L’horizon pour seul visage – sur Miramar de Christian Rizzo
Matière sonore, obscurité zébrée de néons robotisés, écriture chorégraphique ciselée, Miramar est à la danse contemporaine ce que le Bauhaus fut à l’architecture moderne : un art total dont la plasticité vient nourrir et redéfinir ce qu’est la danse aujourd’hui. La pièce se fabrique par la matière du mouvement des corps qui habitent le plateau mais aussi par le son, la lumière, la robotique et le numérique.
Un mode de langage cher à Christian Rizzo, artiste composite mais toujours cohérent, qui fut plasticien, styliste et musicien avant d’être chorégraphe et directeur de l’Institution chorégraphique internationale de Montpellier. Institution éminemment importante dans le paysage chorégraphique contemporain, dont l’acronyme « ICI » donne le ton aux créations que l’on découvre à chaque saison ; tant le chorégraphe reste fidèle à sa volonté d’extraire la danse de son histoire, pour venir l’inscrire dans sa géographie.
L’œuvre de Christian Rizzo est à l’image des peuples nomades dont la vie fut pétrie par le mouvement : ce sont les pratiques qui fabriquent le territoire. Ça se passe au plateau, ici et maintenant. Difficile de définir précisément s’il s’agit de pratiques d’art ou d’artisanat quand on sait que le chorégraphe vient des arts visuels. Son travail fait de l’appropriation, de la transmission et de la mémoire du geste, son fil conducteur. Ou comment la répétition du geste ouvre potentiellement des visions.
Le premier geste qu’engage le chorégraphe envers le public dans Miramar, c’est une main tendue, comme une invitation à entrer dans la danse. Un geste engagé qu’on aurait presque oublié après ces trois dernières années passées à limiter toute interaction avec autrui. C’est un cadeau pour les temps contemporains, une invitation à venir voir. Le titre même de la pièce Miramar : Regarder la mer convie le spectateur à ouvrir grand les yeux et à venir élargir son regard. Il contient en lui l’instant d’un désir qui nous rend toujours plus grand : celui de regarder la mer, l’horizon, l’infini : les mondes inconnus et invisibles.
Le plateau vide, dépouillé, annonce la couleur : noir. Un noir extrême, à la fois sombre et lumineux. Un noir qui ouvre déjà l’espace mental de celui qui regarde et fait pénétrer le public dans ces lieux infinis qui s’annoncent. L’artiste peintre Soulages semble s’inviter au plateau, quand on sait qu’il brossait du noir dans chacune de ses toiles pour entrer au cœur même de la matière. C’est ainsi que s’apprêtent à le faire chacun des danseurs : brosser, éclabousser et percuter de leurs corps cette grande toile noire qu’est la scène.
Une première danseuse, Vania Vaneau, entre et brise l’espace vide d’une marche lente. De profil, elle vient tracer la première ligne d’horizon du plateau. S’engagent alors des néons mobiles accrochés au plafond, dont l’intensité lumineuse ne cessera de jouer avec elle. Son visage disparaît à mesure qu’elle recule, comme happée par le fond d’une scène obscure qu’on imagine aussi profonde et incertaine que la mer. Est-ce une frontière entre le monde extérieur et intérieur ? Entre les mondes visibles et invisibles ? On la regarde s’asseoir, dos au public, jambes repliées, fixant le fond du plateau. Un face à face mystérieux qui rappelle cette femme assise sur un lit regardant par la fenêtre du célèbre tableau Morning Sun d’Edward Hopper. Immobile, l’espace de quelques secondes, elle semble en attente. Comme si quelque chose se déposait. Où est-elle ? Que voit-elle ?
Le vide pèse tout contre elle avant que ne surgisse une mélodie ténébreuse, à la fois sourde et terrestre. Comme un bruit du dedans, caché dans des grottes souterraines, ça gronde et ça se répand. Ses bras d’abord, pris dans le tremblement de cette rencontre la hissent hors de cet instant suspendu. Tendus, ouverts, ils s’animent et l’invitent à entrer dans la danse. Elle s’enroule, se déroule, tourne, saute, chute puis se relève. Battements, attitudes, relevés, développés ; son corps embrasse une multitude de mouvements. Ses gestes sont vifs, habiles et précis. Il y a du félin dans ses déplacements. Le spectateur se laisse emporter par sa longue chevelure qui elle aussi rythme l’espace d’une danse effrénée. Comme si elle jouait avec le vent des mers, et brassait l’air qui circule de poumons en poumons.
