Art contemporain

Au vif – sur « Der Sonnenstich » de Katinka Bock

Artiste et auteure

Sans jamais se sentir photographe, la sculptrice Katinka Bock a constitué, au fil de voyages, de trouvailles et d’épiphanies familiales, un singulier répertoire d’images, avec pour unique appareil un Pentax argentique offert par son grand-père à l’adolescence. Une exposition présente à la Fondation Pernod Ricard un ensemble de soixante-cinq photographies sans légendes qui laisse affleurer une forme d’ultra-sensibilité sans pathos ni mièvrerie mais aussi charnelle que méticuleusement composée.

On entre dans « Der Sonnenstich », l’exposition de Katinka Bock à la Fondation Pernod Ricard, comme à l’intérieur d’un espace-temps suspendu, déployé par recto et verso dans un lieu ouvert sur la rue d’Amsterdam d’un côté, sur les voies de la gare Saint-Lazare de l’autre.

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Quelque chose s’y joue d’un ordre tout à fait singulier : une expérience de regard et de corps dont la quiétude et la sobriété vont à rebours des milliards de millions d’images swipées, scrollées, e-mailées à tout instant.  L’exposition conçue avec le curateur Christophe Gallois offre ainsi un idéal chemin de traverse, qu’en anglais on nomme « desire line ». Et c’est précisément une forme d’ultra-sensibilité sans pathos ni mièvrerie mais aussi charnelle que méticuleusement composée, qui affleure à la surface de chacune des soixante-cinq photographies sans légendes, déployées le long des murs blancs, parfois isolées ou rassemblées sur des cloisons suspendues que l’on voudrait voir balancées par un courant d’air invisible à l’œil nu.

« L’insolation » (du papier photographique ou de la peau trop longtemps exposée à la lumière) pourrait être l’une des occurrences de « Der Sonnenstich ». On pourrait plus littéralement le traduire par « la piqûre du soleil » – cette piqûre également condition sine qua non de l’apparition des images dans nos cerveaux. L’astre qui se consume depuis la nuit des temps, et comment savoir pour combien de siècles encore ?, nous pique sans cesse au vif pour littéralement révéler, à l’instar de l’émulsion d’argent dans un bain de révélateur, les mouvements et couleurs du monde. Il illumine ou obscurcit nos objets, nos visages, les lieux que nous traversons et en retour nous traversent. Il est le seul à pouvoir dessiner la forme des ombres. Ce soleil si cher à Eadweard Muybridge qui, au XIXe siècle, distribuait sa carte de visite imprimée au nom d’Hélios, a également été magistralement photographié au péril de sa propre vue par la photographe Zoe Leonard dans la série Available light. On oublie souvent que « photographie », de photo graphein, signifie « écrire avec la lumière ».

C’est au fil de voyages, de trouvailles et d’épiphanies familiales que Katinka Bock a constitué un singulier répertoire d’images, avec pour unique appareil un Pentax argentique offert par son grand-père à l’adolescence. Héritière d’un objet porteur d’une mémoire antérieure, elle a choisi à son tour de l’utiliser au présent, en noir et blanc et couleur, pour nous rendre présentes et présents à l’œuvre de son regard. Cette artiste dont le travail de sculpture fait date depuis le début des années 2000 ne s’est pour autant jamais sentie photographe. Elle a toujours pensé ce médium mécanique comme un pas de côté, un compagnon de route – ou de chemin de traverse justement – n’ayant de sens que pour en réinjecter dans l’appréhension et la conception d’autres formes, en argile, en cuivre, en bois ou d’eau cette fois.

Et c’est ce rapport si spécifique au photographique que l’on découvre à mesure de la déambulation dans l’espace : un rapport à la fois distant et solide, décomplexé et exigeant, qui fait de la sculptrice une photographe hors pair à son corps défendant. L’invitation de la Fondation Pernod Ricard à montrer un ensemble qui n’avait jusqu’ici jamais été envisagé comme un tout offre aux regardeuses et regardeurs que nous sommes un accès inédit à la manière dont Katinka Bock pose son regard sur les détails du monde qui l’entoure. Détails soigneusement choisis pour être faits siens en les capturant.

