De la fiction et du rêve – sur Una imagen interior d’El Conde de Torrefiel
…FICTION ARTIFICE PARTITION HAUTS-PARLEURS LUMIÈRES CHOIX POINT DE VUE SCÈNE ATTENTION PERSPECTIVE FRONTIÈRE PUBLIC ÉVÉNEMENT NOIR LOGIQUE MOUVEMENT SURPRISE COMPOSITION AUTOMNE SILENCE QUESTION PLACE PONTOISE COMMENCER TECHNICIENS…
Ça commence par des mots, une longue série de mots en lien avec le théâtre mais que l’on peut aussi entendre autrement, dans le sens qu’ils prennent hors de ses murs, comme s’il s’agissait, dès les premières minutes du spectacle, de désigner le rituel auquel nous sommes en train d’assister tout en en manifestant l’ambiguïté, le caractère impur et mélangé.
Puis ces mots deviennent des phrases, de toutes sortes et registres : descriptions, commentaires, micro-récits, théories, monologues intérieurs, conversations, etc. Diffusées sur un écran sous le cadre de scène, elles accompagneront tout le spectacle, sans jamais s’y relier de manière univoque. Elles constituent un ordre propre qui à la fois décrit ce qui sur scène ne peut se dire – les images scéniques sont muettes – et s’en abstrait. L’expérience est de dissociation entre les paramètres d’un art qui a plutôt tendance à travailler la redondance et la composition. Il faut apprendre à décorréler puis à corréler autrement ce que l’on voit et ce que l’on lit.
El Conde de Torrefiel est coutumier de ce travail dissociatif. Un de leurs précédents spectacles, La Plaza (2018), associait à des personnes sans visage déambulant sur une place publique un texte à la deuxième personne projeté sur des parties du décor décrivant les pensées d’un homme passant par là. Il vient d’assister à la fin d’une pièce qui aura duré 365 jours et rentre chez lui. Ses pensées sont sans rapport direct avec ce qui a lieu sur le plateau. Les deux scènes ne correspondent pas, sinon de l’extérieur. Mais on finit par imaginer une relation plus profonde, où le texte dirait ce que le plateau ne peut montrer et où les images scéniques donnent à voir ce que le texte ne peut dire. Dans Una imagen interior, la dissociation est moins radicale mais toujours opérante. La grande différence est qu’un JE prend la place du TU.
J’ai dit que le spectacle commençait avec les mots. C’est faux. Le spectacle commence par un texte qu’il convient de citer intégralement : « Quand une pièce de théâtre commence, tout le public sait que ce qui aura lieu sur scène est faux. Tout ce que l’on va voir est une fiction. Les lumières sont conçues pour renforcer l’artifice. Les corps sur scène se déplacent selon une partition. Les mots prononcés sont scrupuleusement choisis. Tout est mis en scène. »
Cet avertissement n’est pas sans effet sur notre compréhension des mots qui suivent. Le lexique théâtral, en tant qu’il s’applique à tout ou partie du monde hors du théâtre – par exemple CHOIX POINT DE VUE ATTENTION PERSPECTIVE FRONTIÈRE ÉVÉNEMENT MOUVEMENT SURPRISE SILENCE QUESTION – donnerait au spectateur les moyens conceptuels de penser ce monde comme une fiction, c’est-à-dire comme une mise en scène si parfaite qu’elle parvient à se dissimuler comme telle à tous.
L’égrenage des mots terminé, deux techniciens dressent une bâche sur laquelle a été peint ce qui tient à la fois d’un dripping à la Pollock et d’un test de Rorschach monumental. Le texte en surtitres désigne les deux techniciens, décrit leurs gestes et en même temps le regard des spectateurs. Puis, à la manière d’un cartel ou d’un audioguide, commente l’œuvre : il s’agit d’une peinture préhistorique vieille de 45 000 ans exposée au Musée d’histoire naturelle, où vous pouvez la voir si vous payez l’entrée. Et l’on voit en effet quelques personnes traverser la scène, regarder la toile, parler entre elles, une femme fait un selfie, etc., pendant que s’égrène une nouvelle suite de mots en rapport plus ou moins lointains avec la situation présente.