Entre le ciel et la terre, tantôt la danseuse s’appuie sur l’air, défiant le vide du plateau, tantôt elle épouse le plancher, multipliant de longues séquences au sol, chères aux compositions chorégraphiques de Christian Rizzo. Elle habite l’espace façon panthère et serpent des mers. Chacun de ses gestes semblent invoquer les êtres hybrides qui composent chaque être vivant. Évoluant essentiellement de dos, elle invite le public à glisser ses yeux dans son mouvement et à entrer dans la danse du vivant. Cette danse pareille à l’étreinte quotidienne que l’on fait avec ce qui nous entoure, ces mondes invisibles – de l’infiniment petit à l’infiniment grand – que l’on ne voit pas ou si peu car on ne regarde qu’avec nos yeux. Et si l’on apprenait à voir avec nos corps ?
Les interprètes chutent, se relèvent, s’équilibrent ; ils sont comme jetés les uns contre les autres par la vie, par le courant.
Sept, huit, neuf, dix danseurs s’invitent ensuite au plateau, traçant à nouveau sur le même tempo une ligne d’horizon, plus forte, plus épaisse, plus palpable encore. Celle-ci s’évapore à mesure qu’ils reculent, eux aussi, comme absorbés par de profonds et mystérieux abysses. Inscrivant et confrontant les danseurs au vide, le chorégraphe en fait une matière, une nécessité. Il dit combien nous avons besoin de cet espace comme d’une matrice et comment à travers le corps, la sensation de cette texture peut être bouleversée. Lorsque la vitesse gagne les mouvements des interprètes, l’espace paraît fluide, mais à mesure qu’ils basculent, s’effondrent et demeurent au sol, l’espace semble résister. Comme une tornade, les mouvements des danseurs se prennent les uns dans les autres ; ce sont des bras, des pas, des élans, des allers-vers. Les corps sortent du cadre, transpirent et s’essoufflent dans une obscurité toujours aussi pesante, à l’image de notre monde fragilisé, abîmé et réellement en danger. Les danseurs sont comme reliés les uns aux autres par le vide, effleurant ce qui ne s’attrape pas et caressant ce qu’ils ne voient pas. Ils composent et font de leurs gestes de véritables regards pour voir sans leurs yeux. Les déplacements ininterrompus confèrent une réalité variable aux espaces qui se construisent et se déconstruisent entre eux. Des espaces peuplés et parcourus comme des lieux habités et vécus. N’y a t-il pas ici une volonté de la part du chorégraphe, de prêter aux corps qui se meuvent, le vocabulaire de la partition, de la composition et de l’accord pour dire combien ils sont les instruments par lesquels nous fabriquons l’espace ?
Ce dialogue infini se déploie et se construit sous les lumières imaginées par la scénographe Caty Olive qui collabore avec Christian Rizzo depuis plus de vingt ans. Sans jamais vraiment dévoiler les danseurs, elles ondulent, tel un va et vient permanent, un rythme qui les tient. Le plateau s’ouvre à la vague, à l’expérience collective quand le grondement sonore d’une mer profonde qui respire vient faire tenir l’ensemble. Les interprètes chutent, se relèvent, s’équilibrent ; ils sont comme jetés les uns contre les autres par la vie, par le courant. Une forme hybride s’installe peu à peu sur le plateau, prise dans un océan de mouvements et de flux continus d’accélérations et de relâchements. Chaque mouvement est une ligne, chaque ligne est une sensation. Des dos se tournent, des visages disparaissent, des épaules se redressent et des regards se portent plus loin. Quand certains corps lâchent, d’autres se soulèvent. Certains plient leurs jambes, fléchissent leurs genoux et donnent l’impulsion à leur chair de bouleverser chacun de leurs points de contact. Des changements de cap sont comme pris dans le corps des danseurs. Serait-ce un détour, une fuite, un détachement, une prise de risque peut-être ? Celle d’un virage qu’ils décident d’embrasser et des corps qui n’hésitent pas à plier pour s’échapper.
Le spectateur entend quelque chose qui gronde en soi comme une vague. Celle qui gonfle et submerge, celle qu’on ne retient plus et qu’on laisse venir. Ses yeux écoutent à mesure qu’ils regardent. C’est une transformation permanente des corps sur le plateau capable de mettre le public en situation de joie, d’angoisse, de rage, de puissance ou d’impuissance. Les corps sur scène sont comme des royaumes monstrueux, des lieux où des mondes multiples se mélangent et créent des sociabilités inattendues qui fondent ceux qu’ils sont. Dans un monde où l’effondrement géo-climatique s’accélère, n’est-il pas urgent d’animer nos corps de colères nouvelles, semblables à ceux des danseurs, afin de tenter d’autres compositions ; d’autres façons de considérer les espaces, non pas pour les conquérir mais pour les explorer, les penser et les habiter autrement ?
