Cinéma

Opérations chirurgicale – sur De humani corporis fabrica de Castaing-Taylor et Paravel

Philosophe

Pourquoi le cinéma doit-il devenir un traité d’anatomie ? Et pourquoi, au contraire, l’anatomie doit-elle cesser d’être une science purement médicale pour se transformer en une cinématographie de la réalité ? Avec De humani corporis fabrica, Castaing-Taylor et Paravel montrent que nous avons besoin d’une caméra pour comprendre et voir notre humain.

Il existe des œuvres qui, d’un seul geste, parviennent à modifier simultanément le canon esthétique de la discipline artistique qui leur a permis d’être conçues, et la réalité dont elles sont considérées comme un simple miroir. Ce ne sont pas des objets à contempler et à juger, mais des cocons dans lesquels nous acceptons d’entrer parce que nous savons que nous en sortirons non seulement avec des idées ou des opinions différentes, mais à chaque fois, sans échappatoire, avec un autre visage, et surtout avec quelques organes de plus.

publicité

Peu importe qu’il s’agisse d’ailes, d’antennes ou d’yeux : après avoir contemplé ces œuvres, nous serons obligés de passer des jours à comprendre le fonctionnement de ces nouveaux appendices de notre corps et de notre esprit et d’explorer à nouveau le monde à travers eux. Ces œuvres, après tout, ne sont pas de véritables instruments de représentation du réel : ce sont des opérations chirurgicales menées sur la chair vivante du réel, avec le sujet qui contemple et la réalité qui est contemplée.

Le film De humani corporis fabrica, de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, sorti en salles ces dernières semaines après son accueil enthousiaste au Festival de Cannes, n’est pas seulement un exemple éclatant de cette catégorie d’œuvres : il en esquisse la typologie, ou le manifeste.

Ce n’est pas la première fois pour ce duo d’anthropologues et de cinéastes, auteurs, entre autres, d’œuvres extraordinaires et innovantes (NDLR : lire dans AOC, l’entretien très récent avec Jean-Michel Frodon). Ensemble, ils enseignent et animent le Sensory Ethnography Lab, un département avant-gardiste d’ethnographie visuelle, basé à l’université de Harvard, fondé il y a plus de dix ans, qui, en mêlant l’art et les sciences naturelles et sociales, a simultanément révolutionné la recherche anthropologique et la pratique cinématographique, en concevant un modèle d’enseignement universitaire qui renouvelle l’expérimentalisme du Black Mountain College et du Bauhaus.

À la fois berceau et résultat de l’hypothèse structuraliste qui prétend depuis des décennies que tout ce qui est mental et culturel dans la vie humaine est fondé sur le langage verbal et structuré comme tel, l’anthropologie s’est transformée ces dernières décennies en une forme perverse de fétichisme sacerdotal du mot : tout fait culturel ne devient intelligible et surtout ne se transforme en théorie que lorsqu’il se transforme en discours, comme si la pensée et la spéculation n’étaient jamais à l’aise que lorsqu’elles sont portées par un signe verbal et non lorsqu’elles sont déjà dans les choses elles-mêmes. Après tout, le paradoxe de la recherche ethnographique est de reconnaître d’une part que la culture est déjà une théorie en action dans les choses elles-mêmes (les trouvailles matérielles, les gestes, les actes), mais en même temps d’attendre que cette théorie ne devienne intelligible que lorsqu’elle est traduite en discours anthropologique.

La culture ne peut être structurée en tant que langage que parce qu’elle arrive à se comprendre et à prendre conscience d’elle-même dans le discours des anthropologues, qui est matériellement différent de celui des acteurs d’une certaine culture. Suivant ce syllogisme du XIXe siècle, l’anthropologie a fait du roman ou de l’essai sa forme privilégiée de production de la vérité. D’autre part, et pour la même raison, la tradition du film ethnographique et de l’anthropologie visuelle – depuis Jean Rouch – a toujours pensé le médium cinématographique comme une forme journalistique ontologiquement précaire, comme s’il s’agissait d’un document en attente de transcription ultérieure et de réélaboration verbale.