Fragments de peau empreints de motifs éphémères, œuvres antérieures livrées aux aléas climatiques, chevelure-méduse dans l’herbe, objets archéologiques devenus prothèses enfantines, animaux et végétaux statufiés sur une épaule, au fond d’une tasse, chaque photographie contient un creuset de formes oniriques pouvant se suffire à elles-mêmes. Chaque entité, présentée dans un cadre-boîte de verre entouré d’un discret liseré d’adhésif habituellement invisible, produit un temps d’arrêt sans stupeur ni doute puisque ce que l’on voit correspond exactement à ce qui est montré, n’a d’autre ambition que de donner à voir un copeau prélevé au visible, saisi dans l’instant où il est advenu en des lieux et temps tenus secrets dans l’exposition et révélés pour quelques-uns dans le livre éponyme qui l’accompagne (Palerme, Pompéi, Buenos Aires, Sao Paulo). L’absence de légendes, de titres ou dates renforce ce sentiment de suspension : le déroulé de l’exposition ne répond ni à des thématiques ni à une chronologie, mais à un état de présence au monde sans cesse renouvelé par une expérience de regard partagée.

Cette collection d’images témoigne du regard sculptural que l’artiste porte sur son environnement le plus proche, le plus prosaïque parfois aussi.

Et cette simplicité de la mise en espace telle un livre diffracté, cette présence clairsemée d’énigmatiques sculptures de céramiques où se devinent les empreintes de pressions et plis dans la terre avant cuisson, cette singularité des sujets choisis et parfois mis en scène, font entièrement échapper « Der Sonnenstich » aux registres d’une photographie dite « documentaire » ou « d’art ». Ces images insolées par la piqûre du soleil n’ont rien d’une archive, ne sont ni mélancoliques ni hantées, pas plus qu’elles n’évoquent la nostalgie d’un état des choses révolu. Elles font au contraire écho à ces formes nées de gestes simples et propres au répertoire de Katinka Bock : des citrons, un ballon dégonflé ou un cactus mort tenu du bout des doigts, sortes de non-évènements advenus pour l’image ou à travers elle et bientôt retournés à leurs possibles états de sculptures en d’autres lieux et temps.

En parcourant l’exposition « Der Sonnenstich », j’ai été sidérée de voir à quel point cette collection d’images, qui pourraient être les pièces détachées d’un rébus, témoigne du regard sculptural que l’artiste porte sur son environnement le plus proche, le plus prosaïque parfois aussi. Un monde en soi qui n’appartient qu’à elle, seule capable de le voir, immobilisé d’une rapide ouverture/fermeture du diaphragme pour que quelque chose de la fugacité du vivant puisse perdurer en se rejouant constamment à l’identique.

En sortant de « Der Sonnenstich », deux autres expositions me sont revenues en tête, en écho : Ed Ruscha and Photography qui s’était tenue au Whitney Museum de New York en 2004 avant d’être montrée au Jeu de Paume en 2006 sous le titre Ed Ruscha photographe et Jardin d’hiver de Jochen Lempert au Credac d’Ivry-sur-Seine en 2020, scindée en deux par le premier confinement et prolongée par l’ouvrage Paare/Pairs publié l’année dernière par les formidables éditions Roma, également éditrices des ouvrages de Katinka Bock depuis 2014.

Si Ed Ruscha est considéré comme photographe au même titre que peintre, l’exposition du Whitney avait la particularité de montrer des images disparues de sa pratique par la suite, réalisées dans sa prime jeunesse au cours d’un voyage en Europe avec sa mère et son frère. On y découvrait la Belgique, la France, la Grèce, l’Italie, l’Irlande et la Suisse photographiées en noir et blanc par un jeune américain déjà très précis sur ce qu’il souhaitait en garder, en montrer : des panneaux en bord de route, des vitrines à moitié vides et leur typographie surannée, des enseignes éteintes, des têtes de cochons sur l’étal d’un boucher, des panneaux publicitaires en pleine campagne. J’avais alors été frappée de voir que tout ce qui se développerait dans son œuvre ultérieure, et en ferait l’immense succès, était déjà contenu en germes dans ces photographies presque touristiques et pourtant affutées.

Un sentiment du même ordre émane de « Der Sonnenstich » quoique d’une toute autre manière : bien qu’elle la considère comme une marge (avec tout l’espace qu’une marge peut offrir), la pratique photographique de Katinka Bock donne l’impression d’être un possible reflet de ce qu’elle a crée au fil du temps sous d’autres formes. À l’inverse de Ruscha pourtant, elle n’a pas choisi de replonger dans des images prises avant même d’être devenue artiste, mais de montrer celles qui l’accompagnent depuis dix ans pour alimenter sa pensée sculpturale.

