa nouvelle orientation – consacrer le Frac à la démocratie féministe et les Biennales à venir à cette question et au travail artistique et architectural des femmes – n’opère pas seulement un changement de la politique de programmation de cette institution publique, vouant celle-ci à présenter seulement « quelque chose de mieux » qu’auparavant. Elle exerce surtout une grande influence sur les débats nécessaires autour de la pensée architecturale et artistique dans tous ses états.
Gageons que la rencontre du féminisme moteur dans la démocratie, de la ville de Vierzon et des artistes et/ou architectes engagées dans le jeu du questionnement de nos manières de vivre ensemble, saura en sortir quelques-un(e)s de ces impasses.
Il suffit à cet égard de fréquenter, dans la Biennale, les architectures collaboratives (Gabrielle Printz, Virginai Black, Rosana Elkhatib) ou les sculptures autour des personnalités féminines de résistance (Hanna Kokolo) voire de se retrouver pour en discuter au sein du Dôme de cohabitation (Takk) ou de Archipelago (Maria Mallo Zurdo), cette œuvre bien nommée pour signifier la possibilité d’une modalité sociale articulant l’accord et le désaccord dans des liens ouverts entre les participants de tout archipel.
La Biennale d’Art et d’Architecture du Frac Centre-Val de Loire, Infinie liberté, un monde pour une démocratie féministe est présentée à Vierzon jusqu’au 1er janvier 2023