Quand les phrases reprennent leur cours, on apprend que l’œuvre exposée est une reproduction, que l’original est conservé ailleurs, protégé des aléas de l’exposition publique. Puis le texte s’interroge sur le fonctionnement du cerveau, cette machine qui nous fait éprouver devant une œuvre fausse des émotions vraies. Il poursuit en expliquant que cette peinture fut réalisée à une époque où l’ordre humain était très différent du nôtre, où l’on ignorait les fictions qui constituent notre réalité : religion, nation, identité, argent. Cette œuvre, peut-on lire, n’a pas de valeur religieuse ou symbolique. Elle est l’expression d’une « émotion antique devant le mystère et la joie d’être en vie ». C’est alors que le JE entre en scène.
Rétrospectivement, l’intégralité du texte peut être lu comme un long monologue intérieur qui oscille entre descriptions de ce qui se passe sur scène – une voix quasi-omnisciente dans la mesure où elle décrit aussi ce que l’on ne voit pas, le contenu de l’audioguide, les conversations entre les visiteurs, etc. – et digressions sur le futur (« Que penseront de nous les habitants de l’an 4000 quand ils écouteront notre musique et liront nos histoires ? ») et sur le passé (« J’imagine des personnes primitives en train d’observer le firmament. Nous regardons le même ciel, le même soleil, la même lune. Je pense que la seule chose qui nous sépare vraiment, elles et moi, c’est une interminable accumulation de fictions créées au fil du temps pour nommer, ordonner et soumettre l’existence et calmer ainsi la peur de disparaître. »).
La toile déposée, la scénographie révèle son étrangeté. Entièrement faite de plastique brut, elle présente un décor à la fois rigoureusement homogène et très changeant. Le travail des lumières permet de varier les couleurs, toutes électriques (l’éclairage est à LEDs), du rouge au fuchsia en passant par plusieurs nuances de bleu, du clair au nuit. Dans une ambiance à l’artificialité affirmée, les cinq performeur.se.s vont et viennent au ralenti dans des chorégraphies de plus en plus abstraites, sur des musiques variées qui flirtent avec l’expérimental : noise, rock, ambient et mélodies populaires alternent sans rupture. Una imagen interior est un continuum texto-audio-visuel où chaque ligne est saturée. La musique est constante, le texte abonde et les tableaux s’enchaînent. Ceux qui suivent celui du Musée ne sont pas tous clairement identifiables : un supermarché (traversé par une influenceuse proche de l’idéaltype), un conciliabule de sculptures mobiles qui font penser à des concrétions de viscères, un rituel préhistorique où l’on fait cercle et signes autour d’un objet mystérieux, une scène finale qui boucle le spectacle sur lui-même en donnant à voir le point d’origine de la première scène. L’impression est celle d’une concaténation de morceaux disparates de notre monde, amplifiés jusqu’à la saturation et observés à travers une conscience qui décrit autant qu’elle rêve.
Une impression qui, le supermarché passé, prend la forme d’une nouvelle allégorie de la caverne. Le flux textuel, toujours à la première personne, décrit la réalité qui entoure le JE comme une grande fiction qui contrôle, limite et protège. À la fin de la séquence, la fiction se lève comme un Golem contemporain et dit au JE auquel elle fait face : « Je suis plus réel que toi. » Cette grande fiction, Tanya Beyeler et Pablo Gisbert n’en font pas mystère, est inspirée par les livres du philosophe britannique Mark Fisher (mort en 2017) et particulièrement par sa théorie du « réalisme capitaliste », selon laquelle le capitalisme ne s’est pas seulement constitué en un système économique et politique à l’échelle de la planète mais qu’il a également créé une ontologie qui organise et contrôle l’essentiel de la vie sociale.
Notre réalité, celle dont le JE de la pièce se croit entouré.e et qu’il.elle voit se dresser face à elle, est une fiction, « une interminable accumulation de fictions » qu’il est aussi vain de dénoncer qu’il est impossible de se déprendre. La nouvelle caverne n’est pas le monde sensible mais celui du capitalisme en tant que matrice ontologique et elle prend ici la forme d’un intérieur de plastique brute où déambulent des corps qui semblent sur le point d’échapper à la gravitation. Cette impression de flottement est une des caractéristiques de ce que Tanya Beyeler et Pablo Gisbert appellent l’« ultrafiction » : « […] si la réalité existait d’une manière ou d’une autre, si elle pouvait être illustrée par une image, ce serait celle de la pomme [de Newton] tombant au sol. […] C’est réel. La pomme est attirée par la terre parce que la terre pèse plus que la pomme. Donc pour nous, l’état actuel, celui dans lequel nous vivons serait le contraire. Ce serait comme si les pommes lévitaient, flottaient, volaient constamment et qu’il n’y avait pas de gravité. Ce serait une métaphore de l’ultrafiction dans laquelle nous vivons. Tout est flottant, en lévitation. »[1]
Le théâtre ultrafictionnel est un théâtre critique.
