Art contemporain

Futuritions sensibles – sur « Les Portes du possibles. Art & science-fiction »

Critique

Les futuritions de la SF sont les intensifications d’une époque. Qui mieux que l’art – la forme sensible – pour les donner à voir ? C’est le sens de la proposition de la curatrice Alexandra Muller, qui rassemble pour une exposition au Centre Pompidou Metz plus de 200 œuvres d’art, réalisées entre la fin des années 60 et aujourd’hui.

Le problème à trois corps/ Le temps incertain/ Planète à gogo/ Les monades urbaines/ Aucune terre n’est promise/ L’archipel du rêve/ L’orbite déchiquetée/ Cette chère humanité…la litanie de titres de romans de Science-fiction qui nous accueille, à l’entrée de l’exposition du Centre Pompidou Metz, sous la forme d’un sobre accrochage mural, produit un effet saisissant : embrassant cette compilation de titres, le visiteur ne peut que constater que le genre SF se nourrit de composants élémentaires familiers – le corps, le monde, le temps pour ne citer qu’eux – tout en leur faisant subir un léger déplacement. Comme si se révélait, rien qu’à travers ce panorama par les titres, la relation de proximité et d’intensification, d’intimité et d’éloignement, que la Science-fiction entretient avec le réel.

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À quoi tient cette sensation de Science-fiction, qui se dégage de l’accumulation de ces titres, métonymies non exactes, reflets partiels des œuvres dont ils sont le nom ? On y parle de terre, d’archipel, de cheveux, de villes, de bonheur, de dépossession : autant dire, d’expériences et d’objets connus ; pourtant, dans le réel science-fictionné, les nuits ont des mains gauches, le monde risque souvent d’être meilleur, les servantes ne sont pas rouges mais écarlates ; c’est en exacerbant certains traits du réel que la Science-fiction se déploie. Les futuritions de la SF sont les intensifications d’une époque. Qui mieux que l’art – la forme sensible – pour les donner à voir ? C’est le sens de la proposition du Centre Pompidou Metz, qui rassemble plus de 200 œuvres d’art, réalisées entre la fin des années 60 et aujourd’hui.

Revenons à cet habile geste scénographique par lequel se trouvent exhibés les romans cultes de la SF, qui se reproduit à l’occasion des cinq entrées du parcours (piochant les livres/leurs titres en fonction de l’unité thématique des entrées) ; il rappelle que la science-fiction est un genre littéraire, maintient le texte à l’horizon sans écraser les œuvres d’art exposées par d’éventuelles citations. Surtout, dans ce geste même d’associer des titres isolés les uns aux autres, se créent déjà des images, des énigmes, en un mot un univers de sens avec lequel les œuvres vont résonner.

Il est d’ailleurs frappant de voir que dans cette farandole de titres, les termes de « présent » et « futur » semblent blacklistés ; comme si le temps n’y était jamais strictement déterminé – paradoxe pour un genre qui, précisément, se déploie dans l’écart entre ces deux dimensions temporelles que sont le présent et le futur.

Et, curieusement, ce sont moins ces deux temporalités qui dominent l’exposition que celle du… passé. Ou disons, que le futur exprimé plastiquement par les œuvres d’art ici choisies correspond à un futur antérieur, c’est-à-dire, au futur tel qu’on se l’imaginait au XXe siècle. Diffusant une petite musique rétro, l’exposition propose des œuvres qui, bien que « contemporaines » (issues des dix dernières années) semblent déjà quelques peu datées, par le simple fait que leur medium ne se propose pas comme radicalement inédit.

Le choix curatorial de la commissaire, Alexandra Muller, est en effet d’avoir sélectionné des œuvres réalisées entre les années 60 et aujourd’hui, en privilégiant les mediums sensibles, par oppositions aux œuvres « virtuelles », issues de l’IA et de la réalité augmentée : on ne verra pas de sculptures s’élever depuis des QR codes, ni les productions picturales de logiciels type Dall-E ou Midjourney, mais les peintures, sculptures, vidéos, photographies, installations matérielles d’artistes humains et singuliers. Il résulte de ce choix, qui conforte le Musée dans sa position par nature rétrospective, l’impression que celui-ci, à l’image de la Chouette de Minerve et de son envol crépusculaire, ne semble n’approcher la SF que dans sa dimension achevée. Ce qui n’ôte rien à la qualité des propositions, mais donne un charme un peu sépia. En somme, être au présent sans le révolutionner, c’est déjà être au passé.

