Cinéma

Tout contre les fantômes – sur Eternal Daughter de Joanna Hogg

Critique

Avec The Eternal Daughter, hommage hanté et endeuillé, Joanna Hogg immortalise une relation mère-fille inachevée, interrompue par la mort, pour mieux la sublimer, dans un subtil jeu de miroirs et d’acteur dédoublé par l’énigmatique Tilda Swinton.

Dans Exhibition (2013), Joanna Hogg filmait les atermoiements d’une artiste préparant une exposition entre les murs d’une maison qui s’apprête à être vendue. Bien avant l’inscription directe de son cinéma dans le genre du romantisme noir, la cinéaste britannique y distillait déjà des éléments à la lisière du cinéma fantastique, en particulier dans la manière dont la demeure à l’architecture moderniste, souvent vide, semblait prendre vie avec des bruits étranges et inexpliqués, rompant le calme des scènes d’ennui et de vie quotidienne qui composaient cette chronique austère, engluée dans une troublante et inquiétante inertie.

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Des portes à moitié ouvertes, un placard qui grince et des sons venus de l’extérieur y hantaient le personnage de femme angoissée interprétée par Viv Albertine. Pour Eternal Daughter, Hogg investit pleinement cette veine avec un film centré autour de Julie (Tilda Swinton), une réalisatrice qui, accompagnée de sa mère Rosalind (également jouée par Swinton), essaie d’écrire un scénario dans un manoir familial reconverti en hôtel. Comme dans Exhibition, le processus de création est toutefois mis en péril par une série de visions spectrales et de sons alarmants surgissant aux seuls yeux et oreilles de la cinéaste au travail.

Chaque soir, un même rituel se répète : après un dîner partagé par Julie et Rosalind au restaurant de l’hôtel, la réceptionniste (Carly-Sophia Davies) quitte le manoir à bord d’une voiture jouant de la musique à fond, puis des bruits menaçants réveillent la cinéaste, troublée, qui se met alors à chercher l’origine de ces nuisances sonores dans les couloirs, les pièces et le jardin d’une demeure désespérément vide. Y apparaît une fois la silhouette d’un gardien de nuit (Joseph Mydell) avec lequel Julie apprendra peu à peu à dialoguer, avant de se rendre progressivement à l’évidence d’une tragique vérité qu’elle seule semble refuser de regarder en face : « maman est morte. »

Constitué de scènes qui se répètent plusieurs fois de manière cyclique (les réveils en pleine nuit, les phases d’écriture peu productives, les dîners au restaurant, etc.), Eternal Daughter raconte surtout l’histoire d’une disparition refoulée, dont le film ne cultive même pas le secret, Swinton jouant notamment une mère à laquelle les quelques employés de l’hôtel ne s’adressent quasiment jamais, comme si elle n’existait pas. Histoire de revenants dans un manoir hanté, où les spectres audio sont des spectres tout court, le film s’affirme ainsi rapidement comme un récit de deuil, dont le principal enjeu tiendrait à montrer comment une fille se confond sans le savoir avec sa mère disparue pour tenter de conjurer sa perte.

Dans cette optique, qui de mieux que Tilda Swinton pour incarner cette dualité entre présence effective et absence, entre rayonnement vital et spectralité ? Amie de longue date de Joanna Hogg (elle a joué dans son film de fin d’études, Caprice (1987), relecture d’Alice au pays des merveilles adapté à l’univers de la mode), l’actrice britannique a longtemps cultivé cette dichotomie dans son jeu et ses choix de carrière, entre dandysme étincelant (chez Wes Anderson, qui a vu en elle une excentrique pythie) et allure froidement fantomatique (chez Jim Jarmusch, qui en a exacerbé la pâleur quasi extraterrestre).

Après avoir retrouvé Hogg en incarnant la mère de la protagoniste principale dans le diptyque The Souvenir (2019-2020), l’actrice a surtout récemment joué le rôle de personnages à l’intersection entre le naturel et le surnaturel, entre le monde des vivants et celui des morts. Dans le superbe Memoria d’Apitchatpong Weerasethakul (2021), Swinton se situait à l’intersection de lignes figurant le principe de porosité du fantastique (une brèche s’ouvre dans le réel) tandis que, pour George Miller avec le merveilleux Trois mille ans à t’attendre (2022), elle se retrouvait à dialoguer avec un esprit magique tout droit sorti d’un artefact trouvé au fond d’un bazar stambouliote.

