Art contemporain

Œuvre et document – sur « Renverser ses yeux : autour de l’arte povera »

Critique

L’arte povera a ceci de commun avec l’art minimal qu’il s’en remet à l’essentiel et au simple. Le BAL et le Jeu de Paume présentent, de cette avant-garde qui a cherché à réconcilier l’art et la vie en abolissant la hiérarchie des matériaux et des sujets, une exposition thématique centrée sur les médias. La rencontre entre l’artiste pauvériste et son public va jusqu’au renversement, comme lorsque la pupille du premier, sur l’affiche de l’exposition, se métamorphose en miroir de la rue.

Pour Germano Celant, son idéologue et inventeur, l’arte povera naît, à l’occasion de sa première exposition à Gênes en 1967, moins en réaction au pop art d’un Andy Warhol qu’au minimal art d’un Donald Judd ou d’un Frank Stella. Les trois mouvements partagent pourtant un point de départ commun : une situation de saturation de l’histoire de l’art. Tous les trois expriment « le refus de confier au transcendant et à la cité céleste que sont peinture et sculpture la solution des contradictions de l’existence » (Germano Celant, dans Arte povera, Electa, 1985).

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Le pop art choisit la voie d’une célébration de l’éphémère qu’est la marchandise et de l’hédonisme de la société de consommation. Le minimal art, l’essentialité puritaine de la ligne droite et du cube, qui ne prend tout son sens que dans un nouveau-monde quelque peu oublieux de l’histoire. Face à eux, l’arte povera naît en Italie, le pays peut-être le plus surdéterminé, voire écrasé, par son passé artistique : la tabula rasa n’est pas une option pour les artistes italiens. L’hédonisme consumériste non plus, dans le pays le plus communiste d’Europe de l’Ouest, qui plus est dans une décennie – les années 1960 – d’effervescence insurrectionnelle.

L’arte povera a pourtant ceci de commun avec l’art minimal, qu’il s’en remet à l’essentiel et au simple. Mais il en diffère dans la mesure où l’essentiel est moins cherché dans les formes, que dans les idées. Union de l’art et de la vie, indistinction de l’artiste et de l’individu, convertibilité de l’œuvre et de l’action, totale liberté de création, alchimie des matériaux contraires. Voici en quelque sorte l’unité idéologique et éthique de l’arte povera, qui, pour les registres de l’histoire de l’art, apparaît comme un mouvement éclaté : lancé par le critique d’art Germano Celant à la fin des années 1960, il trouve son précurseur chez Piero Manzoni presque une décennie plus tôt (auquel on peut ajouter, plus lointainement, pour leur travail des matériaux, Alberto Burri et Lucio Fontana), et tolère des épigones officiels jusque dans les années 1990 et 2000. À son plein, l’arte povera est en tout cas un mouvement pluriel, représenté par une vingtaine d’artistes au bas mot, et par autant de pratiques.

Avec l’exposition « Autour de l’arte povera, 1960-1975. Photographie, film, vidéo », le BAL et le Jeu de Paume font de l’image mécanique (photographie, film, vidéo) le fil rouge d’un mouvement qui, quant au matériau, a pourtant fait feu de tout bois. Il pourrait alors s’agir d’une originalité, sinon d’un hapax, dans la réception de l’arte povera, qui est rarement abordé par ce biais. Or, l’originalité se révèle être une lumière particulièrement féconde lorsqu’il s’agit d’exposer un mouvement qui n’a établi aucune hiérarchie entre les pratiques artistiques.

Car, dans sa neutralité, l’image mécanique est en un sens ouverte à toutes les pratiques vernaculaires de l’arte povera (photomontage avec les Tavole zoogeografiche de Claudio Parmiggiani, où des robes de vaches présentent des taches en forme de continents ; performance avec Intelletuale de Fabio Mauri, où l’intégralité de L’évangile selon Matthieu est projetée sur le torse de Pasolini ; land art avec Terra animata de Luca Maria Patella, où une jeune femme prend les mesures d’un champ à l’aide de ses bras ; manifestation, avec Manifestazione di protesta dei terremotati siciliani de Mario Cresci ; installations, ou encore théâtre de rue, etc.), à qui elle sert de support d’enregistrement. Le fil rouge est ainsi un fil d’Ariane.

