Art contemporain

Sauver la trace –
sur « Humpty/Dumpty » de Cyprien Gaillard

Critique, Philosophe

Les ruines exposées au Palais de Tokyo et à Lafayette Anticipation ont la puissance esthétique de la mélancolie. Les cadenas entassés du pont des Arts, le kitsch désuet d’une horloge monumentale de la fin des années 1970 et les photos d’un Paris mis en chantier pour les Jeux Olympiques dessinent une trame post-apocalyptique qui s’attarde avec brio sur les motifs de la destruction et ses suites, quitte à se complaire dans une esthétisation de l’effondrement, comme pour mieux le mettre à distance.

Les ruines sont à la mode. Comme tout ce qui explore le motif de l’effondrement et de ce qui lui résiste : arts plastiques, cinéma, séries, pratiques de l’exploration urbaine – jusqu’au ruin porn. Se développe depuis quelques années une esthétique dont l’artiste français Cyprien Gaillard est sans doute l’un des représentants les plus emblématiques et les plus doués.

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On pourrait l’appeler post-apocalyptique ou soft-apocalyptique, car c’est sous l’horizon d’une fin du monde qu’elle se situe et s’installe : héritière du romantisme, elle se laisse fasciner par le déclin et les phénomènes de destruction ; à la recherche d’un pittoresque postindustriel, elle exprime une forme de détresse face à un futur inéluctablement catastrophique ; c’est un art certes mélancolique – qui nous fait voir le présent et le futur sous un angle archéologique : comme s’ils étaient déjà morts et ensevelis –, mais qui n’en demeure pas moins séduisant et pop (on pourrait parler de pop archéologie, comme il y a une pop philosophie).

Cyprien Gaillard s’inscrit dans cette esthétique rudérale. Avec Humpty\Dumpty – titre de l’exposition en deux volets et, à l’origine, personnage d’œuf qui, une fois tombé, ne peut retrouver son état originel – l’assemblage de vidéos, photos, installations, ready made de l’artiste – et de ceux qu’il expose – ne cesse là encore de souligner une chose : comme le personnage ovoïde irréversiblement abîmé par sa chute, les êtres, les choses, les œuvres, la nature subissent altérations, modifications et destructions, celles du temps comme celles de l’homme, y compris lorsque celui-ci cherche au contraire à les préserver, à les conserver et à les restaurer.

Le ton est donné dès l’entrée de l’exposition au Palais de Tokyo : à même le sol, de gros sacs de chantier contiennent les cadenas que des milliers de couples de touristes avaient accrochés aux grilles du Pont des arts pour sceller leur amour. Ces love locks devaient symboliser l’indéfectibilité d’un lien ; ils ont dû être défaits en 2018 car leur poids menaçait de faire s’effondrer les rambardes. Restent des tonnes de ferraille à moitié rouillée, entassées dans ces sacs, et sur lesquelles se laissent à peine déchiffrer les prénoms ou les initiales des – anciens ? – amants. Le symbole a fini par s’autodétruire, littéralement sous sa propre lourdeur.

Vulnérabilité de l’amour, vulnérabilité de l’art. Dans la première salle, avec l’installation de l’œuvre de Chirico, Oreste e Pilade (1928), suspendue dans une cage de verre et équipée d’un dispositif de protection et de mesures pour prévenir tout risque d’endommagement, Cyprien Gaillard rappelle ce qu’on a tendance à oublier lorsqu’on visite les musées : les œuvres d’art aussi sont mortelles. Derrière cette vitrine, la peinture et son cadre apparaissent aussi fragiles et périssables que les vestiges architecturaux dont sont constitués les corps des personnages (que des œuvres similaires de Chirico nomment d’ailleurs « les archéologues »). Mais c’est le système de protection lui-même qui finit alors par altérer notre perception de l’œuvre.

En face, dans la vidéo The Lake Arches (2007), tournée au Lac de La Sourderie dans une lumière crépusculaire, la fragilité d’un corps presque nu qui se blesse bêtement en plongeant dans une eau peu profonde contamine les célèbres bâtiments de Bofill qui trônent impassiblement en arrière-fond. On se dit, comme le personnage du roman éponyme de Sebald, Austerlitz, à propos d’une certaine architecture monumentale du XXe siècle (fort de Breendonk, palais de justice de Bruxelles), que « ces constructions surdimensionnées projettent déjà l’ombre de leur destruction et qu’elles sont d’emblée conçues dans la perspective de leur future existence à l’état de ruines ».

Des ruines, Cyprien Gaillard nous en offre sous différentes formes. Ce sont d’abord celles de la cathédrale de Reims, bombardée par l’aviation allemande et dévastée par un incendie le 19 septembre 1914 : deux de ses gargouilles, vomissant encore le plomb du toit fondu, sont ici délicatement suspendues à quelques centimètres au-dessus du sol, telles de paisibles animaux esseulés.

Ce sont ensuite, dans la même salle, celles, plus subtiles, presque imperceptibles, de l’œuvre de Daniel Turner, Eiffel Cable Burnish (2022) : l’artiste américain a récupéré les câbles usés issus de la restauration de la Tour Eiffel pour les concasser en très fines particules et les pulvériser sur les murs blancs.

Ce sont enfin celles qui apparaissent dans le film magnétique Ocean II Ocean (2019) : wagons réformés du métro new-yorkais, largués dans l’Océan Atlantique, coulés, abandonnés dans les fonds marins où ils subiront un lent processus de rouille et de dévoration par les sédiments, sel, sable, coquillages, jusqu’à devenir de véritables récifs artificiels pour la faune et la flore aquatiques. Dans la pénombre du Palais de Tokyo, nimbées du son métallique d’un steeldrum, ces images de poubelle et de métamorphose montrent l’hubris de l’homme pris à son propre jeu.

