Les spectres sous pigments de Miriam Cahn
Elles sont spectrales et flamboyantes, tels des fantômes incandescents. Les présences de Miriam Cahn, couleurs vibrantes, éclat d’incendie, imprègnent la rétine à mesure qu’elles se diluent, au bord de la disparition ; dans un battement où ce qui s’évanouit, aussi, persévère. Visages évanescents et violemment présents, silhouettes qui s’affirment en même temps qu’elles s’effacent, et rappellent les vers d’Ingeborg Bachmann : « le voyage est fini, pourtant je n’en ai fini de rien, chaque lieu m’a pris un fragment de mon amour, chaque lumière m’a consumé un œil, à chaque ombre se sont déchirés mes atours[1]. »
Dans les vers de la poète autrichienne, dans les figures de la peintre suisse-allemande, s’exhibe le même mystère, celui des présences défaites quoique persistantes, des fragments de soi disparus, des êtres et des lieux à l’extinction impossible, des voyages qui continuent hors de soi. Les personnages de Miriam Cahn sont rendus au dépouillement le plus absolu. Il ne s’en dégage pas une fragilité excessive, plutôt la puissance de ce qui résiste, ayant trouvé dans la chatoyante couleur, un abri avant dissolution.
Il y a du fauve chez Miriam Cahn, invitée du Palais de Tokyo par les commissaires Marta Dziewanska et Emma Lavigne. Dans sa manière pure et vive d’utiliser la couleur, telles des stridences chromatiques, conjuguées à des formes simplifiées. Mais c’est un fauve qui tremble : sa peinture aqueuse fait courir aux formes le risque du liquide – de la liquéfaction ; les aquarelles gorgées d’eaux engendrent des contours flous, les dessins charbonneux confèrent aux présence un aspect incertain, presque en fuite. Pourtant, ses silhouettes nous regardent. L’artiste, qui a conçu l’accrochage, les voulait à hauteur d’homme, que celles-ci nous fassent l’effet d’un « hauts les mains ». Il en résulte l’impression troublante d’être l’otage de spectres, dévisagés par des yeux qu’on ne voit pas.
Marta Dziewanska, curatrice et fidèle de Miriam Cahn, décrit cette sensation admirablement : « malgré leur frontalité et leur forte présence dans le cadre, ces figures (personnes, animaux, mais aussi maisons ou plantes) semblent être absentes lointaines et vides – comme des ombres abandonnées par leur figure[2] ».
La série est une affaire de morale, chez Miriam Cahn.
Les figures de Miriam Cahn, née en 1949 à Bâle, n’ont pas d’âge, de sexe, de vêtement ; à peine ont-elles une expression identifiable. Dans leur anonymat gît leur universalité. Une interchangeabilité qui rend possible l’identification, souci empathique que l’artiste explore sans cesse, notamment dans sa série « Peut-être moi ». L’accrochage du Palais, qui propose plus de 200 œuvres, est organisé autour de l’idée de série. « Ma pensée sérielle », nom de l’exposition, renvoie à la démarche de l’artiste, par laquelle celle-ci revendique la mise en série – en équivalence – des différentes images qui l’inspirent/qu’elle crée ; une manière de saisir le flux incessant de ce qui se donne à voir, de lui répondre par une sorte d’horizontalité méthodique : « c’est une façon de travailler au quotidien, une sorte de procédure où tout est égal ; ce n’est pas vrai évidemment mais c’est une bonne position pour travailler[3] ».
La série est ainsi une affaire de morale, chez Miriam Cahn : il s’agit de mettre en évidence « la violence, son caractère à la fois aléatoire et universel », et la façon dont « ils [ceux qui la subissent] sont tous sur le même plan, tous aussi « valables », qu’il s’agisse de victimes de guerre, de réfugiés, de tout être subissant un « coup de poings » (titre d’une de ses séries phares), d’humain, de pélican, de fleurs. Miriam Cahn fait de la couleur et de l’abstraction les moyens graphiques et éthiques par lesquels les sujets se nivellent, traités quels qu’ils soient, avec la même considération.
Un mur, consacré aux victimes de la guerre en ex-Yougoslavie, semble hanté, peuplé par les cris des victimes. « Et la bouche du monde était vaste et pleine de voix à mon oreille[4] ». Les cous sont rouges, peut-être ensanglantés, les orbites béantes, orifices vides et troubles qu’on entend hurler, d’une voix aigüe, étouffée. On ne sait pas si les personnages dorment ou gisent, s’ils souffrent ou s’ils exultent. Et même lorsqu’ils sont en groupes, ils semblent seuls.
