Cinéma

Des limbes et des espaces autres – sur Venez voir de Jonás Trueba

Critique

« Il faut que vous veniez nous voir » est la phrase prononcée par un couple isolé à leurs amis madrilènes, qui ne sont toujours pas « venus voir » leur nouvelle maison à proximité de la ville. Venez voir est en ce sens un parfait film de déconfinement, dans la mesure où son trajet repose sur une forme de libération. ll s’agit de sortir de chez soi et du périmètre réduit auquel on a été assigné, pour se libérer d’une sorte de paralysie collective.

«Il faut que vous veniez voir » demandent Dani (Francesco Carril) et Susana (Irene Escolar) à leurs amis Elena (Istaso Arana) et Guillermo (Vito Sanz) au début du nouveau film de Jonás Trueba, l’auteur d’Eva en août (2020). La phrase sonne d’abord comme une demande un brin assertive et insistante de la part d’un couple isolé à leurs amis madrilènes, qui ne sont toujours pas « venus voir » leur nouvelle maison située à la campagne, à une trentaine de minutes en train de la capitale.

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Mais cette réplique n’est peut-être, au fond, qu’une invitation : à prendre le temps de se retrouver et pourquoi pas, plus loin, de retrouver le monde après plusieurs mois de pandémie, dont la première scène du film, située fin 2020, porte encore les stigmates. Attablés dans le Café Central de Madrid, les quatre personnages semblent en effet aspirés par la performance de Chano Domínguez, jouant une partition au piano composée pendant le confinement et intitulée « Limbo ».

Chaque plan, étiré, se concentre sur le regard, souvent au bord des larmes, de chaque protagoniste. La mise en scène paraît elle-même figée, lancinante et immobilisée, comme bloquée dans les limbes. « Tu es resté dans les limbes » dira justement Elena à Guillermo, une fois revenu dans leur appartement. Ces limbes ne sont pourtant pas seulement autour de Guillermo : elles hantent les deux couples, qui dans la scène du café apparaissaient séparés au montage. Une distance semble effectivement s’être creusée entre eux, d’autant que Dani et Susana en ont profité pour annoncer à leurs amis, non sans appréhension, attendre un enfant pour les prochains mois.

Porté sur « la nature instable et évanescente de nos relations avec les autres », comme l’indique le poème d’Olvido Garcia Valdes récité, en voix-off, lors de la séparation des deux couples après leur soirée au café, Venez voir s’affirme assez rapidement comme un film dont la modestie apparente dissimule, dans le moindre de ses plissements (une ultime note de piano, les phares d’un bus qui irradient l’image, une partition électro-acoustique qui donne au retour au foyer une tonalité plus anxiogène), un appréhension quasi cosmique du « réel », envisagé comme une forme d’absolu à aller chercher, à « aller voir » (cf. la conclusion du film : « Le réel : rien d’autre que le réel. »).

Venez voir est dans cette optique un parfait film de déconfinement, dans la mesure où son trajet repose sur une forme d’extraction, d’une libération passant par un mouvement vers l’extérieur : il s’agit de sortir de chez soi et du périmètre réduit auquel on a été assigné, pour se libérer d’une sorte de paralysie collective. Ce à quoi s’attelait déjà le personnage d’Eva en août, qui suivait dans un Madrid caniculaire un cheminement plus ou moins analogue – celui d’une attention progressive à l’impromptu et à la contingence, à ce qui émerge d’une rencontre ou de retrouvailles, autrement dit à ce qui émane de telle ou telle situation (une visite dans un musée, une soirée dans un bar, une conversation sur un pont, etc.).

Cinéaste de la variation par l’entrecroisement (de ses personnages, qui reviennent d’un film à l’autre, ou de ses motifs favoris, qui se confondent et s’entrechoquent), Jonás Trueba semble avoir trouvé avec Venez voir une manière de condenser, en un court film d’à peine plus d’une heure (1h05), ses thèmes de prédilections. Ces derniers bénéficiaient dans la fresque Qui à part nous (2022), marquée quant à elle par l’irruption de la pandémie en guise de point final, d’un espace gigantesque dans lequel se déployer (le film durait 3h40).

Peu importe le changement drastique de format, tant la mise en scène de l’auteur espagnol apparaît ici plus élastique que jamais, capable comme ses personnages de s’adapter aux circonstances et à la dynamique d’un instant. Sur son lit, aux côtés de Guillermo qui tente de se rassurer quant à sa situation de citadin un brin désenchanté, Elena lit un ouvrage de Peter Sloterdijk, intitulé Tu dois changer ta vie[1]. Dans le plan suivant, après une ellipse de six mois, on retrouve le couple dans un train, en direction de la maison de campagne de leurs amis. Claustration, saut temporel, puis ouverture : la durée, comme l’espace, semble chez Trueba doté d’une grande plasticité.

