Théâtre

De ce que la musique fait au théâtre et réciproquement – sur Baùbo de Jeanne Candel et Sans tambour de Samuel Achache

Philosophe et écrivain

Après avoir longtemps travaillé ensemble, Jeanne Candel et Samuel Achache font depuis quelque temps route à part. Leurs deux spectacles sont ainsi à la fois proches – ils rejouent l’un et l’autre avec brio les principes de leur théâtre dont Le Crocodile trompeur (d’après Didon et Énée de Purcell) fut un des laboratoires –, et lointains – leurs manières de traiter la passion amoureuse sont presque opposées. Retour comparé sur qui fait la grande et puissante originalité de leur approche de la scène : les jeux de la musique et du théâtre.

Le principe est simple dans sa radicalité : les musiciens sont des acteurs comme les autres. Le fait de chanter ou de porter un instrument ne doit pas les empêcher de faire ce que les autres font, de parler, de bouger, d’incarner des personnages. Le principe est réciproque. Si les musiciens sont des acteurs, les comédiens sont des musiciens, à la mesure des talents des uns et des autres, sachant qu’une absence de disposition pour le jeu ou la musique est susceptible de devenir une ressource théâtrale.

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La musique, donc, ce sont des corps. Elle a une gravité et une inertie, on peut l’empêcher ou la contraindre, la caresser, la renverser, l’enterrer. Le principe est métonymique qui identifie la musique au corps qui la produit et par extension à tous ce que les corps sont susceptibles de faire sur scène. La conséquence est parodoxale : la musique est partout mais le théâtre aussi, tout dépend de la perspective que l’on adopte. Prenons deux exemples.

Un homme est debout, face au public, une table devant lui. Il se sert un verre de vin, le lève, boit, repose le verre, écrit une lettre, beurre une tartine, se passe la main dans les cheveux, etc. Parallèlement, derrière lui, des musiciens jouent, faisant comme si chacun de ses gestes était celui d’un chef d’orchestre dirigeant une partition d’ensemble. Le geste théâtral devient le support de la musique qui n’est dès lors plus (seulement) dans une position d’accompagnement, mais de jeu, les musiciens transformant le caractère anodin de la situation en moment de comédie burlesque.

Alors qu’ils passent devant l’immense mur qui occupe le plateau, quatre instrumentistes et une chanteuse, brusquement saisis par les comédiennes, sont enveloppés de papier blanc et agrafés au mur. Quelques dizaines de secondes plus tard, on entend des froissements, puis des frottements, et l’on voit leurs bras trouer le papier. Les comédiennes leur apportent leurs instruments. Certains ajoutent un trou au niveau de la bouche et tous commencent à jouer. Le geste théâtral intervient dans la musique en contraignant son jeu par capture des corps-musiciens qui se retrouvent projetés dans le drame.

Le premier exemple est emprunté, avec quelques variations, au prologue de Sans tambour de Samuel Achache – c’était au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis. Le second à la deuxième partie de Baùbo, de l’art de n’être pas mort de Jeanne Candel – c’était au Tandem, Théâtre d’Arras.

D’un côté la musique interprète ce qui se passe sur scène, de l’autre elle est objectivée par la situation théâtrale. Dans les deux cas, elle amplifie un mouvement scénique et le surcode (ou le resignifie) sans cesser d’accomplir sa fonction traditionnelle d’accompagnement – les musiciens qui interprètent les gestes du comédien comme ceux qui sont agrafés au mur jouent une musique dont le sens excède la seule situation dans laquelle ils sont pris. Ce qui est passionnant est que cela fonctionne dans les deux sens. La musique aussi est resignifiée par la situation scénique.

Dans le premier cas, elle devient un étrange, et un peu monstrueux, corps mécanique agi par une force extérieure. Et c’est un des enjeux de Sans tambour que de rendre sensible, en les matérialisant, les affects amoureux. Ce prologue peut être alors compris comme un manifeste de ce qui est à venir : rien de ce qui se passera sur scène ne sera sans effets ; sur la musique, sur le décor (qui sera en grande partie détruit) et sur les corps. Dans le second cas, la musique se retrouve prise au piège d’une violence double : celle de l’amour fou, qui est un des sujets de Baùbo, et celle qu’elle-même compose et provoque, la musique de Heinrich Schütz (qui accompagne tout le spectacle) étant une musique de la passion aux deux sens du mot, celui des passions de l’âme et celui la Passion christique.