D’où viennent ces présences, dont aucun contexte ne semble justifier la fixité de leur regard ? Les créatures de Miriam Cahn n’appartiennent à rien, acculées à un fond indiscernable. De pures surfaces, posées sur un désert. Pourquoi, alors qu’aucune coordonnée existentielle, sociale, politique, ne permet de les enraciner quelque part, semblent-elles si déterminées à avancer, à nous observer ? Présences flottantes, hagardes, et pourtant insistantes ; les corps sont tendus, sexes et seins dressés, les intentions ne sont pas claires. Ces êtres ont l’air de rendre leurs armes, saisis au moment du coup, juste après l’avoir reçu, à terre et vulnérables, souvent nimbées d’un halo – peut-être des saints ?
Par moments, on pense à Rothko ; pour la manière qu’a Miriam Cahn de mêler abstraction, blocs de couleurs irradiantes, et expressionisme chromatique. Parfois à de l’art brut, pour la spontanéité du trait – des visages qui pourraient être dessinés par des enfants – et la fausse légèreté qui plane.
La couleur est une affaire sérieuse, mais les toiles de Miriam Cahn ne sont pas toujours graves : il y a parfois de la douceur, comme dans ce pommier au tronc rouge ; dans certains petits formats qui ont l’air d’être détachés du brouillard ; dans un hommage à l’arbre qui l’a sauvée d’un accident de voiture. Miriam Cahn ajoute : « je fais souvent des tableaux avec rien dessus (…) ils s’intitulent « malfreude » ; « la joie de peindre ». Ça fait plaisir de les peindre, on ne fait rien, juste des couleurs[5] ».
Son travail est un sismographe, enregistrant tout particulièrement ce qui rend l’humanité vulnérable, l’abime ou la menace : guerre, violence, exil.
L’accrochage obéit au principe de la série mais n’est pas linéaire, à l’image de la réalité que l’artiste épouse, dynamique et mouvante ; il y a un peu d’effet Koulechov dans cette manière d’associer les images, de créer du sens depuis leur interaction ou leur chaos. Dans la grande salle arrondie du Palais de Tokyo, sous la lumière zénithale, on isole trois petits formats de la longue ligne de toiles, comme s’ils racontaient ensemble ; une femme sans tête, un buste au regard ferme, la photographie d’un cactus. Voilà ce qu’ils suggèrent : une impression de conflit, de culpabilité – une plante qui pique, des êtres au regard accusateur, un visage qui s’en va – mais rien n’est sûr – d’autres montages d’images raconteront autre chose.
Depuis sa vallée des Alpes où elle vit et crée, Miriam Cahn suit de près les pulsations de l’époque. Son travail en est un sismographe, enregistrant tout particulièrement ce qui rend l’humanité vulnérable, l’abime ou la menace : guerre, violence, exil. Au début de sa carrière, Miriam Cahn peignait sur des piliers d’autoroute, dans l’espace public, forte d’une urgence à témoigner. Après les attaques du 11 septembre 2001, elle écrit : « je DOIS dessiner les perspectives, les points de fuite à l’horizon et les points de vue d’autres personnes, dessiner différemment au niveau du sol, du point de vue de quelqu’un qui saute d’une tour, qui regarde vers le bas depuis des hélicoptères en train de tourner en rond[6] ».
Engagée dans la lutte anti-nucléaire, dans les mouvements féministes des années 1970, Miriam Cahn envisage ses toiles comme une performance, revendique le caractère rapide, non médiatisé de son travail, engageant son corps dans sa peinture, peignant au rythme de son cycle menstruel – des toiles non figuratives évoquant méduses, explosions atomiques, et champignons aux filaments colorés. « Axiome, dessiner comme écrire comme peindre comme photographier. Ma peinture se fait aussi vite que le dessin[7]. » L’artiste ne consacre pas plus de deux heures pour une œuvre, revient rarement sur une toile une fois qu’elle est achevée. Puis la retourne contre le mur.
Un engagement que l’artiste a réaffirmé en 2021, lorsqu’elle exigé de retirer ses œuvres, en les rachetant, de l’un des plus grands musées suisses, le Kunsthaus à Zurich. La peintre refusait que ses œuvres soient exposées au côté de la collection « Bührle », un marchand de canon du IIIe Reich connu pour avoir orchestré la spoliation de biens juifs. L’artiste considérait alors que la « réputation du musée [serait] ternie », lui reprochant « un aveuglement historique[8] ».
La couleur vibre, la fragilité demeure. « Le voyage est fini / à chaque lointain, je suis encore enchainée, pourtant aucun oiseau ne m’a fait franchir les frontières/ pour me sauver, aucune eau coulant vers l’estuaire/ n’entraine mon visage, qui regarde vers le bas/ n’entraine mon sommeil, qui ne veut pas voyager… / je sais le monde plus proche et silencieux ». Dans leur silence, les présences muettes de Miriam Cahn, l’empathie qu’elles suscitent, rendent le monde plus proche.
Miriam Cahn, Ma pensée sérielle, Palais de Tokyo, jusqu’au 14 mai 2023.