C’est à ce moment-là, dans ce qui s’avère être le premier grand déplacement du film, que Venez voir dévoile sa ligne directrice. Filmés dans un plan fixe latéral, Elena et Guillermo se tiennent face-à-face. L’ouvrage de Sloterdijk a changé de main (c’est maintenant Guillermo qui le parcourt) et le train sort d’une gare souterraine pour se diriger en pleine campagne, le décor changeant progressivement entre le début et la fin de la scène, de plus en plus solaire.

Une sortie des limbes semble ainsi devoir passer par un glissement de l’obscurité à la lumière, de la fermeture à un horizon plus dégagé, puis par une forme de transmission, en l’occurrence la lecture d’un ouvrage dont le titre, tiré d’un poème de Rainer Maria Rilke (« Car il n’y est point qui ne te voie / Tu dois changer ta vie »)[2], en dit long sur ce qui guide au fond la forme truebienne : le changement, la fluctuation, la permutation.

La suite du film est d’une limpidité exemplaire, avec une forme de légèreté et de modestie toujours en trompe-l’œil : la gaieté des retrouvailles entre les deux couples cache dans un premier temps un fond mortifère et traumatique, qui suinte de quelques échanges doux-amers. La maison de Dani et Susana aurait jadis appartenu à un oncle décédé, tandis que, dans une conversation menée sans leurs compagnons, Elena et Susana évoquent, les yeux humides, la fausse couche douloureuse qu’a subie cette dernière depuis leur entrevue madrilène.

Au sein de ce quatuor, le personnage joué par Istaso Arana, actrice fétiche de Trueba que l’on croise dans quasiment tous ses films, semble toutefois mesurer la douleur qui transparaît de cette journée ensoleillée. « C’est comme si l’on voulait cacher le fait que la nature est ce qu’elle est. Et que parfois elle peut être aussi cruelle. » dit-elle à Susana, bouleversée par la perte de l’enfant qu’elle n’a pas pu avoir. Elena apparaît en effet comme une jeune femme au regard alerte, protagoniste aussi lucide et érudit qu’un peu lunaire (on se souvient de la fin d’Eva en août, où elle apparaissait justement auréolée d’une Lune).

La beauté du cinéma de Trueba tient tout entier dans ce type de scènes où les trajectoires s’entrecroisent et les fils s’entremêlent.

Il en va ainsi dans la séquence – centrale et magnifique – du déjeuner, où les quatre personnages se retrouvent de nouveau face-à-face. La scène fait évidemment écho à celle sur lequel le film s’est ouvert, mais elle en est le reflet inversé. Nous sommes en plein jour quand nous étions en soirée. En campagne plutôt qu’à la ville. Et l’on y mange plus que l’on y boit. Surtout, le temps passé ensemble ne tourne cette fois plus autour d’un attrait pour les limbes – celles qu’interprétait au piano Chano Domínguez en ouverture – mais par les mots de Peter Slotderijk, qu’Elena ne cesse de vouloir citer en dépit de l’air mi-amusé mi-agacé de ses comparses.

Que lit-on, justement, dans Tu dois changer ta vie, et quel rapport avec le cinéma de Trueba, a priori, mais a priori seulement, plus modeste dans sa portée ? Elena commence par lire à voix haute différents fragments situés à la fin de l’ouvrage en question, dans lequel il est écrit que « la plupart de mes nouveaux compatriotes ont beau rester pour moi hors de portée […] j’ai pourtant la mission d’intégrer leur présence réelle à ma réflexion, et ce pour chacune de mes opérations personnelles. »

Elle poursuit : « Une logique coopérative prend la place d’un romantisme de la fraternité. L’humanité devient un concept politique. […] L’idée que les intérêts vitaux communs du plus haut niveau ne peuvent être réalisés qu’à un horizon d’ascèses coopératives universelles doit forcément, tôt ou tard, retrouver une validité. Elle pousse vers une macro-structure des immunisations globales : le co-immunisme. Une structure de ce type porte le nom de civilisation. C’est maintenant ou jamais qu’il faut appréhender les règles de son observance. »

Au-delà des mots, aussi éloquents qu’un peu alambiqués pour les membres de l’attablée, c’est la mise en scène de Trueba qui incarne le mieux (et le plus simplement) cette idée de « logique coopérative » et de « co-immunisme ». Tandis que les deux couples sont au départ encore une fois séparés au montage, n’apparaissant pas dans le même cadre comme dans la première scène du film, le mouvement d’Elena, partie chercher le livre de Sloterdijk avant de le lire debout, derrière Dani et Susana, permet de briser cette démarcation. Le mouvement de sa pensée s’accorde alors avec le mouvement de son corps, qui désamorce la fragmentation initiale des deux couples.