À l’histoire sociale d’un lieu, d’un bâtiment ou d’un objet, Cyprien Gaillard semble préférer leur dimension esthétique, poétique, métaphorique.

Par contraste, à Lafayette Anticipation, l’atmosphère est plus lumineuse. Et pour cause : la réhabilitation du bâtiment par Rem Koolhass en 2018 permet aux plates-formes amovibles de dégager une grande nef centrale baignée de lumière naturelle. Cyprien Gaillard y a installé une œuvre qu’il a fait réparer et nettoyer, pour, cette fois-ci, déjouer son devenir ruine. Suspendue au milieu de la nef, Le défenseur du temps, immense horloge de 4 mètres de haut et d’une tonne, fut réalisée par Jacques Monestier en 1979 et installée dans le quartier de l’Horloge, près du Centre Pompidou ; à l’arrêt depuis 2003, elle menaçait de s’effondrer sous le poids des quelque 300 kg de fientes de pigeon. L’automate d’or, rappelant Saint-Georges luttant contre le dragon, évoquait alors moins la force d’un gardien du temps que la fragilité d’un être négligé, laissé à l’abandon et aux effets du temps.

Exposée en toute majesté, observable depuis les trois niveaux du bâtiment, son kitsch désuet s’en retrouve sublimé ; la mécanique chorégraphique qui rythme le temps vient heurter par son vacarme l’atmosphère sonore mêlant ironiquement les nappes mélodiques de l’artiste new-yorkais Laaraji et des tubes des années 2000. Sur le sol, sous l’horloge, est négligemment disposé un bloc monolithique d’amiante vitrifié que l’artiste a récupéré après que la matière cancérigène extraite des travaux de rénovation du Palais de la découverte a été chauffée à des températures extrêmes, et ainsi rendue inoffensive.

Pour conjurer le temps et la destruction, on peut donc restaurer, rénover, recycler. Et on le fait parfois avec ferveur, comme à Paris, avec les grands travaux de réaménagement. « Le vieux Paris n’est plus et le nouveau Paris n’est pas encore », écrivait déjà Victor Hugo. Dans les étages du bâtiment réhabilité par Rem Koolhass – qui, à son échelle, transforme aussi Paris – Cyprien Gaillard poursuit la chronique de ces bouleversements urbains avec Frise 1 et 2, compilations d’images des méga-chantiers chaotiques, où pullulent grues, échafaudages, blocs de bétons, destinés à préparer l’accueil des Jeux Olympiques de 2024. L’artiste confie : « J’aime l’idée que nous sommes au moment où Paris fait son bilan entropique. »

Mais que valent ces restaurations, réaménagements, rénovations, réhabilitations, si l’essentiel y est absent et n’y reviendra pas ? Une œuvre pose timidement la question : avec L’Irrestaurable, Pour Gaël (2022), Cyprien Gaillard rend hommage à son ami, mort dans un accident en 2013, et charge alors tous ces lieux d’un irrévocable sentiment de perte.

Ce portrait est d’autant plus touchant qu’il n’y a pas beaucoup de figures humaines dans les œuvres de Cyprien Gaillard. Les espaces qu’il explore et met en scène se retrouvent souvent être de simples décors séparés et dépeuplés, dévitalisés. C’est d’ailleurs ce qui leur confère cette tonalité post-apocalyptique – plutôt hantés que véritablement habités. Dans The Lake Arches (2007), ce ne sont pas les habitants des logements sociaux de Bofill qui sont filmés, mais ces jeunes garçons plongeant dans l’étang ; quand l’un d’eux s’y écorche le nez, on comprend qu’ils ne connaissent pas les lieux mais qu’ils les visitent, tels des touristes urbains, des urbexeurs – ces images sont alors plus proches de Jackass que des films de Wang Bing.

Comme la plupart de ces urbexeurs, Cyprien Gaillard ne semble pas s’intéresser non plus à l’histoire sociale d’un lieu, d’un bâtiment ou d’un objet. Il leur préfère leur dimension esthétique, poétique, métaphorique. L’effet est garanti, mais on pourrait y voir ce que Diane Scott appelle dans Ruine. Invention d’un objet critique, une forme de « pasteurisation de l’histoire » et même y dénoncer avec elle une façon de « couvrir le réel de la misère par un fantasme post-apocalyptique ». Ces images d’un monde presque désert, muet, inhabité, dont seul le bruit des machines vient parfois rompre le silence, pourraient paradoxalement avoir une vertu apaisante. Comme avec le ruin porn, elles permettent de mettre à distance l’effondrement, de l’esthétiser pour le contempler et s’en délecter. Ce faisant, elles y participent donc aussi.

Que faire face à l’inéluctable dépérissement des choses et des êtres ? Il ne restera probablement plus qu’à se recroqueviller, désespérément, comme la mère protège ses enfants dans la sculpture de Käthe Kollwitz (Mutter Mit Zwei Kindern, 1936), que Cyprien Gaillard abandonne à elle-même dans la pénombre du Palais de Tokyo, devant l’immense et fascinant film d’une procession de perruches à Düsseldorf qui, telles de mauvais auspices, ne semblent rien présager de bon.

« Humpty\Dumpty » de Cyprien Gaillard au Palais de Tokyo/Lafayette Anticipation, jusqu’au 8 janvier 2023.

 


Mariane de Douhet

Critique

Cyril Legrand

Philosophe, Enseignant au Lycée européen de Villers-Cotterêts

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