Soit deux types de relation possible entre musique et théâtre (parmi sans doute beaucoup d’autres). 1. Intervenir, c’est-à-dire s’immiscer (dans une scène de ménage en devenir comme c’est le cas peu après le prologue de Sans tambour), commenter (un deuil amoureux comme c’est le cas dans la première partie de Baùbo), capturer (voir ci-dessus), etc. Ce qui s’entend encore une fois dans les deux sens, les musiciens s’immisçant dans la relation de couple (et la commentant au passage) et les comédiennes agrafant les musiciens au mur (qui commentent ce qui leur arrive en jouant malgré tout). 2. Rejouer, c’est-à-dire traduire ou interpréter (plutôt que représenter) l’un par et avec l’autre, une action scénique en musique (voir ci-dessus) ou une musique en théâtre.

Un exemple magistral de ce dernier type est la Demi-Véronique de Jeanne Candel, créée en 2018, une mise en scène des quatre premiers mouvements de la Symphonie n°5 de Gustav Mahler. L’impossibilité même de ce projet est ce qui en constitue la puissance singulière. Représenter par une scénographie et des actions scéniques la musique de Mahler est évidemment vain, sauf s’il ne s’agit pas de la représenter, mais de lui donner corps, de traduire non ce qu’elle serait supposée dire, mais les effets qu’elle produit sur les matières et sur les âmes : une physique et une affectologie de Mahler. Le début du spectacle, une fois le prologue terminé, est à cet égard exemplaire.

Sur le plateau plongé dans le noir, les premiers sons de la symphonie – une fanfare martiale à la trompette qui résonne comme un appel – se font entendre. À l’écoute, ils semblent venir d’une zone spécifique du plateau. Les sons sont lointains et étouffés, comme si le haut-parleur (il s’agit évidemment d’un enregistrement) était recouvert ou disposé derrière une cloison. Après deux ou trois minutes, on entend quelqu’un creuser. La lumière se fait et l’on voit la pelle aller et venir. Finalement, l’objet convoité est déterré et avec lui la musique qui se fait maintenant entendre à plein volume. Les deux propositions sont également vraies. La musique est cet objet physique qu’on déterre, c’est-à-dire le haut-parleur qui la diffuse (logique métonymique), mais elle est aussi ce que l’on cherche partout sur scène, jusque dans les nombreux trous qu’on y creuse, sans jamais la découvrir.

La musique est irreprésentable et néanmoins présente. Mais elle est aussi l’introuvable, autrement dit l’objet du désir, celui de faire le spectacle, celui de l’incarner sur un plateau de théâtre, celui d’en chercher sans fin le sens. Dans Demi-Véronique, la relation entre musique et théâtre ne saurait être d’intervention, même si enterrer un haut-parleur revient à enterrer la musique elle-même. Tout au long de la pièce, les deux plans demeurent séparés. Le rapport est de parallélisme. Ce qui se passe sur scène suit une ligne propre qui, à certains moments, croise celle de la musique : la traduit ou l’incarne. Mais on peut aussi voir dans tout le spectacle une manière de resignifier par le théâtre la symphonie de Mahler. Ce qui fait, selon la perspective qu’on choisit d’adopter, deux questions : qu’est-ce que cette musique fait au théâtre quand on entreprend réellement de la mettre en scène ? Et qu’est-ce que le théâtre, quand il effectue ce travail singulier, est capable de changer à notre écoute-compréhension de la musique ?

Le sujet des deux pièces – Sans tambour et Baùbo – peut sembler proche. Dans le premier, un couple se déchire ; puis on tente de se guérir de l’amour dans un hôpital qui ressemble à un sanatorium ; on y rejoue enfin à grande vitesse la légende de Tristan et Yseult à distance de Wagner. Dans le second, il est question de l’amour-fusion, où rien ne sépare plus les amants, pas même les mots qu’ils prononcent (prologue) ; de son deuil, que rien ne peut consoler, la musique pas plus que la philosophie (première partie) ; puis du réveil du désir depuis la mort de la perte irrémédiable. Dans les deux, on suit le fil d’une musique qui s’immisce, rejoue, traduit tout en étant elle-même incessamment capturée par la scène : des Lieder de Schumann (empruntés à plusieurs cycles du compositeur) dans Sans tambour, la musique de Heinrich Schütz (arrangée par Pierre-Antoine Badaroux) dans Baùbo.