De sorte que, dans le plan suivant, le quatuor mette quelque part en pratique ce qui vient d’être lu : en s’adonnant à une partie de ping-pong, les quatre personnages se retrouvent dans le même cadre et les duos ont changé. Guillermo joue aux côtés de Susana, et Elena aux côtés de Dani, tandis que la trajectoire de la balle de ping-pong, en passant d’un côté puis de l’autre du plan, figure à merveille la dynamique à l’œuvre dans le film : celle d’un échange qui invite à permuter et, par extension, à renouer avec les mouvements et les fluctuations de l’univers.

Le dernier segment du film prolonge cette belle perspective d’ouverture, à partir du moment où le portail de la maison s’ouvre pour laisser les personnages pratiquer, sur un morceau de piano en guise de bande-son, la nature avoisinante. L’occasion de transformer les limbes musicales en paysages lumineux, et de modifier encore une fois la composition des deux duos : au fil de leur balade bucolique, non loin de la voie ferrée par laquelle sont arrivés Elena et Guillermo, les couples reprennent la configuration alternative du match de ping-pong.

Guillermo suit Susana, qui lui suggère de venir les voir plus souvent alors qu’un train en provenance de Madrid vient de passer devant eux ; tandis qu’Elena accompagne Dani, alors équipé d’un appareil photo. Quelque chose de bouleversant se joue ici entre ces derniers. Leurs deux interprètes, Istaso Arana et Francesco Carril, ont déjà vécu une histoire d’amour dans La Reconquista (2016), l’un des précédents films de Trueba. C’est comme si leurs deux personnages se retrouvaient enfin et renouaient avec leur premier émoi de jeunesse (qui se jouait, lui aussi, lors d’une promenade).

Entre les feuillages, Dani s’arrête alors puis se retourne avant de prendre en photo le Mont Abantos. Dans le plan suivant, où le soleil irradie l’image et transforme les deux corps en ombres chinoises, Dani photographie Elena, comme pour cristalliser ce moment où le souvenir d’un autre film vient de rejaillir sous un jour nouveau. La beauté du cinéma de Trueba tient tout entier dans ce type de scènes où les trajectoires s’entrecroisent et les fils s’entremêlent – lorsque l’on ne sait plus qui, des acteurs ou des personnages, de l’environnement réel ou du tournage du film, dicte véritablement ce qui se déploie sous nos yeux.

La filmographie du cinéaste espagnol s’apparente parfois à un réseau, ou plutôt à un fleuve dans lequel viennent se déverser différents ruisseaux formant, au fil du temps, un seul et même courant. D’où peut-être cette scène dans laquelle Elena, cachée dans les fourrés pour uriner, se prend d’un fou rire en regardant vers le hors-champ, où se cache l’équipe du film. Celle-ci sera justement au centre de l’épilogue, un montage d’images silencieuses tournées en Super-8 qui intègre les techniciens et Trueba lui-même à la petite hétérotopie chronique que viennent de façonner, pas à pas, les personnages de Venez voir.

Le tournage d’un film y apparaît en dernière instance comme l’un de ces « espaces autres » dont parlait Michel Foucault[3] : un monde à la fois ouvert et réflexif, en forme de miroir, capable d’inventer sa propre logique au sein d’un univers mobile et changeant. Une utopie matérielle à l’image d’un cinéma aussi sensible qu’intelligent, dont Venez voir serait la synthèse idéale. En témoignent ces mots en guise de conclusion, récités à la toute fin du film par Olvido Garcia Valdes :

« Ressentir. Savoir. »

Et peut-être savoir aller voir pour espérer, enfin, sortir des limbes.

Venez voir de Jonás Trueba, en salle le 4 janvier 2023.


 

[1]Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, trad. Olivier Mannoni, Paris, Libella-Maren Sell 2011, 645 p.

[2]Rainer Maria Rilke, Œuvres II, trad. Jacques Legrand, Paris, Seuil, 1972, p. 227.

[3]Michel Foucault, « Des espaces autres » (1967), Empan, vol. 54, n° 2, 2004.

Corentin Lê

Critique, Rédacteur en chef adjoint de Critikat

Rayonnages

CultureCinéma

Notes

 

[1]Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, trad. Olivier Mannoni, Paris, Libella-Maren Sell 2011, 645 p.

[2]Rainer Maria Rilke, Œuvres II, trad. Jacques Legrand, Paris, Seuil, 1972, p. 227.

[3]Michel Foucault, « Des espaces autres » (1967), Empan, vol. 54, n° 2, 2004.