L’ultrafiction est notre réalité. Son extension va bien au-delà de ce que Mark Fisher appelait « réalisme » et qu’il pensait plutôt comme une « ontologie des affaires » (« business ontology »). Le paradoxe est qu’« ultrafiction » est aussi le nom qu’El Conde de Torrefiel donne à ses spectacles. La remarque que j’ai faite au début se renverse. Le rôle de la fiction théâtrale n’est pas (ou pas seulement) de nous faire douter de la réalité du monde, elle est d’ajouter une fiction à une autre, de produire en quelque sorte une fiction au carré, d’ultrafictionner l’[ultra]fiction du monde. Ce qu’elle fait, par exemple, en saturant simultanément tous les paramètres de l’image et en les constituant en lignes semi-autonomes. Au spectateur de relier entre eux les éléments disparates du spectacle et de faire sens du flux sensoriel multimodal et multiforme auquel il est soumis.
Le procédé n’est pas nouveau, on le trouve, dans d’autres configurations scéniques, chez Rodrigo Garcia et Romeo Castellucci. La différence est qu’El Conde de Torrefiel privilégie le malaise au choc, le continuum flottant à la violence de l’image. Ainsi les sculptures viscérales mobiles qui traversent le plateau au milieu du spectacle sont-elles plus étranges que monstrueuses. Leurs mises en scène ne sont pas d’irruption du Réel lacanien (irreprésentable parce que refoulé) au cœur même de la représentation – c’est une des stratégies qu’évoque Mark Fisher contre le réalisme capitaliste[2] – mais de dissociation (et dislocation) lente, progressive.
Le théâtre ultrafictionnel est un théâtre critique. Mais il l’est en un sens plus complexe qu’il ne semble au premier abord. Il ne s’agit pas uniquement de nous confronter à l’absurdité de nos vies et au caractère éminemment artificiel de nos rituels sociaux (même s’il le fait très bien), il s’agit aussi de nous faire rêver. Seul le rêve a la puissance de nous projeter dans d’autres mondes et d’autres temps possibles, non seulement de les imaginer mais de nous y faire vivre. C’est que la critique est moins celle du capitalisme que de sa puissance de conditionnement des esprits et des corps. Le théâtre serait vain et inutile s’il n’était aussi une entreprise concrète de déconditionnement de la fiction ambiante.
Mais reprenons un moment le cours du spectacle. Le JE se met à voir. Le JE devient voyant. « Je vois mes amis dans un endroit que je ne peux définir. Il n’y a pas de maisons, pas de rues, pas de bâtiments. Mes amis parlent et dansent autour d’un feu de joie. » Il ajoute un peu plus tard : « Ce doit être un rêve. » Cette vision-rêve du JE qui s’affiche sous le cadre de scène est simultanément une image scénique. On voit les cinq performeur.se.s faire des signes avec leurs bras puis se mettre en cercle et danser ensemble comme pour une célébration rituelle. Le JE rêve que ces amis sont un « groupe de personnes primitives réunies dans une grotte au bord de la mer ». Celles qui, quelques minutes plus tard, se retrouveront autour d’une toile blanche étalée au sol sur laquelle, un à un, ils projetteront de la peinture.
Ce rêve qui devient la réalité du spectacle et produit la toile qui ouvrira la représentation suivante se veut une alternative à la fiction du réel. À condition que le rêve soit assez fort et consistant pour se prolonger, pour devenir collectif, pour se transformer en fait social. Ce rêve qui fait vaciller la fiction, n’est-ce pas précisément ce qu’ils appellent « une image intérieure » ? Le désir d’El Conde de Torrefiel serait de nous la faire partager, de nous inclure dans leur rêve et de faire en sorte que nous le partagions à notre tour. C’est la part utopique de leur théâtre. Celle qui relève des spectateurs et de ce qu’ils feront de l’expérience.
À la fin du spectacle, le JE imagine ce qui resterait si tout s’effondrait, si théâtre, rues, ville, État disparaissaient. Nous. C’est ce qu’il resterait. Nous « sur une plaine entourée de forêt à quelques kilomètres d’une rivière encore sans nom ».
El Conde de Torrefiel, Una imagen interior, un spectacle qui se déroule du 7 au 10 décembre à la Vilette.