Cinéma

Une mise à distance du réel – sur Les Années Super 8 d’Annie Ernaux et David Ernaux-Briot

Enseignante en littérature

Filmées entre 1972 et 1981, les images des Années Super 8, en salle ce mercredi 14 décembre, ont été filmées par Philippe Ernaux, l’ancien mari (désormais décédé) d’Annie Ernaux ; elles ont été sélectionnées et montées par leur fils David Ernaux-Briot ; elles se déroulent sur un texte composé pour cette occasion par Annie Ernaux, l’autrice analysant cette séquence comme une mise en scène, « un happening familial ».

 « Dans le grésillement du projecteur, se voir pour la première fois marcher, remuer les lèvres, rire muettement sur l’écran déplié dans le living, décontenançait. On s’étonnait de soi, de ses gestes. C’était une sensation neuve, sans doute analogue à celle des gens du XVIIe siècle quand ils s’étaient vus dans un miroir, ou des arrière-grands-parents devant leur premier portrait en photo. On n’osait rien dire de son trouble, préférant regarder les autres, parents, amis, sur l’écran, plus conformes à ce qu’ils étaient déjà pour nous. »
Annie Ernaux, Les Années (Gallimard, 2008), 117-118.

Ces lignes, extraites des Années, disent le sentiment d’étrangeté que procure le fait de se voir évoluer sur un écran pour la première fois. Sentiment qui n’a peut-être plus rien d’inédit en ce vingt-et-unième siècle, mais qui résonne chez les lectrices et lecteurs dont la famille avait fait, dans la deuxième moitié du vingtième siècle, l’acquisition d’une caméra ou d’un caméscope pour filmer des moments de vie familiale.

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La page qui suit cet extrait décrit une séquence filmée : une femme rentre chez elle en soirée, avec ses deux enfants, encombrée des paquets de courses. Tous les trois sont gênés, déplacés dans leurs gestes habituels, par cette caméra qu’ils découvrent dirigée vers eux. Le passage des Années détaille la scène, dans un étirement qui est celui de ce moment suspendu : sont décrits avec précision les vêtements, les gestes et les réactions des trois protagonistes, qui ne savent comment se comporter en présence de la caméra : « Tous trois ne savent pas quoi faire, bougeant bras et jambes, groupés face à la caméra que, accoutumés à la lumière violente, ils regardent. Visiblement ils ne disent rien. On dirait qu’ils posent pour une photo qui n’en finit pas d’être prise. »[1]

Une double étrangeté est mise en lumière dans ces passages : tout d’abord, l’inconfort lié à la présence d’une caméra, qui rend les gestes hasardeux et leur ôte leur spontanéité ; ensuite, l’i


[1] Annie Ernaux, Les Années (Gallimard, 2008), p. 119.

[2] « Avec Annie Ernaux », On aura tout vu, France Inter (10 décembre 2022).

[3] Terme affectueux choisi par Ernaux en dédicace de son deuxième livre, Ce qu’ils disent ou rien (Gallimard, 1977).

[4] Georges Perec, Les Choses (Christian Bourgeois, 1991 [Julliard, 1965]), 9.

[5] Les Années, 119.

[6] Pour une analyse plus détaillée, voir mon ouvrage, Elise Hugueny-Léger Projections de soi : identités et images en mouvement dans l’autofiction (Presses Universitaires de Lyon, 2022).

[7] Pour une analyse des références cinématographiques dans l’œuvre d’Ernaux et leur rôle dans les processus de projection-identification-distanciation, voir Fabien Gris, « La cinémathèque d’Annie Ernaux », dans Robert Kahn, Laurence Macé & Françoise Simonet-Tenant (dir.), Annie Ernaux : l’intertextualité (Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2015), 137-151.

[8] Discours de Prix Nobel (7 octobre 2022).

[9] Annie Ernaux, L’Occupation (Folio, 2003 [Gallimard, 2002]), 21-22.

[10] Annie Ernaux, Mémoire de fille (Gallimard, 2016), 148.

[11] « Mammographie, drill-biopsie du sein, échographie des seins, du foie, de la vésicule, de la vessie, de l’utérus, du cœur, radiographie des poumons, scintigraphie osseuse et cardiaque, IRM des seins, des os, scanner des seins, de l’abdomen et des poumons, tomographie par positrons ou PET-scan. J’en oublie sûrement. » [Note de bas de page figurant dans le texte]

[12] Annie Ernaux, L’Usage de la photo (Folio, 2006 [Gallimard, 2005]), 194.

Élise Hugueny-Léger

Enseignante en littérature

Rayonnages

Cinéma Culture

Notes

[1] Annie Ernaux, Les Années (Gallimard, 2008), p. 119.

[2] « Avec Annie Ernaux », On aura tout vu, France Inter (10 décembre 2022).

[3] Terme affectueux choisi par Ernaux en dédicace de son deuxième livre, Ce qu’ils disent ou rien (Gallimard, 1977).

[4] Georges Perec, Les Choses (Christian Bourgeois, 1991 [Julliard, 1965]), 9.

[5] Les Années, 119.

[6] Pour une analyse plus détaillée, voir mon ouvrage, Elise Hugueny-Léger Projections de soi : identités et images en mouvement dans l’autofiction (Presses Universitaires de Lyon, 2022).

[7] Pour une analyse des références cinématographiques dans l’œuvre d’Ernaux et leur rôle dans les processus de projection-identification-distanciation, voir Fabien Gris, « La cinémathèque d’Annie Ernaux », dans Robert Kahn, Laurence Macé & Françoise Simonet-Tenant (dir.), Annie Ernaux : l’intertextualité (Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2015), 137-151.

[8] Discours de Prix Nobel (7 octobre 2022).

[9] Annie Ernaux, L’Occupation (Folio, 2003 [Gallimard, 2002]), 21-22.

[10] Annie Ernaux, Mémoire de fille (Gallimard, 2016), 148.

[11] « Mammographie, drill-biopsie du sein, échographie des seins, du foie, de la vésicule, de la vessie, de l’utérus, du cœur, radiographie des poumons, scintigraphie osseuse et cardiaque, IRM des seins, des os, scanner des seins, de l’abdomen et des poumons, tomographie par positrons ou PET-scan. J’en oublie sûrement. » [Note de bas de page figurant dans le texte]

[12] Annie Ernaux, L’Usage de la photo (Folio, 2006 [Gallimard, 2005]), 194.