Le spectateur le remarque vite. Les interprètes ne dansent jamais vraiment tous en même temps mais évoluent davantage seuls ou par petits groupes. Ici tient, semble-t-il, une des grandes forces de la pièce. La singularité de chaque danseur est autant affirmée que leur capacité d’évoluer ensemble, de se lier les uns aux autres et de faire en commun. Les bras s’ouvrent, les mains se tiennent, les corps se guident, s’écoutent et s’observent. Chaque danseur semble s’essayer au mouvement comme on jetterait une pièce au fond d’un puits et que l’on écouterait le son qu’elle rend.
L’écriture chorégraphique aussi précise et minutieuse soit-elle pourrait tenir en ces mots : prêter attention à l’autre. Car malgré la tonalité ténébreuse de la pièce, et l’horizon incertain qu’elle souligne, les danseurs ne cessent de recentrer leur gestuelle et leur attention. Prendre par la main, porter, enlacer, étreindre ; les gestes cristallisent le soutien et l’accueil. Les corps en mouvement multiplient les points d’appui, se conjuguent et s’unissent. C’est par exemple toute une corporéité qui s’engage dans les portés, ces « soulever-déplacer » qui ne sont autres qu’un mouvement partagé, entre vertical et horizontal, maintenu par la confiance et l’alliance. Comment ne pas entendre alors ces liens qui se tissent et l’empathie qu’ils suscitent, quand des mains se tiennent, que des corps se portent et que des regards nous poussent à voir au-delà des yeux ?
Ces liens sont de véritables lieux de transmission de la pulsation nous permettant de sentir l’unité rythmique et la cohésion de groupe[1]. L’ensemble de ces gestes engagés donne la possibilité au spectateur de se laisser traverser par un flux intense de sensations et d’émotions. Le public est ainsi invité à investir ces lieux imaginaires comme des réalités auxquelles il participe. Des lieux qui ne sont pas tant des espaces physiques où l’on arrive et d’où l’on part, mais davantage des espaces sociaux, que l’on rejoint, qu’on réinvestit et que l’on quitte. Les corps sur scène font paysage et viennent ouvrir une infinité d’espaces qui ne sont ni nommés, ni définis, mais qui sont comme l’horizon et comme la mer, qui continuent.
La musique électro-acoustique de Gerome Nox se propage comme une onde sur le plateau. Les onze danseurs semblent ne pas l’avoir choisie, elle les prend, les porte tel un mouvement puissant et inconnu, comme soufflée par un vent qui viendrait du large. Ne serait-ce pas ici l’écho de nos révoltes contemporaines, celles qu’on porte aujourd’hui plus encore face au dérèglement climatique et au désastre écologique ? Les strates sonores traversent les murs, les cœurs, les peaux, les dos. Les yeux du spectateur écoutent cette musique presque visuelle qui vient scander le temps de la danse. À mesure qu’elle se diffuse dans l’espace et dans les corps, les interprètes semblent faire alliance avec le monde, avec ses vibrations, ses rythmes et ses pulsations. Ils dansent et s’installent dans son propre récit, dans son organisme intérieur. Des jaillissements, des renversements et des errances parcourent sans cesse une scène étrange et inquiétante.
Un corps, où qu’il soit, entre quatre murs ou face à l’horizon, dedans ou dehors, tient en lui sa propre liberté.
Au plateau, il y a de quoi se réunir, et de quoi s’isoler. Il y a de quoi s’orienter, et de quoi se perdre. Il y a suffisamment d’espaces pour parler de l’invisible et de l’inconnu. Entre les danseurs et le public : seule l’image de l’immensité. Jamais un visage ne montre au spectateur ce que contient un corps car sa capacité à s’additionner, à se compléter et à ne faire qu’un, suffit. C’est comme un corps organique qui se développe et progresse sur scène. Un corps abstrait qui viendrait prolonger celui qui s’affirmait au plateau dans Une maison, pièce de Christian Rizzo pour 13 danseurs créée en 2019. Sur une scène d’ocre, de poussière et de sable, les corps des danseurs et les vides fabriquaient déjà une machine organique qui semblait croître depuis l’intérieur. Le chorégraphe aurait-il réduit l’espace avant de le rouvrir ? Avec l’idée qu’un corps, où qu’il soit, entre quatre murs ou face à l’horizon, dedans ou dehors, tient en lui sa propre liberté. Celle de créer de multiples façons de bouger dans l’espace et de l’habiter, et d’inventer ainsi des lieux pour embarquer.
Étrangement, les onze danseurs présents au plateau semblent être infiniment loin. De l’autre côté ; de l’autre côté du rivage, de la mer, des frontières. Entre un monde et un autre. Parce que la mer appelle à forcer le passage, on pense à cette mer noire, hostile et impitoyable qui trop souvent avale et engloutit les vivants. Ceux qui se sauvent et traversent car ils n’ont d’autres choix que d’appeler à plus grand que là où ils sont. Les danseurs auraient-ils prêté leurs corps à ceux qui ont voulu embarquer ?