Mais faire le choix des images photographiques et filmiques pour exposer l’arte povera, c’est aussi exhiber ses œuvres dans leur absence de langage propre. L’arte povera, on l’a vu, cherche à s’écarter du langage saturé de l’art occidental mais il ne dispose pas de la fraîcheur de l’art américain dans le choix des moyens, consuméristes ou minimalistes. La nouveauté de sa proposition, au contraire, passe par la redéfinition de l’idée même de moyen et de matériau : tout fera l’affaire, puisque l’essentiel vient des idées et que la cible, c’est la vie.

Il n’y a plus lieu de distinguer entre des matériaux pauvres et des matériaux nobles, entre des moyens dignes et d’autres indignes, entre la représentation et l’action. L’arte povera a créé autant d’œuvres que de situations. Le mot est, en quelque sorte, à la déconstruction (que Germano Celant appelait de ses vœux) des formes traditionnelles. Quitte à se réapproprier des moyens adverses, voire idéologiquement opposés. Ainsi de l’action de Piero Manzoni, Sculture viventi, où l’artiste appose sa signature sur des sculptures… vivantes, filmée comme un extrait de journal télévisé. Ainsi du cliché Diaframma 8 de Giulo Paolini pris comme la photo volée d’un paparazzi (où l’artiste, flou, est capturé entre une enseigne Alitalia et une voiture de l’époque).

Autrement dit, présenter les choses ainsi, c’est contraindre l’arte povera à se montrer dans son essentiel bricolage, cette créativité infinie à partir de ce qu’il y a sous la main, que les pauvéristes – artistes sauvages – s’approprient ; c’est le bricolage qui consiste à faire de l’art, à chercher du radical ou du transcendant (c’est selon) avec l’alphabet clos des objets communs ou des biens de consommation ; c’est le bricolage d’inventer un langage à soi dans une société scindée entre ses anonymes et ses icônes. De faire des œuvres avec des gestes. Les images que présentent le BAL et le Jeu de Paume, mi-œuvres mi-documents, sont les traces de ces gestes.

L’arte povera se place à la limite entre l’œuvre et la vie, entre le souvenir de l’histoire et le mouvement créateur, entre l’image figée et le reflet animé.

Il y a bien, dans ce bricolage protéiforme, une unité conceptuelle et thématique. Car il y a de l’arte povera là où il y a des miroirs.

La photographie qui donne son affiche à l’exposition, issue de la série Renverser ses propres yeux de Giuseppe Penone, montre l’artiste, beau jeune homme, dans un portrait en très gros plan, qui occupe l’intégralité de l’espace photographique. Dans ses yeux, des lentilles-miroirs lui confèrent un regard lumineux et aveugle. Ils brillent d’une lumière dorée qui renvoie l’image d’une rue ; mais ce sont aussi, de toute évidence, des yeux aveugles. L’artiste apparaît en devin, avec ses caractéristiques classiques de la cécité et de la clairvoyance – bien connue, par exemple, chez le devin des tragédies grecques, Tirésias.

La cécité du modèle-artiste Penone est la condition du miroitement de ce qui l’entoure, mais elle est, du même coup, la privation de sa capacité active de regard : or, le regard, qu’est-ce, sinon ce qui choisit, ce qui isole et identifie, ce qui admire ou rejette (en se détournant) ? Le regard est la manifestation de l’individu qui s’oriente, il est la preuve la plus forte de sa spontanéité ; il est le premier instrument de l’artiste. Une pupille qui se métamorphose en miroir, par conséquent, c’est l’expression d’un renversement de l’activité artistique et créative, qui devient reflet. La condition de l’artiste pauvériste, c’est la perte de son statut d’artiste qui le sépare du reste de la société. Il ne produit pas d’autres images que celles qu’il renvoie : il se reconnaît comme anonyme. Tirésias, dans Œdipe-Roi, n’apparaît-il pas aux côtés du chœur ?

C’est bien ce renversement qui se joue dans les miroirs de Michelangelo Pistoletto, où chaque miroir porte en surimpression une peinture d’après photographie à taille réelle : dans Uomo che guarda un negativo, un homme observe une photographie à peine tirée ; dans Conversazione sacra, trois artistes (Anselmo, Zorio et Penone) sont en pleine discussion. Dans le reflet de ces miroirs, le spectateur devient interlocuteur, participant, artiste, puisqu’il est intégré à leur conversation aussi sacrée que muette et mystérieuse. N’est-on pas conduit à se mettre à la place des artistes eux-mêmes, quand on doit s’imaginer le contenu de leur conversation muette ? Les miroirs de Pistoletto prennent le spectateur par surprise et cherchent à lui apprendre, presque contre son gré, que lui et les artistes font partie du même monde, se confondent et se parlent.