Comme née d’une rêverie éveillée, l’analogie que j’ai imaginée avec les photographies de Jochen Lempert pourrait inscrire « Der Sonnenstich » dans un sillage très singulier de l’histoire contemporaine de la photographie. Biologiste devenu photographe au fil de ses voyages professionnels entre Europe et Afrique, Jochen Lempert produit depuis de nombreuses années une œuvre atemporelle attentive aux frêles manifestations du vivant. Il puise dans sa gigantesque réserve de tirages de toutes tailles pour composer un montage d’images spécifique, reconfiguré et reconfigurable pour chaque exposition : duo de cerises suspendues, minuscules nuages, profil de cheval au regard humain, main de pierre saisissant les plis d’un tissu sculpté, ces images sans adresses ni dates semblent avoir été miraculeusement saisies par une attention portée à ce qui, d’ordinaire, échappe. Les photographies de Jochen Lempert comme celles de Katinka Bock produisent une joie très simple : celle de se sentir vivante, vivant en les regardant.

« Der Sonnenstich », est aussi le titre d’un très bel ouvrage conçu comme un possible prolongement (ou une autre version) de l’exposition. Confiées au formidable graphiste et co-fondateur des éditions Roma Publications Roger Willems, les images verticales et horizontales ont été remontées dans un tout autre ordre que celui de l’accrochage, signe qu’en dépit de l’immobilité inhérente au photographique, rien de ce que manipule Katinka Bock n’est figé. Isolées ou mises en regard pour créer de nouvelles associations, certaines d’entre elles avaient d’ailleurs eu une première existence éditoriale avant d’être rassemblées : depuis une dizaine d’années, Katinka Bock publie en effet avec l’écrivain et graphiste Louis Lüthi One of Hundred, une série de journaux d’images sans titre, ni textes ni légendes, tirés à cent exemplaires et aléatoirement distribués.

D’autres ont été montrées dans la trilogie d’expositions Tomorrow’s Sculpture (Sonar Smog Radio[1]) comme de possibles contrepoints à des sculptures déposées au sol, nichées dans des angles ou suspendues. Les textes de l’historienne de l’art Amelia Groom et de Christophe Gallois livrent chacun à leur manière quelques clés sur ce pan méconnu de l’œuvre, sans rien altérer du mélange de légèreté et de gravité — au sens d’un ancrage au sol — qui émane de ces images désormais inscrites au creux de nos rétines. Le livre se termine par un atlas d’images miniatures où l’on découvre leurs dimensions et leurs titres en allemand, italien, anglais ou français : Apnnée (Landumland), Acqua aqua, Building Bridges, Tumulte épuisé … Plutôt qu’offrir des outils de lecture, ces titres apparus à l’improviste ; et que l’artiste semble choisir avec le plus grand soin, insufflent aux images un supplément poétique à déchiffrer. À l’instar de cet œil antique, pour toujours ouvert devant une paupière fermée, qui laisse deviner derrière lui une oreille ancestrale déposée sur celle de chair d’une des filles de l’artiste (Some and any fleeting, 6), comme en clin d’œil à cette énigme enfantine : Nous sommes sœurs, aussi fragiles que les ailes du papillon, mais nous pouvons faire disparaître le monde. Qui sommes nous ?

Ce que ni l’exposition ni le livre ne dévoilent en revanche, c’est la manière dont Katinka Bock travaille avec l’argentique et dont lui, en retour, la travaille. A quelle fréquence produit-elle ce geste de photographier ? Quelles strates de temps – en jours, en mois, en années – s’accumulent sur une pellicule couleur ? Garde-t-elle quelque part en filigrane dans sa mémoire une trace de chaque image noir et blanc non développée ? Photographies et sculptures s’amalgament-elles en rêve ?

« Der Sonnenstich », Katinka Bock, Fondation Pernod Ricard, jusqu’au  29 avril 2023.


[1] Katinka Bock: Tomorrow’s Sculpture, Winterthur : Kunst Museum Winterthur ; Luxembourg : Mudam ; Villeurbanne : Institut d’art contemporain – Roma Publications, 2019, 400 pages.

 

Marcelline Delbecq

Artiste et auteure

Notes

[1] Katinka Bock: Tomorrow’s Sculpture, Winterthur : Kunst Museum Winterthur ; Luxembourg : Mudam ; Villeurbanne : Institut d’art contemporain – Roma Publications, 2019, 400 pages.