Ainsi des insectes steampunk comme des traces mnésiques de Jules Vernes, des sculptures mêlant peau humaine et câbles électriques qui rappellent David Cronenberg, d’un projet architectural de « tour de cochons » verticale, élaboré dans les années 2000 et déjà réalisé en Chine, sous la forme de gratte-ciels pour exploitation porcine : les œuvres d’art de l’exposition donnent à voir une SF connue du grand public et déjà sédimentée sous la forme d’un souvenir. Une nostalgie du futur (déjà révolu) qu’annonçait l’accrochage mural inaugural (qu’on n’en finit pas de commenter) : recouverts d’une vitre, les romans cultes de SF apparaissaient d’emblée comme des documents d’archives, encore plus pour certains exhibés dans leur édition d’origine (avec typographie datée et pages jaunies). Sous ce prisme, la belle architecture du Centre Pompidou Metz prendrait même des allures de soucoupe volante vintage.

Et puis, comme il faut des trous pour passer des mondes, c’est donc par la médiation symbolique d’un trou – le plafond perforé d’un appartement communautaire soviétique – que l’on pénètre dans l’exposition. Intitulée L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement, l’œuvre d’Ilya Kabakov, né en 1933, est à la fois poétique et absurde. Elle condense des questionnements sur le catapultage/le déplacement intrinsèque à tout geste de SF : qu’est-ce qui pousse un individu (ici sur fond d’utopie communiste, l’œuvre datant de 1985) à se parachuter dans un espace inconnu – à nier le réel – d’où vient cette volonté d’envol ?

L’exposition revendique d’envisager la science-fiction non comme un genre, mais comme une méthode de pensée critique, afin d’explorer, dans la lignée d’auteurs comme Philip K. Dick ou J.G. Ballard, les failles d’un futur immédiat. Sur les premiers cartels, on peut lire: « Toute innovation (intime, sociétale, politique…) commence avec le rêve d’une réalité autre » La fiction est ainsi utilisée comme manière de faire fissure dans le réel, et le parcours, idoine, met l’accent sur le possible à travers l’architecture, le cyberespace, le corps, l’écologie, et les différents récits.

Sous les 2000 mètres carrés de la Grande Nef, la scénographie a été conçue comme une œuvre à part entière. Des murs blancs fissurés structurent l’espace, agencés les uns par rapport aux autres de manière irrégulière, de sorte que le spectateur déambule sans savoir s’il se trouve au milieu de décombres ou de vestiges : sommes-nous au milieu de ruines, juste après la destruction, ou au contraire, déjà dans la reconstruction d’un monde ? Il en résulte un effet de désorientation salutaire, et l’impression que les œuvres en présence sont des survivances. La perception se trouve bouleversée par ces effets de miroirs, par ces murs déchiquetés qui font apercevoir des œuvres par fragments – et produisent ainsi, vis-à-vis de ces dernières, plusieurs rapports possibles.

Le choix du parcours aurait pu être chronologique (afin de voir les évolutions esthétiques dans les représentations de la « science-fiction »), il est thématique. La question temporelle étant omniprésente (l’œuvre d’art/de SF prend sens depuis un contexte dont elle s’écarte), les œuvres les plus saisissantes sont précisément celles qui, sans âges, font ellipse sur le devenir, s’extirpant du flux du temps de sorte qu’on ne puisse leur assigner avec certitude aucune marque d’époque, à la manière des photographies de Nicolas Moulin, dont les tours de béton dépeuplées semblent attendre, figées dans une éternité dont tout écoulement serait aboli. Ou des paysages de zones tarkovskiennes d’Eric Baudelaire, photographies de de chantiers arrêtés en Abkhazie, vidés d’hommes et suspendus là, sans autre présent ni avenir que le béton humide qui le compose.