C’est contre cette double méfiance iconoclaste dans la capacité des images à être simultanément la chair du réel et l’acte même par lequel le réel se pense, que Castaing-Taylor et Paravel ont fondé le SEL et réalisé leurs propres films. Il ne s’agit pas seulement d’inventer un nouveau genre d’essayisme cinématographique qui dépasse le ghetto du documentaire et revendique la même ouverture que n’importe quel art plastique ou que le cinéma hollywoodien, mais aussi et surtout de produire une coïncidence matérielle et pas seulement formelle entre l’ethnographie et son objet même, ou si l’on veut entre la recherche ethnographique et l’expérience immédiate du monde. C’est ainsi, par exemple, que les étudiants qui suivent leur cours effectuent des recherches anthropologiques par le biais de la caméra : il ne s’agit pas de restituer ou de communiquer la recherche par d’autres formes d’expression, mais de rechercher et de réfléchir en ayant une caméra en main.

C’est sur cette base qu’ils ont réalisé, il y a dix ans, Leviathan, une enquête ethnographique sur la pêche industrielle menée autour de New Bedford, en Massachusetts, ancienne capitale baleinière et ville mythique de l’univers de Moby Dick. Le film, l’un des premiers à intégrer une utilisation expérimentale de caméras de type GoPro, a permis au spectateur de s’identifier de manière fluide au point de vue humain, au point de vue artificiel du bateau et des engins de pêche, et à celui de la mer, des poissons, des mouettes. C’est parce que le cinéma a voulu se confondre avec la chair même de la planète, que le film a prétendu donner libre accès à la perspective de plus d’un moi : le souffle passe de corps en corps, d’espèce en espèce, de terre en ciel.

Dans Caniba (2017), le cas de cannibalisme du Japonais Issei Sagawa et de sa relation avec son frère est également devenu l’occasion d’interroger non seulement la posture anthropologique, mais aussi et surtout l’inévitable cannibalisme expérientiel d’un cinéma qui prétend coïncider avec la réalité elle-même.

Pour ce faire, ils doivent à chaque fois, non seulement changer d’objet mais aussi de technique et de protocole. « Nous n’avons absolument aucune règle », admettent-ils sans hésiter. « Nous ne savons pas ce que nous faisons : filmer est une recherche. Nous cherchons pendant que nous filmons et nous filmons pendant que nous cherchons. Nous commençons à comprendre comment nous voulons filmer lorsque nous sommes confrontés à des images que nous n’avons jamais vues auparavant. »

Jamais, cependant, comme dans De humani corporis fabrica, leurs recherches n’avaient fait subir au cinéma une transfiguration aussi radicale et profonde. Et c’est peut-être pour cette raison que la presse cinématographique – les critiques diplômés collés à un canon esthétique désormais réduit à l’archéologie eurocentrique pure – ont parfois oscillé entre le dégoût et une déclaration d’impuissance. Qu’il s’agisse d’un manifeste, après tout, est déjà démontré par le titre de l’ouvrage, qui reprend le premier grand traité systématique d’anatomie en Europe, publié par Vesalius en 1543.

Cette coïncidence n’a rien de fortuit : c’est l’énonciation d’un double programme, à la fois anthropologique et esthétique. D’une part, faire coïncider le support de la représentation avec l’objet représenté – le corps humain, dans sa matérialité, à la fois anatomique et sociale, si hétérogène – signifie transformer le cinéma en une pratique anatomo-chirurgicale.

Ainsi ce film, mais plus généralement le médium du cinéma, prétend se transformer en un traité d’anatomie, une exploration des formes, des couleurs, des limites du corps humain, et l’anthropologue-réalisateur est la réincarnation de Vésale, qui ouvre les corps, les déplie.

Ce n’est que par le signe que les corps communiquent et s’interpénètrent constamment, et pour ce faire, ils deviennent eux-mêmes des images.

