Litttérature

Conjurer l’oubli – sur Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon

Écrivain

C’est par le biais d’un texte de commande de la collection « Ma nuit au musée » que Lola Lafon, en choisissant la maison d’Anne Frank comme objet littéraire, s’approche de ses propres fantômes, ceux de sa famille ou de ses amis, tout en respectant leur mystère. Le lecteur familier de son œuvre trouvera des liens de parenté entre Anne Frank et toutes ces jeunes filles invisibilisées qu’évoquent l’autrice dans ces autres ouvrages. Ainsi, Quand tu écouteras cette chanson relève d’un double enjeu : celui visant à restituer une parole confisquée et celui de la quête personnelle.

Lorsque Alina Gurdiel, la directrice de la très belle collection « Ma nuit au musée », qui propose aux écrivains de faire le récit d’une nuit passée en solitaire dans un musée de leur choix, a sollicité Lola Lafon, l’autrice a opté pour la maison Anne Frank à Amsterdam.

publicité

Là, la jeune fille juive vécut avec sa famille recluse dans l’Annexe, une cachette dissimulée derrière une bibliothèque, et écrivit son journal jusqu’à ce qu’elle soit dénoncée et déportée.

Pourquoi un tel endroit alors que les merveilles du Louvre, d’Orsay ou de la National Gallery s’offraient à elle ? Elle ne le savait pas encore : « ce projet d’écriture est un désir que je ne comprends pas moi-même ». Probablement parce que cette idée a surgi des profondeurs de l’inconscient, comme une évidence, un impératif : « Une nuit d’avril, deux syllabes que je prononce, peut-être dans mon sommeil, surgissent de l’enfance. Anne. Frank (…) Son nom s’impose à la nuit ». Lola Lafon ne sait pas précisément mais elle a l’intuition que quelque chose dans cette histoire l’appelle, quelque chose qui lui parle d’elle. Bien sûr, le lecteur familier de son œuvre trouvera une parenté entre la petite fille juive au célèbre Journal et les héroïnes qui peuplent ses romans comme Nadia Comaneci (La petite communiste qui ne souriait jamais, Actes Sud, 2014) ou Patricia Hearst (Mercy, Mary, Patty, Actes Sud, 2017), cette jeune Américaine enlevée par un groupe terroriste d’extrême gauche et qui s’est ralliée à la cause de ses ravisseurs. Toutes ces jeunes filles ont été réduites au silence, invisibilisées ou ont vu leurs propos réécrits.

C’est aussi le cas d’Anne Franck dont la réalité de la vie et de la parole s’estompe devant la légende tant chacun se croit autorisé à se l’approprier : « il y a tant d’amour, tellement d’amour autour d’elle, un amour fou, dévorant, qui autorise les prétendants à parler pour celle qu’ils disent aimer, plus fort qu’elle, à sa place ». Là réside le premier intérêt de ce roman fascinant : retrouver l’autrice derrière l’icône, chercher le visage au-delà des images créées par la société du spectacle, au-delà de ce que ses admirateurs ou les négationnistes en ont fait, au-delà aussi de ce que nous lecteurs avons projeté sur elle : « Anne Frank, que tout le monde connaît tant qu’il n’en sait pas grand-chose. Une image, celle d’une pâle jeune fille aux cheveux sagement retenus d’une barrette, assise à son petit secrétaire, un stylo à la main. Un symbole de quoi ? De l’adolescence ? de la Shoah ? de l’écriture ? ». Mais comment approcher la vraie Anne Frank ? En revenant à son texte et au travail d’écriture dont il fut l’objet, en nous montrant une adolescente lucide, caustique, loin du cliché consensuel de la petite fille modèle sainte et martyre.

Et en revenant aux faits et aux conditions de production du Journal. Anne Frank a émigré avec sa famille aux Pays-Bas, où son père Otto Frank, un Juif libéral directeur d’une petite entreprise, espérait échapper au nazisme montant en Allemagne. En 1942, pour son treizième anniversaire, elle reçoit un journal intime. Quand la famille passe à la clandestinité, se terrant dans l’Annexe, ce petit appartement au-dessus des locaux de l’entreprise d’Otto, Anne Franck commence à y consacrer plus de temps. En mars 1944, elle entend à la radio clandestine le ministre néerlandais exilé à Londres, Gerrit Bolkestein appeler la population à conserver les lettres, journaux intimes, et tout autre document portant sur la guerre, afin de constituer des preuves de ce qu’ont vécu les Néerlandais sous l’occupation nazie.

Avec cet appel, la jeune fille modifie radicalement son projet pour en faire un livre. Loin d’être un témoignage brut, le journal est une œuvre d’auteur, c’est-à-dire un texte qui n’est plus pour elle seule mais pour un lectorat et qui, pour cela, a fait l’objet d’une réécriture avec des coupes, un travail sur la langue, des réagencements : « Anne Frank n’est plus seulement une jeune fille qui tient un journal, toutes ses décisions sont celles d’une autrice qui pense à ses futurs lecteurs ». Et son père, seul survivant de la famille, a réalisé un véritable travail d’éditeur en reconstituant à partir de cahiers et de feuilles volantes un texte cohérent.

Commence alors le saccage. Les premières éditions édulcorent le texte, supprimant les passages sexuels ou pouvant heurter les Allemands. Eleanor Roosevelt dans un avant-propos à une édition américaine loue « la noblesse de l’esprit humain » et « s’émeut de ce message d’espoir ». Oui, Anne Frank parle de la « bonté innée des hommes » mais elle écrit aussi « Il y a tout simplement chez les hommes un besoin de ravager, un besoin de frapper à mort, d’assassiner et de s’enivrer de violence ».