La première entrée de l’exposition, consacrée à l’architecture, révèle la façon dont les utopies urbaines oscillent entre deux fantasmes : celui de vider la ville, de l’expurger des derniers restes humains- à l’image de l’épreuve de Ryuta Amae, intitulée Fiction, enchevêtrement d’échafaudages gris et vides dont la prolifération semble être à elle-même sa propre fin;  celui, à l’inverse, de rentabiliser  l’espace de façon maximale, comme l’imagine « l’utopie concrète » de Stéphane Malka, sous la forme d’un photo-montage : et si l’arche de la défense, symbole d’un capitalisme rutilant, enserrait en son sein un ensemble d’habitats-refuges, bidonvilles de luxe formés par un empilement de containers nomades ?

L’une des entrées les plus intéressantes du parcours pose la question suivante : que fait le futur aux corps ? Les films de l’artiste chinoise Cao Fei esquissent des propositions de réponses: il les automatise, les plonge dans l’anonymat, à la manière des personnages bizarrement silencieux de son films Asia One. Dans le plus grand centre de tri entièrement automatisé du monde, à Kunshan, près de Shanghai, des ouvriers d’usines, plus mécaniques que les machines qu’ils surveillent d’un coin d’œil las, attendent, s’ennuient, mangent des saucisses en stick. Ces soldats d’Amazon sont à distance – des machines, qu’ils ne voient que depuis un écran, qu’ils ne touchent que depuis d’autres machines ; d’eux-mêmes. C’est dans le même sommeil inertiel d’êtres non individués que circulent les silhouettes de superhéros de son film Cosplayer. Il y règne, sous l’effet de la société du spectacle et de la marchandise, la même torpeur muette qui semble ronger les formes humaines, errant dans des décors hyper-urbains, vivants quoique désertés.

Dans le même sillage, l’artiste biohackeuse américaine Heather Dewey-Hagborg pointe le mélange (et le paradoxe) de l’anonymisation et de l’ultra-traçabilité des individus rendus possibles par la technologie. Dans Portraits and Sample from New York, l’artiste a prélevé de l’ADN humain sur des mégots, chewing-gum, cheveux trouvés dans les rues de la ville, afin de reconstituer, sous la forme de visages en cire, un ensemble de portraits d’homme et de femmes. Il est vertigineux d’imaginer que les propriétaires de visages supposés n’ont aucune idée de leur reproduction et exhibition sous forme de masque de cire. L’artiste dénonce avec brio l’accessibilité croissante des donnés ADN de tout un chacun, l’assouplissement des lois en matière de protection individuelle de chacun.

La science-fiction artificialise les corps ; elle cherche aussi à en dépasser les limites. En les défigurant, à la façon des faces explosées, trouées par d’étranges parasites, du sculpteur David Altmejd. L’artiste façonne des créatures hybrides que des laboratoires non encadrés par des législations bioéthiques pourraient imaginer : des visions mutantes, comme sortie d’un shaker de cellules-souches, rendant périmée, inopérante, l’idée même de « condition humaine ». Dans la même veine d’explorations xénomorphes, les armures technofuturistes de la designeuse Neri Oxman, imaginent de nouveaux organes, envisagés comme des extensions du corps, améliorant sa puissance. Son cabinet de curiosités chimériques croise manuel d’entomologie et impression 3D. L’artiste, qui puise son inspiration dans le Livre des énigmes de Borges dit réaliser une sorte de « zoologie anticipative ».

La science-fiction y est montrée comme une force agissante, un véritable medium politique, par sa capacité à inventer des images nouvelles.

Qui mieux que l’art pour figurer l’un des leit-motiv de la science-fiction – le chiasme des organes s’artificialisant et des objets se naturalisant ? Suspendues au-dessus de nos têtes, les poubelles mutantes de l’artiste Anita Molinero, à l’origine, artefacts urbains dissous dans leur plastique fondus, transformés en carcasse agglomérée et monstrueuse puis recouverts de rouge, ressemblent à d’étranges organes hypertrophiés.