Dans ces deux films aux atours volontiers cosmogoniques, l’actrice entendait surtout des sons : une détonation préhistorique chez Weerasethakul, puis le tumulte des ondes radiophoniques chez Miller. Dans le film de Hogg, qui prolonge idéalement cette dernière période passionnante à l’échelle de la filmographie de Swinton, l’actrice entend des portes qui claquent mais aussi de légers bruissements qui font écho, sans qu’elle ne s’en rende compte au début du récit, à son désir de converser avec un spectre : celui de sa mère, dont elle enregistrera d’ailleurs la voix à un moment, sur son téléphone portable.

Actrice lovée tout contre les fantômes, Swinton apparaît par ailleurs dédoublée dans Eternal Daughter. Non seulement elle interprète deux personnages, occasionnant une multiplication au moindre champ-contrechamp entre Julie et Rosalind, mais elle y est en permanence reflétée et dupliquée par l’entremise des nombreux miroirs qui ornent les murs d’un manoir en forme de palais des glaces. Hogg perturbe de surcroît certaines scènes en misant sur l’inversion de l’image produite par les surfaces réfléchissantes, afin de figurer la réalité déréglée d’un personnage en train de perdre pied. « Le passé, c’est l’image en miroir du présent » disait, à ce sujet, Gilles Deleuze lors d’un cours resté célèbre[1].

Chez Hogg, le passé hante précisément le présent par l’entremise de ce motif qui résonne grandement avec l’entreprise réflexive d’un film centré sur l’écriture d’un scénario : se regarder dans la glace implique, pour Julie, de reconnaître et de retrouver dans les traits de son visage ceux de sa mère. Pour le personnage comme pour Hogg, travailler à un film sur sa relation avec celle-ci implique pareillement, comme l’Alice carrolienne qu’incarnait Swinton dans Caprice, de se regarder dans un miroir, voire de le briser pour passer de l’autre côté.

La coexistence entre passé et présent apparaît, de fait, sous un jour problématique dans Eternal Daughter

Pleine de surcadrages et de lignes striant le décor de toutes parts, la mise en scène qui découle de cette place fondamentale attribuée au motif du miroir donne à voir un espace composite et fragmenté, en forme de verre cassé, avec un attrait notable pour les enfilades d’escaliers, sortes de béances cyclopéennes invitant Julie à se diriger pas à pas en direction d’un autre monde qui risque, à l’arrivée, de l’engloutir. Hogg emprunte au moins ici au cinéma d’Alfred Hitchcock les visions vertigineuses de Sueurs froides (1958), dans lequel l’abîme du temps est aussi un abîme spatial, une spirale qui nous attire vers les profondeurs d’un passé avec lequel on espère renouer.

C’est que, comme Scottie dans le film d’Hitchcock, la projection mentale de Julie consiste également à tenter de reconstituer un monde à l’image d’un passé révolu, soit à maquiller les morts avec les parures du vivant. Dans Sueurs froides, ces retrouvailles temporelles accouchaient d’un jeu de dupe malsain aux fondements quasi nécrophiles – passé et présent s’entremêlaient avec une vénéneuse sensualité. Beaucoup moins flamboyant et avec une photographie volontairement grisâtre, Eternal Daughter figure au contraire plutôt l’impossibilité d’une réunion définitive entre les deux couches temporelles.

La coexistence entre passé et présent apparaît, de fait, sous un jour problématique dans Eternal Daughter, Hogg jouant des possibilités du montage pour distinguer deux univers qui ne peuvent pas cohabiter simultanément. Il en va ainsi des quelques scènes lors desquelles la mère et la fille dialoguent dans leur chambre d’hôtel et n’apparaissent quasiment jamais dans le même plan, séparées par le découpage ou alors seulement réunies dans le reflet d’un miroir offrant l’image utopique d’une réunion ailleurs impossible. En témoigne aussi cette scène de conversation où les deux personnages, assis face à face dans leurs plans respectifs, sont à la fois inextricablement liés (par une composition similaire de l’image) et à jamais séparés (par le montage).

Il faut dire que la mort qui sépare les vivants des défunts a déjà été envisagée comme un point de rupture ambivalent dans la filmographie de Hogg, avec par exemple l’événement tragique actant le déchirement au centre de The Souvenir. Dans ce film coupé en deux parties, la cinéaste se remémorait ses chaotiques années de jeunesse, et plus particulièrement la perte de son premier amour, un toxicomane dont la mort provoquait la fin du premier segment. La deuxième partie se présentait alors à la manière d’un miroir tendu à la première, comme s’il était question d’accepter l’ébranlement que constitue le décès d’un être cher en repliant l’image sur elle-même.