Le passage dans Miramar c’est le mouvement, en ce qu’il porte en lui d’inachevé et d’infini. Les présences au plateau sont comme des êtres de l’entre-deux, qui oscillent entre mobilité et instabilité, ajustement et accord. Des passeurs en quelque sorte, des alliés, capables de transgression car la danse elle-même s’écrit avec les limites qu’elle franchit. Des présences mais aussi des absences car même si les mouvements ne durent que quelques minutes, cela suffit pour imaginer l’immensité de tout ce que la danse laisse pour hors champs. Ainsi chaque temporalité – passé, présent et futur – est comme prise dans les corps de ceux qui sont là, mais qui ont tous une histoire et qui regardent vers l’au-delà.
Sur scène, la mémoire est physique, elle convoque l’image de la trace et permet aux mouvements des interprètes d’agir sur le présent et le futur. Leurs gestes forment des traces actives qui se déploient et déplient quelque chose dans nos consciences. On se souvient et on invente. Le public navigue sur les eaux du temps à mesure que son regard traverse l’épaisseur des corps en mouvement. L’absence s’invite au plateau comme l’expérience d’un élan interrompu, d’un pas suspendu, d’un visage qui reste inconnu, et d’un horizon insaisissable. Les danseurs prolongent les existences, les lieux et les êtres disparus. Ils composent avec ce qui les compose, racontent la liaison infinie entre les choses et se font ainsi les interprètes de l’invisible privilégiant l’expérience sensible.
Le spectateur se laisse alors traverser par les imprévisibles flots jusqu’à la dernière danse. Avant même que les mouvements ne s’éteignent ; et que les corps ne s’écroulent au sol pour adopter la fluidité d’une dernière vague ; les onze danseurs sont debout, les veines comme des fleuves en colère, à vouloir tout bousculer, tout secouer et tout repenser. Les corps se confrontent quelques minutes encore, et créent entre eux un territoire infini de liens et de lignes. Ils font l’espace par le mouvement et dansent comme on dessinerait sur une carte. Ils essaient des gestes seuls et à plusieurs en même temps, explorant d’autres manières de faire communauté. Des gestes à l’écoute du cours du monde, qui n’essaient pas de le raconter mais plutôt d’en conjurer sa fin. C’est ce qui semble se dire sous la voix du chorégraphe : l’appel du large comme une invitation à redéfinir nos tracés imposés.
Miramar, c’est une limite que les danseurs ne pourront peut-être pas franchir, un continent qu’ils ne rejoindront probablement pas ; c’est l’inconnu caché par la mer qui restera. Mais c’est aussi et surtout l’expérience visuelle de changer d’échelle d’attention et de faire de nos limites, des horizons. Sur ce plateau qui confine à l’abstraction, la chorégraphie nous met les yeux face à ce que l’on ne voit pas, et fait ainsi bouger ce qu’on attend d’une danse. Celle qui ne se définit pas seulement par une infinité de gestes telle une certaine forme qui suivrait une tradition, mais la danse comme posture, comme façon d’« être monde », d’habiter avec et en lui.
On découvre lorsqu’on atteint la fin du spectacle qu’elle est aussi son sommet. Les onze danseurs se nouent les uns aux autres telle une dernière vague qui déferle jusqu’au bord du plateau, comme au rebord du monde. Une silhouette se détache, recrachée par le ventre de la mer. Le public le comprend vite, il s’agit de la soliste du début de la pièce, allongée, naufragée mais vivante. L’apparition d’un drapeau couleur d’or vient briser l’immobilité de la scène créant tout autour de la danseuse de vives et d’incessantes ondulations. Elles évoquent sa longue chevelure qui déjà rythmait l’espace avec la fougue d’une voile portée par le vent. Un contexte esthétique propre à Christian Rizzo qui convoque dans chacune de ses créations, une précision et une finesse du geste sans pour autant s’éloigner de la magie du spectacle et de ses rituels. Cet instant est à la fois joyeux et grave, puissant et fragile. C’est comme un acte de révolte, un désir de ne rien limiter, un espoir qui s’affirme. La pièce continue de se déplier comme à l’envers quand la danseuse s’assoit, empruntant la même posture qu’elle signait au début.
Il s’agirait presque d’un jeu. Les corps ont dansé avec autant de partenaires invisibles qu’il y a de regards dans la salle. Le public s’est fait spectateur d’une danse qui l’a devancé dans l’espace et qui lui survivra dans le temps. Une danse que nous puisons dans les empreintes que nous laissons. Le moment ne se mesure pas, il est là, il se déploie, on s’y répand et on y danse.
Miramar, de Christian Rizzo, sera présenté par la Saison Montpellier Danse au Théâtre Jean-Claude Carrière à Montpellier du 27 au 29 mars.
Le 31 mars, à Saint-Étienne-du-Rouvray, à la scène conventionnée Le Rive Gauche.