La question est alors : comment se dévoiler, se désenfouir, se désenrouler ?

Les différences sont cependant nombreuses, la principale étant que le premier ne s’extrait jamais vraiment du régime burlesque que son prologue met en scène alors que le second a pour ambition d’être au plus proche de la violence passionnelle, que ce soit celle, tragique, du deuil ou celle, libératrice, des pulsions de vie. Le burlesque, quand elle y a recours, demeure au service de cette ambition : mettre en scène la passion aux moments où elle s’identifie à l’existence même.

Une autre différence importante est celle des gestes qui traversent les deux spectacles. Ceux de Sans tambour sont la destruction et la chute (ou l’effondrement), gestes burlesques par excellence – le mouvement qu’ils enclenchent, qui peut être cosmique, ayant tendance à se retourner contre leurs auteurs. Ceux de Baùbo sont l’enveloppement et le dévoilement : on s’enfouit et on perce (ou on s’extrait). Des gestes qui étaient déjà au cœur de Demi-Véronique. Dans Baùbo, on est enroulé dans un tapis, enveloppé de papier, voilé de mantilles, enfoui sous un rideau de scène.

La question est alors : comment se dévoiler, se désenfouir, se désenrouler ? Une question de physique théâtrale mais aussi d’affectologie car il faut encore que celle ou celui qui est voilée, enroulée ou enfouie ait en elle et en lui le désir de se défaire de ce qui l’accable. C’est tout le sens du titre. Le mythe dit que Baùbo, nourrice de Déméter selon une de ses versions, afin de l’extraire de sa mélancolie (elle avait perdu sa fille, raptée par Hadès aux enfers), lui montra sa vulve. Déméter en ria si fort que le monde sortit d’un coup de son hiver sans fin. C’est la question qui traverse Baùbo : comment faire renaître le désir ? Par le théâtre et la musique ensemble, entremêlés, indiscernables. Les deux plans de Demi-Véronique n’en forment plus qu’un, le plan où corps, sons et mouvements provoquent le désir tout en lui donnant forme.

Il y a une scène au mitan du spectacle, qui est aussi son point de bascule, où Jeanne Candel surgit sur le plateau. Elle est revêtue d’une armure de chevalier médiéval et tient dans ses mains et entre ses bras toutes sortes d’objets en équilibre instable, dont une poêle à frire et une pile de livres. Elle parle. Et le chevalier devient une bonimanteuse de foire. Elle dit qu’elle va faire quelque chose d’extraordinaire, un tour qui va résumer tout le spectacle et lui donner sens, que tout sera révélé, le geste ultime, le mouvement total. Elle dit qu’elle va le faire, qu’il faut être attentif, que tout ira très vite, comme dans un éclair. Puis, au moment où l’on a cessé d’y croire, elle projette tous les objets en l’air et, dans un geste impossible, la poêle tendue, tente de les saisir au vol.

Le tour échoue bien sûr mais ce qui se joue là résume malgré tout assez l’ambition de son spectacle : tenter le geste impossible ou absurde qui relancera la machinerie du désir. Ce qui, on s’en rend vite compte, est avant tout une affaire de rythme, musical et théâtral. C’est ce rythme irrégulier, syncopé, que la seconde partie de Baùbo met en scène, fait de suspens et d’irruptions, de gestes ardents interrompant des mouvements continus, de bonds et d’immobilité contrainte. Où le théâtre, dans un geste on ne peut plus radical, met entre parenthèses les histoires et les personnages pour devenir une véritable physique des passions.

Baùbo – de l’art de n’être pas mort, Théâtre de l’Aquarium, du 8 au 19 février.

Sans tambour, Théâtre des Bouffes du Nord, du 22 février au 5 mars.


Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

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