C’est encore sur le corps que le « progrès » de l’Histoire laisse son empreinte, comme le suggère la sculpture de John Isaacs Is more than this more than this : trônant sur un pied d’estal, l’homme représenté, obèse, regard rivé en avant, exhibe des membres recouverts d’une espèce de pate verte sale, magma excrémenteux dans lequel on aperçoit les constructions et ruines du monde moderne, fondues dans sa peau. Il y a quelque chose pourri chez cet homme qui, telle une allégorie de L’Ange de l’Histoire de Walter Benjamin, parait gavé et empêtré dans un « progrès » qu’il ne parvient pas à interrompre, au point d’être dévoré par ses propres parasites.

Les ressources du corps sont-elles, alors, dans son devenir cyborg ? L’une des entrées du parcours, reprenant à son compte le titre du roman de Philipp K.Dick, Les androides rêvent-ils de moutons électriques ? propose des œuvres qui envisage cette hypothèse. Par excellence matrice queer des formes d’identités multiples, la figure du cyborg invite à subvertir les clivages binaires et contraignants. On retiendra une image saisissante : le détournement photographique par Mathieu Briand de l’Origine du monde de Manet où, sur un parterre de verdure, quelque part dans une nature sauvage, gît une androïde aux jambes écartées, dévoilant un sexe de câble électriques. Est-elle repue d’ébats de bots, a-t-elle été abusée, et par qui, des hommes, d’autres machines ? Cette image en contient d’autres :  des coïts d’humains et d’automates, des unions techno-organiques, des androïdes au sujet desquels on se demande, peuvent-ils avoir des jouissances électriques ?

Et puis, malgré la recherche d’anticipations possibles, en dépit de la course à l’innovation que mène la SF, des figures demeurent. C’est une impression de persistance par l’inactualité que suscite l’œuvre de Tavares Strachan, Astronaut Jesus : si l’œuvre rend hommage à la première femme astronaute américaine lesbienne, Sally Ride, marginalisée, elle évoque surtout une présence christique en lévitation extatique, tout juste esquissée par l’agencement de quelques néons bleus. C’est d’une grâce totale, c’est un Jésus jamais vu, tout design-é de de néon bleuté.

On peut finalement déambuler dans l’exposition comme dans un album photo, y contempler des futurs redoutables et/ou désirables. L’afrofuturisme et le solarpunk[1], auxquels l’exposition consacre deux éclairages, élaborent ces derniers. La science-fiction y est montrée comme une force agissante, un véritable medium politique, par sa capacité à inventer des images nouvelles : à la manière des scaphandres de cosmonautes en Wax, et des déroutantes photographies de l’artiste angolais Kiluanji Kia Henda (Redefining the power) ; l’artiste, avec une inventivité assez cocasse, a sollicité l’imagination des vivants pour meubler les espaces vacants laissés par le déboulonnage des statues colonisateurs, au moment de l’indépendance de l’Angola (1975), demandant à ses compatriotes d’incarner leurs fantasmes sur ces piédestaux.

Plus pessimistes, les tableaux dystopiques pullulent. Évoquons les images de Julian Charrière, ses paradis luminescents trop beaux pour être fiables, dont la lumière iridescente, aussi superbe que dangereuse, tire son origine des résidus de poussières radioactives, conséquences d’essais nucléaires ; la photo The Promised Land de Gordon Cheung, procurant la même sensation de monde acidulé quoique inhabitable ; ou encore le montage-photo de Sandy Skoglund, image d’une humanité devenue grise, envahie par des chats verts, inflationnistes,  grouillants comme des rats.

On en ressort en se demandant ce qui sépare, au fond, l’Art et la Science-fiction, tant les deux démarches ont en commun d’exacerber, de façon toute subjective, les traits essentiels d’une assemblée d’humains. Il s’agit de deux recherches de formes par lesquelles médiatiser une intuition : l’art dans l’espace, la science-fiction dans le temps.

Les « Portes du possibles, Art et Science-fiction », Centre Pompidou Metz jusqu’au 10 avril 2023.


[1] Mouvement qui réactualise l’utopie dans les récits écologiques.

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Notes

[1] Mouvement qui réactualise l’utopie dans les récits écologiques.