On trouve un autre rapprochement de l’artiste et du spectateur dans la série de Franco Vaccari, Photomatic d’Italia. L’image d’un photomaton, vu de l’extérieur, dans son décor urbain, est associée aux clichés des gens qui s’y sont pris (militaires, ivrognes, enfants amusés, jeunes bourgeois ou prostituées). Chaque photomaton est placé dans une ville différente d’Italie, du Nord au Sud, et cherche à donner une image fidèle en même temps que partielle de l’Italie de l’époque : le fantasme irréalisable de cette série est que l’Italie entière soit capturée par les photomatons, et ainsi documentée. Les anonymes deviennent les protagonistes et les sujets de cette entreprise de documentation automatisée (où ce n’est plus l’artiste qui déclenche la photographie, mais les gens, se mettant ainsi en scène comme ils le désirent). Elle revendique « la photographie comme action, non comme représentation » (comme l’indique le certificat distribué aux participants de la première installation du dispositif, à la Biennale de Venise en 1972).

La rencontre entre public et artiste s’effectue ainsi. Elle va jusqu’au renversement avec Diaframma 8 de Giulo Paolini, photographié en 1965 transportant une toile blanche dans les rues de Turin : passant anonyme et artiste improductif à la fois, il renverse le genre de l’autoportrait d’artiste, où le peintre est souvent montré en train de peindre. La documentation de l’acte artistique sort de son cadre habituel, en sortant du moment de la création, pour s’intéresser cette fois à un moment banal de la vie de l’œuvre – son transport (ou encore son accrochage, dans 1421965, où Paolini est photographié de dos, en train d’accrocher une toile blanche).

Désormais, c’est l’artiste qui se fait spectateur, passant, anonyme, Italien moyen (et non plus le second qui est tiré vers le premier, comme chez Pistoletto). L’ironie est alors redoublée quand, en 1967, D867 montre Paolini à nouveau photographié dans les rues de Turin, transportant cette fois, non plus une toile blanche, mais l’œuvre Diaframma 8.

L’arte povera est un mouvement iconoclaste. Comme ses miroirs, il se place à la limite entre l’œuvre et la vie, entre le souvenir de l’histoire et le mouvement créateur, entre l’image figée et le reflet animé. Le thème du miroir en atteste, le but de l’arte povera est de rejaillir directement sur son spectateur, sans séparation (à la façon de la Base magica – Scultura vivente de Piero Manzoni, où le spectateur peut se métamorphoser en œuvre par l’effet d’un socle vide qui l’invite à monter).

L’arte povera se veut à l’image de la culture européenne, que Germano Celant, en sismographe, décrit ainsi : « Une énorme maison des rêves dans laquelle nuit et jour se mélangent. En elle se jouent quotidiennement des mythologies surréelles, dont les ombres et les figures semblent être composées de suie et de mercure, de gras et de matériaux hors d’usage, d’encres noires et d’huiles incandescentes, où, avec Pistoletto et Anselmo, Kounellis et Fabro, Penone et Zorio, Merz et Prini, Paolini et Marisa Merz, Calzolari et Boetti, les limites entre réel et irréel, entre possible et impossible, entre sacré et profane, entre abstrait et concret, entre saint et maudit, entre pureté et saleté sont mouvantes et incertaines. Il semblerait presque qu’une telle ambiguïté structurelle a contaminé tous les produits culturels qui cherchent à s’affranchir de l’éternel rapport de la création et de la corruption, de la naissance et de la décomposition, de l’impossible et du fantastique. Ainsi l’idée d’attacher la créativité au désastre a-t-elle été l’arme de l’Europe pour se rattacher à la vie contemporaine et la faire triompher sur le passé, tout en l’y maintenant étroitement rivée au moyen d’un inaltérable rapport dialectique » (Arte povera, 1985).

Ainsi parcourt-on les rangs d’une avant-garde qui a cherché à réconcilier l’art et la vie en abolissant la hiérarchie des matériaux et des sujets et qui s’est mesurée au plus grand défi qui s’élève face à l’artiste moderne : que répondre au poids de l’histoire, que dire avec les mots de la tribu, que découvrir dans l’universel reportage ? Les pauvéristes, dont l’art voisine avec le désastre, ont trouvé la réponse et sa mémoire quelque part, entre l’œuvre et le document, et dans la convertibilité qui existe entre l’un et l’autre. Modernes alchimistes.

« Renverser ses yeux. Autour de l’arte povera 1960-1975. Photographie, film, vidéo », BAL & Jeu de Paume, jusqu’au 29 janvier 2023.


Luca Pomioli

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