Un miroir courbé et replié par le processus de l’autofiction, c’est-à-dire une image-reflet qui renvoie à une réalité passée sans jamais pouvoir masquer le fait qu’elle n’en est qu’une émanation, un souvenir, un double, une reconstitution : le principe guidant la structure duale de The Souvenir se retrouve également dans Eternal Daughter, mais sous une forme peut-être moins schématique. C’est que, contrairement au diptyque de jeunesse, ce dernier film suit le cheminement d’un récit plus mûr, marqué par l’épreuve du temps, où la perte a d’ores et déjà eu lieu : dans les premiers plans, la mère ressemble à s’y méprendre à une morte, pâle et immobile à l’arrière d’une voiture qui s’extrait, au loin, d’une brume épaisse.

La moindre apparition de Eternal Daughter se joue sur ce mode évanescent, récurrent dans la littérature gothique et le cinéma fantastique qui s’en est inspiré, de La Chute de la Maison Usher de Jean Epstein (1927) à Twixt de Francis Ford Coppola (2012) : les figures s’extraient ou se fondent dans l’ombre et la nuit noire, arrivant ou s’échappant depuis et vers la profondeur de champ. C’est comme si chaque mouvement racontait l’histoire d’une disparition et ramenait Julie au souvenir de la perte de sa mère, la caméra ne montrant jamais ce que la « fille éternelle » ne saurait voir, dans le mystère insondable d’un hors-champ transformé, ici, en cimetière.

Pour Hogg, faire du cinéma équivaut par conséquent à composer – du moins provisoirement – avec des fantômes : c’est en soi une opération surnaturelle, un geste fantastique. La première fois que la jeune cinéaste de The Souvenir (qui n’est autre que l’avatar de Hogg elle-même) découvrait le plateau achevé sur lequel elle s’apprêtait à mettre en scène son histoire d’amour tumultueuse, elle traversait par exemple un décor en forme de maison hantée. Filmé à travers de lents panoramiques horizontaux, le studio se présentait tel un espace propice à la multiplication des figures (dans les reflets, déjà omniprésents) et à leur évaporation (par un jeu avec la mise au point et le flou).

La stratégie réflexive de Hogg, qui porte donc ici cette logique à l’échelle d’un film entier, repose en partie sur cette façon d’envisager la remémoration cinématographique à l’aune d’une cohabitation passagère entre la vie et la mort, le présent et le passé, l’image et le souvenir dont elle provient. « Ce qui se passe entre deux, et entre tous les “deux” qu’on voudra, comme entre vie et mort, cela ne peut que s’entretenir de quelque fantôme. Il faudrait alors apprendre les esprits. Même et surtout si cela, le spectral, n’est pas. » affirmait, avec des mots qui pourraient tout à fait décrire ce qui se joue dans le beau film hanté de Hogg, Jacques Derrida pour introduire son « hantologie[2] ».

Dans Eternal Daughter, écrire un film revient de la sorte à remettre les morts en mouvement pour mieux les laisser repartir – et faire plus loin la paix avec le douloureux sentiment de la perte. Le film Joanna Hogg est un hommage hanté et endeuillé qui permet d’immortaliser à l’écran, comme une épitaphe, une bouleversante relation mère-fille.

Ce n’est d’ailleurs qu’après avoir fait ses adieux une deuxième fois que Julie, enfin libérée de son déni, commencera à rédiger les premiers mots de la fiction, consacrée à sa mère, qu’elle était censée écrire depuis le début. C’était autrement dit en rejouant l’épreuve de sa disparition que la cinéaste, devant et derrière la caméra, a pu faire de sa mère une « mère éternelle ».

Lire aussi ici l’entretien avec Joanna Hogg par Raphaëlle Pireyre publié dans AOC ce samedi 18 mars.

The Eternal Daughter en salles depuis le 22 mars 2023.


[1]Gilles Deleuze, « Vérité et temps, le faussaire », cours du 29 mai 1984 à l’Université Paris VIII, séance 19.

[2]Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 14.

Corentin Lê

Critique, Rédacteur en chef adjoint de Critikat

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Notes

[1]Gilles Deleuze, « Vérité et temps, le faussaire », cours du 29 mai 1984 à l’Université Paris VIII, séance 19.

[2]Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 14.