Lueurs – sur La Montagne de Thomas Salvador
Il était une fois quelqu’un qui regarde ailleurs. Tandis qu’il présente une sorte de machine intelligente, la dernière invention de sa société de robotique, un ingénieur détourne la tête de son auditoire et aperçoit des versants enneigés. La scène se déroule dans une salle de réunion impersonnelle, à Chamonix, la cité historique de l’alpinisme.
En un clin d’œil, Pierre décide de réorganiser son existence. Happé par la montagne, il veut monter là-haut et y rester. Rien ne semblait annoncer un tel changement de vie. Pas de maladie incurable. Aucun surmenage qui aurait duré trop longtemps non plus. Sans doute ce genre de meeting ennuie-t-il la plupart des acheteurs potentiels qui y participent. Mais l’orateur qui défend sa technologie paraît très calme. La crise de nerf n’est pas son lot quotidien. L’ingénieur étouffe-t-il dans cette salle dénuée de tout caractère, métaphore d’une vie qui perdrait quand même ses couleurs ? Espère-t-il qu’au-delà de la ligne des mélèzes, dans les hauteurs, toutes les illusions des années révolues se seront dissipées ? Compte-t-il sur la neige et les glaces pour savoir enfin qui il est ?
C’est bien plus que cela. Quelque chose lui manque. Mais il ignore quoi.
La vie de Pierre bascule. Elle ne vacille pas, elle change du tout au tout. La scène familiale au restaurant est à ce titre exemplaire. Marc, le frère inquiet, ne supporte pas que Pierre mette en danger sa carrière professionnelle. Son autre frère, Julien, et sa mère montrent plus de compréhension et d’empathie. Pierre, lui, demeure plutôt muet. Il est incapable de justifier l’abandon de son emploi. Il n’a pas de performance sportive en tête. Il devine peut-être que les crêtes vont le libérer de sa gravité d’ingénieur. Il sait surtout que la montagne l’appelle avec une autorité qu’il accueille sans hésiter et qu’elle va lui permettre d’inaugurer une vie nouvelle. Mais dans quel but ?
Au milieu du XIXe siècle, près de Concord dans le Massachusetts aux États-Unis, Henry David Thoreau suggérait à ses contemporains de « simplifier » leur vie. Il leur proposait d’aimer les forêts, d’alterner des moments de solitude choisie avec les phases de la vie sociale et de se débarrasser de l’« inessentiel » pour ne retenir que l’« essentiel ». Il faut souvent changer de « voisins », notait l’auteur de Walden, ou la vie dans les bois. L’écrivain cherchait la compagnie des plantes et des animaux sauvages. Pierre s’aventure du côté des glaces et des pierres. Pour lui, simplifier, c’est d’abord grimper.
Dans La Montagne, les crêtes minérales s’imposent. Aucune mythologie sociale ne les accompagne. Thomas Salvador n’oppose pas l’univers vrai des cimes au monde vain des vallées, la sérénité des sommets aux tracas des villes, l’esprit libre de quelques héros aux têtes aliénées des foules. Il ne décortique pas non plus les drames de l’identité personnelle, le poids des habitudes, les mensonges de la vie collective ou la futilité des rêves intimes. Il ne s’agit pas d’expliquer les motifs d’une fuite hors de la société mais de saisir les raisons d’une attraction inexplicable.
Le film nous montre les falaises et les plateaux enneigés de la haute montagne, celle qui frôle les 4 000 mètres d’altitude, un univers qui célèbre les noces du vent et des roches. Ces altitudes demandent de l’outillage. Le savoir technique de l’alpinisme est de plus en plus pointu. Les équipements de l’escalade se perfectionnent. On n’arpente plus depuis longtemps les flancs rocheux en vieux godillots et en costumes trois-pièces, sur des échelles branlantes, unis par une corde de fortune. Les baudriers, les sangles, les broches, les mousquetons et autres prolongements de notre corps malmené par les variations de la météorologie font partie d’un système d’assurage en constante amélioration. On sait de mieux en mieux comment préparer une course et se déplacer dans la montagne, s’alimenter, se protéger des morsures du froid. On résiste plus longtemps aux nuits gelées en étant parfois suspendus dans le grand vide.
L’expertise des risques s’affine également. La balise de détresse personnelle en cas d’avalanche est devenue aussi indispensable que le casque et le piolet. Anticiper les dangers, c’est augmenter les chances de les éviter ou d’en réchapper. Des voies qui ne sont plus jugées praticables se ferment. Avec celles qui restent ouvertes, certains ont l’impression de maîtriser leur périple vers les hauteurs. Les réalités d’altitude sont pourtant pleines de surprises, comme dans les latitudes polaires. Un brouillard qui surgit en vous enrobant, quelques rafales de neige qui soufflent, et le paysage entier se transforme. On ne reconnaît plus rien, les empreintes et les contours du relief ont disparu, les proportions et les distances sont modifiées, tous les points de repères sont estompés. Un simple éboulement peut occasionner la mort. Les alpinistes savent alors qu’ils ne savent pas grand-chose. C’est très socratique.
Pierre se forme à la montagne. Il se documente et muni de l’équipement nécessaire, il loue les services d’un guide. Il ne prend sans doute pas assez de temps pour évaluer ses imprudences. Un bref séjour à l’hôpital ne le décourage pas. Il y retourne, impénitent. Un endroit l’attire avec la force d’un aimant. Comme il campe non loin, il l’observe avec d’autres randonneurs. C’est une zone de la montagne où un effondrement a retenti. Il veut rejoindre cette partie du massif et y installer sa tente.