Et déjà en cela, le travail de Castaing-Taylor et Paravel semble offrir un regard révolutionnaire sur la réalité de nos corps. Car contrairement à ce que nous avons l’habitude de penser, notre corps n’est jamais fait de muscles, d’os, d’hémoglobine, d’humeurs à la consistance et à la couleur infinies, de formes et d’odeurs : leur chair est avant tout faite des gestes des autres. Quelle que soit la perspective, quelle que soit la distance que l’on suppose, et peu importe qu’on décide de le pénétrer ou pas : notre corps ne s’arrête jamais là où commence notre peau. Il s’étend à une infinité de gestes, qui ont commencé ailleurs parce qu’ils appartiennent à d’autres individus et à d’autres sujets.

Le choix de filmer entièrement dans les espaces hospitaliers, de ce point de vue, témoigne moins d’une volonté de faire une ethnographie médicale que de capter ce réseau qui lie nos corps les uns aux autres dans leurs fonctions les plus basiques, élémentaires, organiques. Ce n’est pas seulement en aimant, en haïssant, en parlant, en percevant le monde que notre chair est pénétrée par une autre chair, c’est déjà dans les fonctions métaboliques les plus élémentaires que nous rencontrons les bras, les bouches, les esprits et les yeux de mille autres êtres humains. C’est sur cette continuité à la fois matérielle, visuelle et spirituelle que tout le film est construit.

C’est, d’une part, affirmer que le cinéma qui se veut la nouvelle science anatomique nous permet de découvrir, contrairement aux travaux de Vésale, qu’il n’y a pas de différence entre la chair et la société, entre la politique et la chirurgie. D’autre part, contrairement à ce qui se fait habituellement dans le cinéma et l’anthropologie, la visibilité de cette continuité n’est pas exploitée pour produire une énième critique néo-romantique de l’hospitalisation de la vie humaine. Le travail des médecins, des infirmières, des assistants – l’énorme armée de corps qui se penchent jour après jour sur le corps des autres, pour les faire naître, enlever de la douleur ou donner du bien-être et du soulagement – se révèle ici dans son geste le plus ordinaire et le plus élémentaire : celui de prendre soin.

Les corps vivent toujours et uniquement dans les soins – actifs et passifs – d’autres corps et vice versa, il n’y a pas de soins qui ne soient d’une certaine manière, la vie partagée des corps, la transmission de la lumière, de la couleur, de l’odeur, des mots, des humeurs. C’est pourquoi l’idée de soins n’a rien de catéchétique ou de moral – en effet, comme le montrent les dernières scènes du film, cette continuité qui se produit par les soins a quelque chose de surréaliste, et d’intimement festif, même dans la douleur. Car ce n’est que par le signe que les corps communiquent et s’interpénètrent constamment, et pour ce faire, ils deviennent eux-mêmes des images. C’est la deuxième grande découverte du film, peut-être la plus révolutionnaire, celle qui justifie finalement l’hypothèse théorique énoncée dans le titre.

Pourquoi, en effet, le cinéma doit-il devenir un traité d’anatomie ? Et pourquoi, au contraire, l’anatomie doit-elle cesser d’être une science purement médicale pour se transformer en une cinématographie de la réalité ? Castaing-Taylor et Paravel montrent que nous avons besoin d’une caméra pour comprendre et voir notre humain, pour dessiner son anatomie car la structure du corps humain a la forme et la matière d’un film : l’anatomie n’est pas une matière solide, impénétrable, étendue. Il s’agit d’un flux d’images, d’un cinéma en perpétuelle évolution, pour lequel il est nécessaire d’inventer non seulement une nouvelle attitude mais aussi un nouveau rapport aux images.

Car manipuler les images signifiera toujours manipuler les corps, intervenir chirurgicalement sur le Léviathan terrestre. Inversement, chaque fois que les corps modifient leur façon d’exister, c’est le cinéma planétaire de leur chair qui commence à raconter une autre histoire. Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel nous ont appris, maintenant, comment voir ce film sans fin.

De humani corporis fabrica, de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, en salle depuis le 11 janvier 2023.


Emanuele Coccia

Philosophe, Maître de conférences à l'EHESS

Rayonnages

CultureCinéma

Sobriétés sportives choisies

Par

Contre les activités polluantes et contre cette marque du néolibéralisme dans le sport qui enjoint à pousser le corps à bout, certaines pratiques sportives revendiquent explicitement un équipement minimal pour la... lire plus