L’outrage fait à Anne Frank n’est pas terminé. Tordue et affadie par ces usines à mythes que sont Broadway et Hollywood, son histoire se transforme en une pièce agréable et amusante destinée à distraire le public new yorkais. Mais c’est sans doute au cinéma que l’image d’Anne a été la plus pervertie : la Century Fox gomme sa judéité pour faire de sa vie une bluette à la fin heureuse. « Anne Frank vénérée et piétinée » s’indigne Lola Lafon. Quelle ignorance, quelle cupidité, quelles complicités a-t-il fallu pour en arriver à d’aussi désastreux contresens ? On pense à cette phrase de Guy Debord :« Ce que le spectacle a pris de la réalité il faut le lui reprendre. Les expropriateurs spectaculaires doivent à leur tour être expropriés ». À la légende sucrée, Lola Lafon oppose les mots irrévérencieux de la jeune fille qui a déjà tout compris de la violence des hommes.

Certains auteurs écrivent leurs blessures sans détours ni ambages, d’autres ont besoin d’un pas de côté, d’une médiation pour affronter leurs ombres.

L’enjeu littéraire et historique visant à restituer une parole confisquée se double d’une quête personnelle. Car chercher les traces d’Anne Frank a également permis à l’autrice d’affronter sa propre histoire familiale, celle de ses grands-parents maternels juifs d’origine biélorusse et polonaise qui ont échappé aux camps, celle de sa mère qui fut une enfant cachée pendant la guerre, celle des trois sœurs de son grand-père mortes en déportation. Plus jeune, elle a soigneusement évité les films, les livres sur la Shoah : « Je suis celle qui, depuis l’adolescence, détourne les yeux ». Parce qu’elle voulait à tout prix être « normale », elle rêvait d’une grande famille où toutes les générations seraient réunies. Or dans la sienne les arbres généalogiques sont « arrachés, brûlés, calcinés ».

Alors la future romancière choisit la légèreté et préfère « danser pour ne pas entendre la rumeur qui flottait ». Peut-être qu’il faut du temps pour se confronter à l’abîme, pour rompre le silence familial ; mais ce qu’on tait s’exprime toujours d’une manière ou d’une autre dans les générations suivantes : « Ce « quelque chose » que les survivants n’ont pas pu raconter, les enfants et leurs petits enfants l’ont entendu ». La parole réprimée se fait symptôme. Pour Lola Lafon ce sont des troubles alimentaires : « L’anorexie, je crois, est une promesse de fidélité faite à des absents. L’anorexie est, je crois, la langue que parlent celles qui héritent de récits silencieux ». Bien des années plus tard, Anne Frank lui permet de retisser le fil de l’histoire familiale. Comme elle le pressentait, Lola Lafon n’a pas choisi cet endroit par hasard : « C’est elle, Ida Goldman, la raison de ma nuit dans l’Annexe » finit-elle par comprendre. Et le souvenir de la médaille frappée du portrait d’Anne Frank offert par Ida Goldman, sa grand-mère, resurgit dans la nuit. En lui faisant ce cadeau, son aïeule lui ordonne : « n’oublie pas ». Avec Quand tu écouteras cette chanson, la promesse est tenue et la boucle est bouclée.

Pas tout à fait en fait car cette nuit dans l’Annexe est propice aux réminiscences : un autre fantôme surgit alors que Lola Lafon repousse le moment d’entrer dans la chambre d’Anne. L’autrice parcourt le musée, observe par la porte entrebâillée les photos d’actrices scintillantes que la jeune fille admirait mais n’ose pas entrer. « Il m’a ouvert la porte de la chambre d’Anne Frank : Lui, c’est Charles Chea, un jeune garçon cambodgien avec qui Lola Lafon a entretenu une correspondance quand elle était petite fille. Il est mort à quinze ans, assassiné par les Khmers. Tissant le fil d’une mémoire aussi intime qu’universelle, Lola Lafon convie les ombres de défunts que la barbarie a précocement arraché à la vie et les rassemble dans ce livre-tombeau : « Que le jeune homme lui soit une présence amicale, au travers des années qui les séparent ».

Certains auteurs écrivent leurs blessures sans détours ni ambages, d’autres ont besoin d’un pas de côté, d’une médiation pour affronter leurs ombres. C’est par le biais d’un texte de commande que Lola Lafon s’approche de ses propres fantômes, ceux de sa famille ou de ses amis, tout en respectant leur mystère. Avec une grande sobriété de moyens – la langue de Lola Lafon est presque totalement dépourvue de figures de style -, les phrases sont posées, une à une, dépouillées, déterminées. L’auteur pèse chaque mot et fait preuve d’une précision extrême jusque dans la typographie – elle utilise l’italique et les guillemets pour attirer l’attention ou moduler la voix. Et en racontant Anne Frank, en racontant sa famille, en racontant Charles Chea, Lola Lafon éprouve la puissance de la littérature qui sauve de l’oubli, qui sauve tout court : « Ils n’ont pas disparu. Ils sont là, les absents. Ils persistent et la trace que laisse leur absence est une question ».

Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon, Stock, 180 p.


Stéphanie Dupays

Écrivain

Rayonnages

LivresLittérature

Singulier journalisme japonais

Par

La série Tokyo Vice, produite par HBO, est disponible en France sur Canal+ depuis la rentrée. Cette plongée dans le monde de la pègre tokyoïte à partir des enquêtes d’un journaliste immigré au Japon est... lire plus