Dans La Montagne, les chutes de pierres se multiplient, on les entend et on espère qu’un casque suffira à nous protéger. Elles nous rappellent combien il est orgueilleux d’arriver dans ces milieux avec l’esprit d’un conquérant. Elles nous disent qu’il est préférable de s’y insérer doucement, sans faire de bruit, avec humilité. Les éboulements évoquent aussi les évolutions subies par les milieux naturels, dont nous sommes les causes directes, et leurs multiples conséquences. En premier lieu, les glaces qui fondent ne consolident plus la montagne. Les roches se désunissent et les parois se cassent.
Dans cette fable moderne, l’appel de l’amour humain résonne avec celui des lueurs.
Dès lors, pourquoi Pierre part-il tout seul là-haut ? C’est qu’il n’est pas vraiment seul. Il le pressent depuis le début mais il le découvre par hasard. À l’occasion d’un éboulement, la montagne révèle des « lueurs » (le terme est de Thomas Salvador) qui s’animent et s’éteignent la première fois que Pierre les touche, comme si elles respiraient et étaient un peu craintives. L’ex-ingénieur comprend enfin ce qui l’aimantait. Dans les entrailles du massif, non loin de la surface, de ce sol que nous foulons avec des chaussures crantées, vivent des êtres qui se manifestent parfois. Ils ressemblent à des « laves en coussins », ou « en oreillers », dans le vocabulaire des géologues. Ces pierres paraissent à la fois dures et molles, elles se déplacent d’elles-mêmes et se montrent bienveillantes.
Le film change subitement de registre. Tout le monde l’a noté. Bascule-t-il pour autant dans le genre fantastique ? La Montagne est un film réaliste quand il décrit les apprentissages de Pierre. On visite un magasin de sport, on s’assoit à une table de restaurant, on dort dans une tente de bivouac. Mais ce n’est pas un documentaire sur les écosystèmes des hauteurs. Hormis les « choucas » évoqués par le guide qui emmène Pierre, on n’y voit peu d’êtres non-humains. Chaque montagne abrite pourtant une multitude de vies. Les cimes ont elles-mêmes une faune et une flore inattendues. Tout se passe comme si les lueurs en question représentaient les vivants que les documentaires ne présentent jamais sous cet angle. Thomas Salvador revivifie la part supposée inerte des mondes sauvages, celle qui se confond avec les couches rocheuses. Le peuple caché des pierres se remet à vivre. La réalité n’en est pas vraiment troublée et Pierre n’éprouve aucune frayeur. Ce n’est pas tant du fantastique que de l’animisme. Le premier inquiète le réel, le second l’anime et le ranime sans cesse.
On suit alors Pierre jusque dans une cavité. Avec lui, on s’y engage à la manière d’un spéléologue. Le couloir se resserre. L’ex-ingénieur progresse difficilement, il se débarrasse de son harnachement, puis il parvient à un replat qui s’arrête devant une paroi intérieure. Il tend sa main et constate qu’elle disparaît dans la texture molle de la roche. C’est ainsi qu’il se métamorphose. La composition chimique de son corps a changé sous l’effet du premier contact avec un fragment de roche luminescente. Il finit par s’immiscer dans la montagne et se mélanger avec ses éléments. Les hauteurs qui semblaient si différentes, tellement augustes et distantes, deviennent proches et semblables.
Pierre vit une expérience presque chamanique avec le corps de la montagne. Il y évolue, complètement nu, entouré par une multitude d’êtres. S’il n’avait pas décidé de mener une autre vie, il n’aurait jamais vécu une telle fusion. Dans cette séquence de pure extase, on saisit que la montagne et tous les vivants sont pareillement vulnérables. La conscience d’un destin commun est ce qui manquait à Pierre.
L’expérience dure jusqu’à ce qu’un autre appel résonne. C’est celui de Léa qui dirige les cuisines du restaurant d’altitude auquel mène le téléphérique de l’Aiguille du midi. Une relation s’est nouée entre eux. Inquiète de ne pas avoir de nouvelles, elle est partie à sa recherche et a résolu de l’attendre au pied de sa tente vide en criant son prénom à intervalles réguliers. Les lueurs ont fasciné Pierre mais cette attraction n’a rien d’une emprise. Il rebrousse chemin quand retentit la voix du dehors. Il s’extrait du mur de roche et s’affale sur le replat. Puis il est en quelque sorte redéposé dans le monde extérieur et Léa le découvre, inconscient et rhabillé. Dans nombre de récits animistes, l’âme retrouve son aspect initial ou bien elle entame un autre voyage. Les métamorphoses se succèdent.
Le film ne joue pas une attraction contre l’autre, la montagne d’un côté et Léa de l’autre. Dans cette fable moderne, l’appel de l’amour humain résonne avec celui des lueurs. Les deux se nourrissent réciproquement. Il n’est pas certain que Pierre connaîtra de nouveau une telle révélation, ni même qu’il reverra ces pierres vivantes. Mais il sait dorénavant que les présences humaines et non-humaines se répondent. Elles sont complémentaires et l’on a tort de les dissocier car le monde n’existe pas autrement. Les lueurs suscitent en Pierre l’émerveillement qui lui faisait défaut pour saisir les bonnes alliances entre les vivants. Elles le rendent capable de prendre soin de ce qu’il aime vraiment. Un détour par les profondeurs invisibles de la montagne lui aura permis de l’accepter.
La Montagne, Thomas Salvador, en salle depuis le 1er février 2023.